03
— T'as pris une
décision? me demande Donald. — J'ai pris une décision. — Puis? Il est nerveux et fait rouler sa
grosse bague d'argent à tête de mort qu'il porte au majeur de la main droite.
— Eh, relaxe, bonhomme, que je
réponds. On est affalés sur un banc dans la
cafétéria. On s'allume une cigarette et je lui dis que c'est ok, que je pars
avec lui. J'entends un soupir de soulagement. Il est content. Je le suis
aussi. Il m'avoue qu'il avait peur que j'ais
changé d'avis et décidé de ne plus partir avec lui. Cela avait occupé son
esprit une bonne partie de la nuit. Je lui révèle qu'il n'a pas été le seul à
avoir été insomniaque. On passe la journée à parler de ce
voyage que nous allons entreprendre, avec des moments d'enthousiasme et des
moments de doute. On se relance continuellement la balle. — Wow! J'peux pas croire qu'on va
partir, quitter ce maudit endroit plate! — Ouais. Mais t'es sûr que tu changes
pas d'avis? — Ben non, voyons. C'est définitif. — J'peux compter sur toi, alors? — Ben sûr! Mais dis-moi, est-ce que
t'as confiance au gars qui va nous emmener là-bas, à Calgary? — Oui, oui, c't'un chum de Gatineau.
Il s'appelle Gerry. Il a reçu une lettre de convocation pour aller faire son
service militaire à Calgary. Il est donc obligé de s'y rendre. — Tu le connais bien? — Euh... Comme çi comme ça. — C'est donc pas si sûr. Il pourrait
partir sans nous. On aurait l'air fin de revenir à la maison et de faire face
à nos parents. — Ecoute, Pierre, s'il se montre pas
le bout du nez on partira quand même. On fera du pouce... — Faire de l'auto-stop en plein
hiver, t'es pas fou, non! — On peut toujours essayer. — Ouais, pourquoi pas. Toute la journée nous avons ce genre
de conversation. Quand la cloche de seize heures se fait entendre, Donald
monte avec moi dans l'autobus scolaire. J'en profite pour lui faire part de
mon altercation avec l'anglo. Il a bien rit. Je ne sais pas pourquoi. Il me parle de sa cousine qui
fréquente aussi la polyvalente. Il ne l'a vu nulle part. Comme
Pointe-Gatineau fait parti du trajet du bus, Donald ira voir ses amis pour
leur faire ses adieux. On fait des blagues et il essaie d'engager la
conversation avec les filles assises tout près de nous. Je lui dis que ce
n'est pas la peine de se fatiguer parce qu'elles n'ont de yeux que pour le
magazine Hit Parader. Elles se pâment devant une photo de ce parasite de Leon
Russel. J'ai froncé les sourcils parce que
jeans, vestes de cuir et inscriptions de toutes sortes ne sont pas tolérés à
la polyvalente. Le code d'éthique est très clair là-dessus. J'ai tout de
suite pensé qu'il avait de l'audace pour afficher ses couleurs bien en
évidence. C'était un geste provocateur. A moins, bien sûr, qu'il ne fut qu'un
parfait inconscient. Mais cela m'aurait étonné car il me paraissait quelqu'un
d'intelligent. Et si c'était bel et bien de l'inconscience de sa part, alors
il venait de se jeter dans la gueule du loup et, tôt ou tard, il
recevrait une raclée par des chums que je connais. Pourtant il ne semblait
pas jouer les durs. Je le voyais déambuler entre les tables où il s'arrêtait
devant tout un chacun pour quémander des cigarettes et engager la
conversation. J'ai observé qu'il accusait rarement un refus de la part des
gars et, avec sa démarche à la James Dean, il plaisait aux filles. Même sans
rien dire, il se dégageait une telle assurance de sa personne que souvent les
regards convergeaient vers Donald. Je crois qu'il était conscient qu'on
l'observait et qu'on parlait de lui. Les étudiants se demandaient sûrement ce
qu'un type pareil, qui ne cadrait pas dans le décor, venait faire ici. Moi
aussi, je me posais la question, car la plupart de mes chums vont à l'école
technique — situé juste à côté — et non pas à la polyvalente. Red Eagle? Ce nom de gang m'était
totalement inconnu. Et pourtant je connaissais les gangs les plus importantes
à Hull: la gang de Chez Ann en premier lieu, la plus importante, puis celles
du Lac des Fées, de Saint-Raymond, de Saint-Joseph, de Saint-Jean Bosco et
celle du vieux Hull au restaurant Michel. J'en ai alors conclus que Donald
n'était pas d'ici. Il m'intriguait et j'étais curieux d'en savoir plus à son
sujet. Ce fut le jour suivant, le mardi, que
j'ai su dans mon for intérieur que Donald occuperait une place importante
dans ma vie. C'est difficile à définir. Je ne lui avais pas encore adressé la
parole mais dans mes tripes j'ai compris qu'il cherchait, de façon indirecte
et presque maladroite, à prendre contact avec moi. Tout ce flânage d'une
table à l'autre, ce faux désir d'engager des conversations et de s'intéresser
aux étudiants, le bummage de cigarettes, les arrêts répétitifs devant ma
cabine pour m'observer, c'étaient dans l'unique but de pouvoir me parler. Que
pouvait-il me vouloir? Je n'avais rien à lui dire même si, au fond, il
m'intriguait de plus en plus. Cherchait-il la provocation? Se battre tous les
deux? Pourquoi? Il était bien ingénu s'il pensait m'impressionner sur ce
point. Il aurait surtout mal choisi son adversaire. J'admets qu'il était plus
costaud que moi et que j'en aurais mangé toute une mais, ce qu'il ne
savait pas, c'est que mes copains de Chez Ann et qui vont à l'Ecole Technique
juste à côté lui seraient tombés dessus dès qu'ils l'auraient su. Ici, tout
le monde ou presque me connaît. J'ai mes contacts, mes copains, mes espions,
des étudiants pour qui j'ai fait des faveurs dans le passé et qui m'en
doivent. Ici, avec les copains de Chez Ann, c'est notre territoire. Si les
intentions de Donald étaient malveillantes, il n'avait aucune chance de s'en
sortir sans coups et blessures. A l'heure du dîner, j'avais déposé
sur la table tournante un 45 tours des Young Rascals: Mustang Sally. La
musique était diffusée dans la grande salle de la cafétéria par des
haut-parleurs situés aux quatre coins des murs près du plafond. Certains
étudiants mangeaient, d'autres tapaient du pied et quelques uns, au fond de
la cafétéria, dansaient avec des filles... Alors j'ai vu Donald passer devant
mon local. Nos regards se sont croisés et il m'a sourit. Je me suis affairé à
changer de disque. J'ai mis un nouveau long-jeu que j'avais acheté la fin de
semaine dernière, la trame sonore du film The Wild Angels. C'était là ma
façon de lui signifier que nous avions peut-être des affinités communes. Mais
quand j'ai levé les yeux, il n'était plus là. Le mercredi, je n'ai pas pris de chance.
J'ai mis le disque d'Arlo Guthrie, Alice's Restaurant, sur la table tournante
et me suis installé debout devant la porte ouverte. Avec ce disque de longue
durée je pouvais attendre Donald de pied ferme. Il n'est pas venu. J'étais
très déçu. Puis, au début de l'après-midi, je me
suis rendu à mon casier pour y prendre un cartable. Je voulais aller au cours
de dessin, seul sujet qui m'intéressait vraiment dans cette foutue
polyvalente. J'essayais de débarrer la porte de mon casier avec ce foutu
cadenas à numéro quand j'ai eu l'impression que derrière moi quelqu'un épiait
chacun de mes gestes. Je me suis retourné. C'était lui. J'étais nerveux et
sur la défensive mais c’est avec un large sourire sur le visage qu’il m'a
tendu la main. Une belle amitié venait de naître. Donald dit que je suis le seul, avec
lui, qui ne cadre pas dans cet environnement d'étudiants straights et qu'il
me ferait confiance pour qu'on entreprenne un long voyage dans l'ouest
canadien. J'étais estomaqué. Voyage? Quel
voyage? Je n'avais jamais voyagé de ma vie. Kossé ça? Et qui plus est,
comment pouvait-il avoir confiance en quelqu'un qu'il connaissait à peine?
Cela n'avait aucun sens. Il m'a répondu qu'il se fiait à son instinct et que
celui-ci ne le trompait que rarement. Son plan d'action était simple. Il y
avait ce copain à lui qui partait le lundi matin suivant pour entreprendre
son service militaire dans une base près de Calgary. Il pouvait nous emmener
avec lui. Donald voulait un compagnon sûr, quelqu'un qui ne lui jouerait pas
de sales tours, qui ne l'abandonnerait pas en chemin et en qui il pourrait
mettre toute sa confiance. Bref, en me voyant, il a su instinctivement que
j'étais cette personne. C'est pourquoi il rôdait autour de ma cabine de son,
ne sachant trop comment s'y prendre pour m'aborder. Wow! Que pouvais-je répondre à ça?
Pour la première fois de ma vie quelqu'un avouait me faire confiance. J'en
aurais pleuré de joie s'il n'y avait eu personne autour de moi. Il m'a
regardé droit dans les yeux et, sur un ton très sérieux, m'a demandé: — Est-ce que ça t'intéresse de voir
du pays? A mon tour de le fixer dans le blanc
des yeux. — C'est où Calgary? Et nous éclatons de rire. Dès cet
instant nous savions que nous étions symphatiques l'un à l'autre et que même
si ce voyage ne se réalisait pas, nous deviendrions d'excellents amis. Ce genre de truc arrive rarement dans
la vie. C'est comme chercher une aiguille dans une botte de foin. C'est comme
pour le vrai amour, le coup de foudre pour une fille. On en cotoie des masses
et pourtant il n'y en aura qu'une seule qui fera chavirer notre coeur. Une
seule pour qui on serait prêt à décrocher la lune, à faire mille et une
folies. J'imagine qu'il doit en être de même pour l'amitié. Je me dirige à pied vers Hull. Le
village d'Ironside est à environ trois milles de la ville et ça se fait assez
bien d'un pas rapide et régulier. Je passe à ma banque de la Place
Cartier et retire les 400$ que je possède. La caissière est surprise que je
veuille fermer mon compte et, comme si cela la concernait, me demande ce que
je veux faire avec l'argent. J'empoche mon argent et je réponds que c'est
pour m'acheter une corde et me pendre avec. J'ai profité de son air bête pour
filer droit vers la sortie. Lorsque j'arrive à la résidence de
Francine, la nervosité me pogne et me serre les tripes. Je n'ai pas pensé à
son père. C'est que son père est policier et qu'un policier ça capte très
vite les vibrations quand quelque chose de tourne pas rond. Cependant,
j'essaie de faire le gars décontracté. Je salue le papa, la maman, le frérot,
puis Francine et moi quittons pour prendre l'autobus direction Ottawa. Il n'y
a pas de bons cinémas à Hull, alors il faut traverser la rivière. Nous allons
au Nelson sur la rue Rideau. Je dévoile mes plans futurs à
Francine. Elle pleure. Elle ne veut pas que je parte et que si je l'aime
autant qu'elle m'aime, je resterai. Je réponds qu'elle n'a pas à s'en faire,
que mon absence sera de courte durée, juste le temps d'amasser assez d'argent
pour m'acheter une Harley Davidson et je reviens. La semaine passée, j'ai
présenté Francine à la gang de Chez Ann. Était-ce une bonne chose à faire? Je
ne sais. Néanmoins, elle sait maintenant que posséder une Harley est mon rêve
le plus cher. Elle ne comprend pas ou ne veut pas
comprendre que je veuille partir. Mais comme je suis ferme, que ma décision
est prise, elle mentionne alors mes parents en disant l'immense chagrin que
je vais leur faire. Je n'aime pas ça. Ce sont des stratagèmes pour
essayer de m'émouvoir et de me faire changer d'avis. La soirée se termine sur un ton
larmoyant. J'ai échoué. Après la séance du film, lequel nous n'avons pas du
tout visionné, je la reconduis chez elle. C'est bizarre, on dirait que je la
vois sous un autre jour, que... je l'aime un peu moins. Elle aussi, elle
voudrait m'attacher, dicter ma conduite, comme si je n'étais pas assez grand
bonhomme pour faire ce que j'ai à faire. Au coin des rues Isabelle et
Saint-Joseph, pas très loin de chez elle, je fais de l'auto-stop pour rentrer
chez moi. Il fait froid et je grelotte en tendant mon pouce bien en évidence.
Je me sens triste et incompris. Une petite voiture genre Renaud
s'arrête à ma hauteur. Quand j'ouvre la portière, je remarque que c'est une
jeune femme qui est au volant. Dans mon empressement à refermer la portière
derrière moi, je n'ai pas très bien vu ses traits. Est-elle jolie?
Qu'importe, ça n'a pas d'importance. Je suis au chaud. La voiture redémarre. La voix de la femme est douce à mes
oreilles. Elle dit ne pas avoir l'habitude de prendre ainsi des passagers à
son bord mais qu'elle a l'impression que j'ai besoin d'aide. Je pense: “Ce
n'est qu'une impression, m'dame, ça va aller, merci”. Nous roulons. La radio de l'auto diffuse une
chanson que je ne connais pas et où ça cause de solitude. La mélodie est
belle et les paroles me vont droit au coeur: “Par elle j'ai autant appris
que j'ai versé de larmes. Si parfois je la répudie, jamais elle ne désarme...
Non, je ne suis jamais seul avec ma solitude”. Ce ne seront que des années plus
tard, et tout à fait par hasard, que j'apprendrai que cette superbe chanson
est de Georges Moustaki. Des larmes se mettent silencieusement
à couler le long de mes joues. La solitude, je connais bien. Chaque fois que
je quitte mes amis, que je cesse mes activitées dites sociales, elle est là
qui m'attend en me tendant les bras. C’est peut-être elle ma douce moitié, ma
seule amie, celle qui peut tout comprendre et tout pardonner. Je devrais
peut-être chercher à l'apprivoiser un peu mieux. J'ai dû renifler un bon coup parce
que la femme avance la main vers la radio et tourne le bouton à off. Elle
dit: — Ne t'en fais pas, tu verras, demain
tout ira bien. Tu n'y penseras plus. Ce n'est qu'un mauvais moment à passer. Je suis interloqué, ne sachant quoi
répondre. J'essais de voir son visage dans le noir. Comment peut-elle savoir
ce qui se passe dans mon coeur? Qu'est-ce qu'elle en a à foutre de ce que je
ressens? Je ne suis qu'un étranger. Elle m'est étrangère. On ne se connaît
pas. Elle a été charitable de me donner un lift pour me dépanner. Quand
elle m'aura déposé devant chez moi, nos chemins ne se croiseront plus jamais.
F-fifi-i-nini.
Le reste du trajet se fait en
silence. Quand je vois le chemin FreeMan, je lui indique que je suis arrivé.
Elle stoppe la voiture juste en face de chez mes parents. Elle demande: — C'est là que tu habites, dans cette
jolie maison à droite? — Oui, m'dame. J'ouvre la portière et me tourne vers
elle pour la remercier de sa gentillesse. La petite ampoule au plafond
éclaire son visage. Je reste sans voix. On dirait une apparition. Je suis
stupéfait par l'éclat de sa beauté. Les traits de son visage sont si doux et
la peau est si blanche qu'on dirait que le soleil n'a jamais posé ses rayons
sur elle. Et les yeux! Des yeux d'un bleu magnifique comme un ciel d'été sans
nuages. Je suis comme envoûté. Qui est cette
femme? Elle me salue de la tête et me lance le plus merveilleux sourire que
j'ai jamais vu. C'est à regret que je referme la portière de l'auto et je
reste planté là debout sur le bord de la route, à regarder le véhicule s'éloigner.
Et une voix en moi dit: «S'il te plaît, emmène-moi avec toi, maman.» Je ne
sais pas pourquoi ça m'est venu subitement dans la tête et je me sens quelque
peu idiot. Heureusement que je suis seul. Une fois dans mon lit, les paroles de
la chanson de Moustaki et le visage de cette femme continuent à me hanter
jusqu'à ce que je trouve le sommeil. Cette nuit-là, dans mon rêve, j'ai fait
le plus beau voyage qu'un adolescent sans racine puisse souhaiter. J'ai rêvé
que ma mère biologique venait me chercher et que nous partions ensemble pour
un pays au bout du monde. |