Par
SERGE LATOUCHE
Philosophe. Auteur notamment de L'Autre Afrique, Albin
Michel, Paris, 1998, et des Dangers du marché, Presses de
Sciences-Po, Paris.
Voici un peu plus de trente ans est née une
espérance. Une espérance aussi grande pour les peuples du tiers-monde que le socialisme l'avait été pour les prolétariats des pays
occidentaux. Une espérance peut-être plus suspecte dans ses origines et dans ses
fondements, puisque les Blancs l'avaient apportée avec eux avant de quitter les pays qu'ils avaient pourtant durement
colonisés. Mais enfin, les responsables, les dirigeants et les élites des pays nouvellement indépendants présentaient à leur peuple le développement comme la solution de tous leurs
problèmes.
Les jeunes Etats ont tenté
l'aventure. Avec maladresse, peut-être, mais ils l'ont tentée, et souvent avec une violence et une énergie
désespérées. Le projet « développementiste » était même la seule légitimité avouée des élites au
pouvoir. Certes, on peut épiloguer à l'infini pour savoir si les conditions objectives de réussite de l'aventure moderniste étaient ou n'étaient pas
remplies. Sans ouvrir cet énorme dossier, tout un chacun reconnaîtra qu'elles n'étaient guère favorables ni à un développement
planifié, ni à un développement libéral.
Le pouvoir des nouveaux Etats indépendants était pris dans d'insolubles contradictions. Ils ne pouvaient ni dédaigner le développement ni le
construire. Ils ne pouvaient, en conséquence, ni refuser d'introduire ni réussir à acclimater tout ce qui participe de la modernisation :
l'éducation, la médecine, la justice, l'administration, la technique. Les « freins », les « obstacles » et les « blocages » de toute nature, chers aux experts
économistes, rendaient peu crédible la réussite d'un projet qui implique d'accéder à la compétitivité internationale à l'époque de l'« hypermondialisation ». Théoriquement
reproductible, le développement n'est pas universalisable. D'abord pour des raisons écologiques : la finitude de la planète rendrait la généralisation du mode de vie américain impossible et
explosif.
Le concept de développement est piégé dans un dilemme : soit il désigne tout et son contraire, en particulier l'ensemble des expériences historiques de dynamique culturelle de l'histoire de
l'humanité, de la Chine des Han à l'empire de l'Inca ; et alors il n'a aucune signification utile pour promouvoir une
politique, et il vaut mieux s'en débarrasser. Soit il a un contenu propre et définit alors nécessairement ce qu'il possède de commun avec l'expérience occidentale du « décollage » de l'économie telle qu'elle s'est mise en place depuis la révolution industrielle en Angleterre dans les années l750-1800. Dans ce
cas, quel que soit l'adjectif qu'on lui accole, son contenu implicite ou explicite réside dans la croissance
économique, l'accumulation du capital avec tous les effets positifs et négatifs que l'on
connaît.
Or, ce noyau
dur, que tous les développements ont en commun avec cette expérience-là, est lié à des « valeurs » qui sont le
progrès, l'universalisme, la maîtrise de la nature, la rationalité
quantifiante. Ces valeurs, et tout particulièrement le progrès, ne correspondent pas du tout à des aspirations universelles
profondes. Elles sont liées à l'histoire de l'Occident et recueillent peu d'écho dans les autres sociétés (2). Les sociétés
animistes, par exemple, ne partagent pas la croyance dans la maîtrise de la nature. L'idée de développement est totalement dépourvue de sens et les pratiques qui l'accompagnent sont rigoureusement impossibles à penser et à mettre en oeuvre parce qu'impensables et interdites (3). Ces valeurs occidentales sont précisément celles qu'il faut remettre en question pour trouver une solution aux problèmes du monde contemporain et éviter les catastrophes vers lesquelles l'économie mondiale nous
entraîne.
Le développement a été une grande entreprise paternaliste (« les pays riches assurent l'essor des pays les moins avancés ») qui a occupé approximativement la période des « trente glorieuses » (1945-1975). Conjugué
transitivement, le concept a fait partie de l'ingénierie sociale des experts
internationaux. C'était toujours les autres qu'il fallait développer. Tout cela a fait
faillite. En témoigne le fait que l'aide fixée à 1 % du produit intérieur brut
(PIB) des pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques
(OCDE), lors de la première décennie du développement des Nations unies en l960, réajustée à la baisse à 0,70 % en l992 à Rio et en l995 à
Copenhague, n'atteint pas les 0,25 % en 2000 ! (4) En témoigne aussi le fait que la plupart des instituts d'études ou des centres de recherches spécialisés ont fermé leurs portes ou sont
moribonds.
La crise de la théorie économique du
développement, annoncée dans les années 1980, est en phase terminale : on assiste à une vraie liquidation ! Le développement ne fait plus recette dans les enceintes internationales « sérieuses » : Fonds monétaire internationale
(FMI), Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce (OMC), etc. Au dernier forum de
Davos, la « chose » n'a même pas été évoquée. Il n'est plus revendiqué au Sud que par certaines de ses victimes et leurs bons samaritains : les organisations non gouvernementales
(ONG) qui en vivent (5). Et encore ! La nouvelle génération des « ONG sans frontières » a axé le charity business plus sur l'humanitaire et l'intervention d'urgence que sur l'essor
économique.
Toutefois, le développement a moins été victime de sa
faillite, pourtant incontestable au Sud, que de son succès au Nord. Ce « retrait » conceptuel correspond au déplacement engendré par la « mondialisation » et par ce qui se joue derrière cet autre slogan
mystificateur. Le développement des économies nationales devait déboucher presque automatiquement sur la transnationalisation des économies et sur la globalisation des
marchés.
Dans une économie
mondialisée, il n'existe pas de place pour une théorie spécifique destinée au
Sud. Toutes les régions du monde désormais sont « en développement » (6). A un monde unique correspond une pensée unique. L'enjeu de ce changement n'est autre que la disparition de ce qui donnait une certaine consistance au mythe
développementiste, à savoir le trickle down effect c'est-à-dire le phénomène de retombées favorables à
tous.
Colonisation des imaginaires
La répartition de la croissance écono mique au Nord (avec le compromis
keynéso-fordiste), et même celles de ses miettes au Sud, assurait une certaine cohésion
nationale. Les trois D (déréglementation, décloisonnement,
désintermédiation) ont fait voler le cadre étatique des régulations, permettant ainsi au jeu des inégalités de s'étendre sans
limites. La polarisation de la richesse entre les régions et entre les individus atteint des sommets
inusités. Selon le dernier rapport du Programme des Nations unies pour le développement
(PNUD), si la richesse de la planète a été multipliée par six depuis l950, le revenu moyen des habitants de 100 des 174 pays recensés est en pleine
régression, de même que l'espérance de vie (voir encadré page 7). Les trois personnes les plus riches du monde ont une fortune supérieure au PIB total des 48 pays les plus pauvres ! Le patrimoine des 15 individus les plus fortunés dépasse le PIB de toute l'Afrique
subsaharienne. Enfin, les avoirs des 84 personnes les plus riches surpasse le PIB de la Chine avec son 1,2 milliard d'habitants !
Dans ces conditions, il n'est plus question de
développement, seulement d'ajustement structurel. Pour le volet social, on fait largement appel à ce que Bernard Hours appelle joliment un « samu mondial » dont les ONG
humanitaires, les urgenciers sont l'outil capital (7). Toutefois, si les « formes » changent considérablement (et pas seulement
elles), tout un imaginaire reste bien en place. Si le développement n'a été que la poursuite de la colonisation par d'autres
moyens, la nouvelle mondialisation, à son tour, n'est que la poursuite du développement par d'autres
moyens. L'Etat s'efface derrière le marché. Les Etats-nations du Nord qui s'étaient déjà fait plus discrets avec le passage de témoin de la colonisation à l'indépendance quittent le devant de la scène au profit de la dictature des marchés
(qu'ils ont organisée...) avec leur instrument de gestion, le FMI, qui impose les plans d'ajustement
structurels. On retrouve toujours l'occidentalisation du monde avec la colonisation de l'imaginaire par le
progrès, la science et la technique. L'économicisation et la technicisation sont poussées à leur point
ultime. La critique théorique et philosophique radicale menée courageusement par un petit nombre d'intellectuels marginaux
(Cornélius Castoriadis, Ivan Illich, François Partant, Gilbert Rist, en
particulier) a contribué au glissement rhétorique mais n'a pas débouché sur une remise en cause des valeurs et des pratiques de la
modernité.
Si la rhétorique pure du développement et la pratique qui lui est liée de l'« expertocratie » volontariste ne fait plus
recette, le complexe des croyances eschatologiques en une prospérité matérielle possible pour
tous, qu'on peut définir comme le « développementisme », reste intact.
La survie du développement à sa mort est surtout manifeste travers les critiques dont il a été
l'objet. Pour tenter d'en conjurer magiquement les effets négatifs, on est entré en effet dans l'ère des développements « à particule » (8). On a vu des développements « auto centrés », « endogènes », « participa tifs », « communautaires », « intégrés », « authentiques », « autonomes et populaires », « équitables » sans parler du développement local, du
micro-développement, de l'endo-développement et même de l'ethno-développement ! Les humanistes canalisent ainsi les aspirations des
victimes. Le développement durable est la plus belle réussite dans cet art du rajeunissement des vieilles
lunes. Il constitue un bricolage conceptuel, visant à changer les mots à défaut de changer les
choses, une monstruosité verbale par son antinomie mystificatrice. Le « durable » est alors ce qui permet au concept de
survivre.
Dans toutes ces tentatives pour définir un « autre » développement ou un développement « alternatif », il s'agit de guérir un « mal » qui atteindrait le développement de façon accidentelle et non
congénitale. Quiconque ose s'attaquer au développementisme se voit rétorquer qu'il se trompe de
cible. Il ne s'en serait pris qu'à certaines formes dévoyées, au « mal-développement ». Mais ce monstre repoussoir créé pour l'occasion n'est qu'une chimère
aberrante. Dans l'imaginaire de la modernité, en effet, le mal ne peut pas atteindre le développement pour la bonne raison qu'il est l'incarnation même du
Bien. Le « bon » développement, même s'il ne s'est jamais réalisé nulle part, est un pléonasme parce que par définition développement signifie « bonne »
croissance, parce que la croissance, elle aussi, est un bien et qu'aucune force du mal ne peut prévaloir contre
elle. C'est l'excès même des preuves de son caractère bénéfique qui révèle le mieux l'escroquerie du concept, flanqué ou non d'une
particule.
Il est clair que c'est le « développement réellement existant » - de la même manière qu'on parlait du « socialisme réel » -, celui qui domine la planète depuis deux
siècles, qui engendre les problèmes sociaux et environne mentaux actuels : exclusion,
surpopulation, pauvreté, pollutions diverses, etc. Le développementisme exprime la logique économique dans toute sa rigueur. Il n'existe pas de place, dans ce
paradigme, pour le respect de la nature exigé par les écologistes ni pour le respect de l'être humain réclamé par les
humanistes.
Le développement réellement existant apparaît alors dans sa
vérité, et le développement « alternatif » comme une mystification. En accolant un
adjectif, il ne s'agit pas vraiment de remettre en question l'accumulation
capitaliste, tout au plus songe-t-on à adjoindre un volet social ou une composante écologique à la croissance économique comme on a pu naguère lui ajouter une dimension
culturelle. En se focalisant sur les conséquences sociales, comme la pauvreté, les niveaux de vie, les besoins
essentiels, ou sur les nuisances apportées à l'environnement, on évite les approches holistes ou globales d'une analyse de la dynamique planétaire d'une mégamachine
techno-économique qui fonctionne à la concurrence généralisée sans merci et désormais sans visage.
Dès
lors, le débat sur le mot développement prend toute son ampleur. Au nom du développement « alternatif », on propose,
parfois, d'authentiques projets antiproductivistes, anticapitalistes très divers qui visent à éliminer les plaies du « sous-développement » et les excès du « mal-développement » ou plus simplement les conséquences désastreuses de la
mondialisation. Ces projets d'une société conviviale n'ont pas plus à voir avec le développement que l'« âge d'abondance des sociétés primitives » ou que les réussites humaines et esthétiques remarquables de certaines sociétés pré-industrielles qui ignoraient tout du développement (9).
L'autre nom de la guerre économique
En France
même, nous avons vécu cette expérience en vraie grandeur d'un développement « alternatif ». C'est la modernisation de l'agriculture entre l945 et l980, telle qu'elle a été programmée par des technocrates humanistes et mise en oeuvre par des ONG
chrétiennes, jumelles de celles qui sévissent dans le tiers-monde (10). On a assisté à la
mécanisation, la concentration, l'industrialisation des campagnes, à l'endettement massif des
paysans, à l'emploi systématique de pesticides et d'engrais chimiques, à la généralisation de la « malbouffe »...
Qu'on le veuille ou non, le développement ne saurait être différent de ce qu'il a été et est : l'occidentalisation du monde. Les mots s'enracinent dans une histoire ; ils sont liés à des représentations qui
échappent, le plus souvent, à la conscience des locuteurs, mais qui ont prise sur nos
émotions. Il y a des mots doux, des mots qui donnent du baume au coeur et des mots qui
blessent. Il y a des mots qui mettent un peuple en émoi et bouleversent le monde. Et
puis, il y a des mots poison, des mots qui s'infiltrent dans le sang comme une drogue, pervertissent le désir et obscurcissent le
jugement. Développement est un de ces mots toxiques. On peut, certes, proclamer que désormais un « bon développement, c'est d'abord valoriser ce que faisaient les parents, avoir des racines (11) », c'est définir un mot par son contraire. Le développement a
été, est, et sera d'abord un déracinement. Partout il a entraîné un accroissement de l'hétéronomie au détriment de l'autonomie des
sociétés.
Faudra-t-il attendre encore quarante ans pour qu'on comprenne que le développement c'est le développement réellement existant ? Il n'y en a pas
d'autre. Et le développement réellement existant, c'est la guerre économique (avec ses vainqueurs bien
sûr, mais plus encore ses vaincus), le pillage sans retenue de la nature, l'occidentalisation du monde et l'uniformisation
planétaire, c'est enfin la destruction de toutes les cultures différentes.
C'est pourquoi le « développement durable », cette contradiction dans les
termes, est à la fois terrifiant et désespérant ! Au moins avec le développement non durable et
insoutenable, on pouvait conserver l'espoir que ce processus mortifère aurait une fin, victime de ses contradictions, de ses
échecs, de son caractère insupportable et du fait de l'épuisement des ressources
naturelles...
On pouvait ainsi réfléchir et travailler à un
après-développement, bricoler une post-modernité acceptable. En particulier réintroduire le social, le politique dans le rapport d'échange
économique, retrouver l'objectif du bien commun et de la bonne vie dans le commerce social. Le développement durable,
lui, nous enlève toute perspective de sortie, il nous promet le développement pour l'éternité !
L'alternative ne peut prendre la forme d'un modèle unique. L'après-développement est nécessairement
pluriel. Il s'agit de la recherche de modes d'épanouissement collectif dans lesquels ne serait pas privilégié un bien-être matériel destructeur de l'environnement et du lien social. L'objectif de la bonne vie se décline de multiples façons selon les
contextes.
En d'autres
termes, il s'agit de reconstruire de nouvelles cultures. Cet objectif peut s'appeler l'umran (épanouissement) comme chez Ibn
Kaldûn, swadeshi-sarvodaya (amélioration des conditions sociales de
tous) comme chez Gandhi, ou bamtaare (être bien ensemble) comme chez les
Toucouleurs... L'important est de signifier la rupture avec l'entreprise de destruction qui se perpétue sous le nom de développement ou de
mondialisation. Pour les exclus, pour les naufragés du développement, il ne peut s'agir que d'une sorte de synthèse entre la tradition perdue et la modernité inaccessible. Ces créations originales dont on peut trouver ici ou là des commencements de réalisation ouvrent l'espoir d'un
après-développement.