grains 05 - accueil


04

Samedi, je n'ai pas pris de chance. J'ai fait comme si de rien n'était et je suis allé travailler au garage Shell de monsieur Dupont. Je trouve marrant de penser que je ne serai jamais payé pour cette journée de travail, puisque Donald et moi partons lundi matin pour Calgary. Mon ouvrage terminé, j'ai téléphoné à la maison pour dire à ma mère que je soupais en ville et que je passerais la soirée avec Francine.

J'ai effectivement mangé dans un restaurant de la Place Cartier mais je ne suis pas allé voir Francine. Je pense que ce ne serait pas correct d'essayer de la revoir. Elle trouverait probablement d'autres moyens pour me dissuader de partir. Je suis plutôt allé voir mes chums.

Depuis deux ans je fréquente régulièrement la gang du restaurant Chez Ann. L'endroit est tenu par un homme plus très jeune et qu’on surnomme affectueusement Ti-Gris. Les tables sont restangulaires avec banquettes rouges et il y a huit tabourets ronds allignés le long du comptoir. L'attrait du restaurant, outre le fait que Ti-Gris nous fout la sainte paix, c'est le gros juke-box tout au fond de la place et qui ne chôme jamais.

Cet endroit est notre lieu de rencontre. Il y a ici des bohèmes, des délinquants, marginaux et motards.  Vous pouvez nous octroyer le nom que vous voulez, on s’en crisse! Pour l'instant, la gang de bikers qu'il y a ici n'a pas de nom mais plusieurs pensent à devenir membres des Satan's Choice. Plus tard, effectivement, certains d’entre eux le deviendront. Aussi, dans les années qui suivront, un membre de la gang sera également accusé de meurtre dans l’affaire du petit Leblanc. Une sale affaire.

Je suis le plus jeune — en fait, je suis le seul mineur de la gang — et je ne fais pas officiellement parti du groupe mais on accepte ma présence. Je n'ai jamais su pourquoi. Les gars ne sont pas très bavards sur ce point. Je sais qu’on m’aime et qu’on m’apprécie, c’est tout et c’est déjà beaucoup.

Je suis le seul qui n'a pas encore son bike. Parfois Popol me prête sa vieille BSA pour que je les accompagne quand la gang part faire un tour dans le parc de la Gatineau ou une promenade à l’extérieur sur la Route 11. Mes parents ne savent même pas que je conduis sans permis et que je fréquente des plus vieux que moi. S'ils l'avaient su, je ne serais pas ici ce soir.

J'aime fréquenter les gars de Chez Ann. Ils ont une mentalité plus adulte, plus responsable, que la plupart des autres gangs de Hull: Chez Michel, Chez Marie, les Dare Devils ou la gang du Lac des Fées. Chez Ann, on ne tolère que la présence d'une seule autre gang, celle de St-Raymond. Ici, c'est une philosophie de vivre et laissez vivre.

Aujourd'hui, il y a quelque chose de nouveau dans l’air. Des inconnus sont dans la place. Ti-Gris me sert un café et je vais déposer des vingt-cinq sous dans le juke box. J'ai appuyé trois fois sur les mêmes touches pour entendre San Franciscan Nights, des Animals. Comme toutes nouvelles chansons qui nous plaisent, on écoute ça à répétition et on ne s'en lasse jamais.

Dans la soirée, Bébert est arrivé en auto suivi de cinq motards sur des Harley choppés  et cromés. Ils font tourner les poignées pour mettre plus de jus dans le moteur et ça fait un bruit d'enfer. Popol et moi sortons à l'extérieur. Bébert dit qu'on fait un party  au Beemish — c'est un motel situé sur une petite route campagnarde sur le chemin du Parc de la montagne — et qu'il y aura des gangs venues de partout à travers la province. Je me demande bien ce qu’on fête. Ce doit être l’initiation de quelques nouveaux venus.

Je vois arriver une dizaine de motards. On ne s'entend plus parler. C'est impressionnant, toutes ces bécanes garées et bien alignées en rang le long du trottoir. Les gars se sentent gonflés à bloc, puissants comme les dieux de l'Olympe. Et les filles rient, sont en confiance, font les yeux doux et ronronnent autant que le son d'une Harley.

Avant de me laisser, Popol dit qu'il a des problèmes de démarrage avec sa vieille BSA mais que si ça marche, d'une façon ou d'une autre, il nous rejoindra plus tard au Beemish. J'acquiesce de la tête. Bébert me fait signe de l'aider à transporter les caisses de bière du dépanneur jusqu'à son auto.

Plus tard, Mémé arrive. C'est le boss. Il ne veut pas qu'on l'appelle ainsi mais il impose tellement le respect par sa présence que tout le monde le considère comme tel. Il demande si on est tous prêts à partir. Sur le trottoir, plusieurs gars se sont mis à boire, la bouteille de bière cachée dans un sac brun pour au cas où la police venait à passer dans le coin.

Chacun enfourche sa bécane. Le bruit est assourdissant. De l'autre côté de la rue, un attroupement de gens regardent sans comprendre. Un homme hoche la tête de gauche à droite et semble dire à sa compagne qu'il désaprouve tout ce bruit. Pourtant, c'est un son enivrant. Il exprime en quelque sorte notre liberté, notre soif de vivre et ne devoir rien à personne. Fuck the world!  Je me demande si c'est ce qu'a dû se dire James Dean au volant de son bolide le jour de sa mort. Heureusement pour nous, la mort est un sujet assez loin de nos préoccupations. On veut vivre et non pas penser à mourir. Mais je ne suis pas prêt à vivre à fond la caisse et me retrouver dans une espèce de no man's land. «Instead of learning to live they are learning to die», chante Bob Dylan.

Les motos partent à la queue leu leu. Je m'installe à l'arrière dans la voiture de Bébert. En tout, nous sommes six personnes bien tassées. Bébert tient le volant, un gars est au milieu et Mémé est à droite. A mes côtés, je ne connais pas les deux gars. En chemin, on boit de la bière. Mémé demande si on connaît Dylan et, sans attendre une réponse, il entonne «They'II stone ya when you're trying to be so good» Et nous, de lui répondre en choeur: «Ev'rybody must get stoned!»

On chante, on boit, on s'égosille et on s’amuse comme des fous. Lorsqu'on arrive au Beemish, tout semble calme devant le motel, comme si l’endroit était fermé. Mais c'est à l'arrière que le party  se passe. Pour ça, il faut le savoir. Ici, c'est la campagne. La police n'est pas là pour nous écoeurer. Je pense que j'ai bu un peu trop vite durant le trajet. Juste trois bières dans la bedaine et je suis tout bizarre.

A l'intérieur du Beemish, la musique est tonitruante et il n'y a que très peu d'éclairage. Il y en a qui dansent et d'autres qui chantent à tue-tête «My baby does the Hanky Panky». Il y a du monde, ça grouille de partout.

Je sors à l'extérieur pour me vider la vessie. Je vois Mémé qui n'est pas content. Il engueule Paulo. Ce dernier, saoul comme une botte, tient mordicus à pisser sur les chaussures de la petite amie de l'autre. Il y a de la bagarre dans l'air. Plusieurs gars font un détour pour les éviter. Personne ne veut s'en mêler. Moi non plus. On sait tous que Paulo n'a aucune chance de s'en tirer indemne contre Mémé. J'ai juste le temps de voir Mémé administrer deux bonnes taloches au visage de Paulo et j'entre à nouveau dans la salle du Beemish. Si quelque chose de nous regarde pas, il vaut mieux se mêler de ses affaires.

La fumée des cigarettes forme un brouillard dense. J'ai peine à voir le goûlot de la bouteille que je porte à mes lèvres. Je dois être ivre. Je sais que des tables et des bancs sont à ma droite. Je m'y dirige à l'aveuglette. Touché! Je m'affale. Oups, il y a une fille à mes côtés. Coucou, je ne te connais pas mais c'est pas grave. Tu viens souvent ici? T'habites chez tes parents?

— Seule? que je demande.

— Ouaip! qu'elle répond avec l'air d'être aussi saoule que moi.

Elle passe son bras autour de mon cou et m'attire vers elle. Elle m'embrasse à pleine bouche. Sans réfléchir un instant au geste que je pose, je mets la main sur son sein. Elle ne résiste pas. Sur le coup, je suis surpris. Je me raidis. Les filles de Hull sont d'habitude tellement saintes nitouches. Elle défait la fermeture-éclair de mon pantalon et je sens que la chaleur de sa main qui manipule mon sexe. C'est la première fois qu'une fille pas barrée me touche le sexe et ce n'est pas du tout désagréable. Mais que dois-je faire maintenant? Je me bouge un peu sur le banc pour lui laisser plus de place libre et, au passage, mon bras renverse la bouteille de bière qui tombe sur le plancher. La fille retire sa main tandis que je me penche pour ramasser la bouteille. Puis je me tourne vers elle et j'annonce tout simplement: «Je reviens dans une minute; il faut que j'aille aux toilettes». Ce n'était peut-être pas le bon moment pour quitter une si jolie fille qui "voulait"  mais, disons que je mets ça sur le compte de ma timidité.

Dehors, l'air frais me fouette le visage et me dégrise un peu. Je me rends me soulager à l'orée du bois et quand je reviens, je vois deux gars qui ont une conversation animée. Puis l'un des deux part. Reste le géant de six pieds installé sur sa bécane et qui enfile ses gants de cuir. Sans me gêner, cette fois, je m'approche et lui demande si par hasard il s'en va vers Hull. Réponse affirmative de sa part et il est d'accord pour m'amener si ça m'intéresse. Tu parles!  C'est ainsi que je me retrouve assis derrière lui sur son Harley.

 

Crisse de tabarnak!, je n'ai jamais autant eu peur de ma vie. J'ai eu la chienne, quoi.

Le gars est un cinglé. Nous sommes en pleine nuit, sans autre éclairage que le phare avant de sa moto et il conduit à une vitesse folle sur cette petite route de campagne. Jamais il ne réduit la vitesse, même pas dans les courbes. Je m'accroche tant bien que mal à son veston de cuir et je n'aurais pour tout l'or au monde desserré mon étreinte. Quand il prend une courbe, je pourrais facilement mettre une main sur l'asphalte tant la moto se penche sur le côté. Vroum par çi et vroum par là, des frissons me parcourent sur tout le corps. Je souhaite qu'on arrive en un seul morceau à Hull.

Plus tard, l'espèce de capoté me dépose devant le restaurant de Chez Ann. J'ai les jambes flageolantes et, cette fois, je me sens complètement dégrisé. Je ne comprends pas comment il se fait que je n'ai pas pissé dans mon pantalon. À l'intérieur, je m'approche du comptoir pour demander un café noir à Ti-Gris qui se met à rire et à me pointer du doigt en voyant ma binette toute défaite. Il dit que j'ai l'air d'un hérisson. Coup de peigne rapide dans ma chevelure, un détour aux toilettes et je vais m'asseoir à une table avec mon café d'une main pas encore trop sûre d'elle.

La place est pleine de motards qui s'apprêtent à se rendre au Beemish. Popol est ici. Il me demande pourquoi j'ai le visage si blême. Après lui avoir raconté ce que je viens de vivre, il rit à gorge déployée et me dit que la fille rencontrée là-bas était probablement la Manon. J'ai un haussement d'épaules. Je ne comprends pas. Il m'apprend que Manon c'est la fille à tout le monde, que c’est la groupie d’une gang de bikers de Montréal. Je dois paraître niaiseux à Popol car je ne comprends pas plus et il rit de plus belle. En fin de compte, on se laisse car il doit prendre la tête du prochain groupe pour conduire tout ce beau monde au Beemish. Popol est seul à connaître le chemin. Il me demande si je grimpe derrière lui, je pourrais ainsi revoir Manon. «No way, bonhomme!», que je réponds.

A une heure du matin, après avoir bu quelques cafés, je suis sorti de Chez Ann. Dehors, j'aperçois Paire d'épaules, un copain de la paroisse Saint-Raymond et qui va aussi à la polyvalente de la Cité des Jeunes. Son surnom n'a aucun rapport avec son physique de gringalet. On l'appelle ainsi parce qu'il a du cran, du nerf au ventre. J’ai entendu dire qu'il ne faut jamais le mettre au défi de faire quoi que ce soit d'inhabituel.

Paire d'épaules me demande si je veux avoir un fun noir? Je dis oui à la condition qu'après il me ramène chez moi. Je sais bien que c'est impossible puisqu'il ne possède pas d'auto. Mais, justement, c'est ça qu'il veut voler, une auto. J'accepte en pensant qu'il se fout de ma gueule et qu'il n'aura pas le culot de poser ce geste. Pas de bol, il est très sérieux.

Nous marchons dans les rues adjacentes au boulevard Saint-Joseph. Je ne sais pas pourquoi je le suis. Pourtant je ne suis plus aussi grisé que tantôt. Je devrais m'en aller à la maison. Dans une cour de la rue Dumas, près du salon funéraire, une auto. On s'est approchés. C'est une Chevrolet et les portes ne sont pas verrouillées. Paire d'épaules ouvre sans bruit la portière avant et tripote quelque chose sous le tableau de bord. Il met l'embrayage au neutre et me demande de pousser le véhicule avec lui. Je m'exécute.

Quelques secondes plus tard, il est au volant de la Chevrolet et moi, assis à la droite. Nous roulons sur la Route 11 vers Chelsea, toutes fenêtres baissées, même s'il fait un froid mortel. Juste pour rigoler nous lançons des injures aux anglophones du village. Mais il n'y a pas l'ombre d'un chat dans les rues. Ils ne sont pas fous les anglos.

Ensuite nous revenons sur nos pas et empruntons le pont Alonzo Wright en direction de Pointe-Gatineau. Là aussi, c'est le désert. Même pas une auto-patrouille pour nous donner la chasse. On se lasse vite et Paire d'épaules me ramène devant la demeure de mes parents.

 

Dans la journée du dimanche, j'ai écrit et posté deux lettres. La première lettre est pour Francine et, la seconde, est pour ma cousine Adèle, que j’affectionne beaucoup. Je me suis demandé si je devais aussi écrire quelques mots pour mes parents et laisser la lettre quelque part bien en évidence dans la maison. Après réflexion, je me suis dit que non, ils pourraient trouver la lettre alors que je serais encore dans la région. J'ai donc décidé de leur téléphoner juste avant mon départ pour essayer de leur expliquer de ne pas s'en faire pour moi et que tout ira bien.

Demain? Je ne sais pas ce qui m'attend, demain, mais on verra. En soirée, j'ai téléphoné à Donald pour savoir s'il était toujours d'accord pour la grande aventure. J'ai reçu une réponse positive de sa part. La conversation fut brève car il m'a fait comprendre qu'il ne pouvait me parler librement.

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