05
Le lundi matin,
je ressens comme des picottements sur la nuque. C'est que le grand jour
est arrivé. Je prends un sac brun du IGA et j'y mets quelques pantalons,
chemises, sous-vêtements, trois bouteilles de bière que j'emprunte du
frigidaire de mes parents et... ma paire de patins. C'est pour laisser croire
qu'après l'école j'irai jouer au hockey au centre récréatif
Saint-Joseph. Dehors, il fait un froid sec. Je
maudis l'hiver québécois. Dans l'autobus scolaire, mon copain Jean-Pierre
Huppé et les autres me regardent d'un drôle d'air. On se demande sûrement où
je m'en vais avec mes patins à l'épaule. Ils n'ont pas à savoir et je suis
assez évasif quand mon copain me pose la question. A la polyvalente, je vois Donald qui
m'attend depuis un moment déjà, assis sur un banc au fond de la cafétéria. Il
est fébrile. Je le suis aussi. On a le rire facile. Je m'asseois en face de
lui. Je sors de ma ceinture mon long couteau de chasse et je joue avec, juste
pour faire passer ma nervosité sur l'objet — ou peut-être est-ce pour
impressionner mon nouvel ami. On se regarde souvent dans les yeux car un
doute de dernière minute persiste toujours. J'ai mon bagage avec moi. Lui, il
n'en n'a pas. «C'est pour ne pas éveiller les soupçons», qu'il dit. On attend
patiemment la venue du soldat pour onze heures de l'avant-midi. Avons-nous rendez-vous avec le
destin? Sommes-nous là pour accomplir quelque chose en particulier? Ce serait
ridicule de vivre sans savoir pourquoi on vit. Je veux bien m'accomplir, mais
accomplir quoi? Apparemment, Donald et moi partons à la recherche du bonheur
et découvrir des choses différentes, parce qu'on pense devenir aliénés si on
reste ici. Mais le bonheur n'est-ce pas au préalable être bien dans sa peau?
Et pourquoi ne peut-on pas être bien dans sa peau n'importe où? Pourtant,
Donald et moi sommes presque convaincus qu'il y a sûrement mieux ailleurs. Je
souhaite qu'on ne se trompe pas, qu'on ne vit pas une chimère. Aussi, si nous
n'entreprenons pas ce voyage, on ne veut pas passer le reste de notre vie à
nous demander: Que ce serait-il passé si... Ce serait plate de passer à côté
du bonheur sans qu'il nous dise bonjour, sans savoir ce que c'est. Il est presque l'heure. Nous
déambulons dans les corridors de la polyvalente. Donald se moque de moi parce
que je traine mes patins. Je décide de m'en débarasser en les offrant à un
étudiant tout éberlué. Nous taquinons les filles qui s'en vont à leurs cours
et sortons à l'extérieur. Nous n'avons pas à attendre
longtemps. Le monsieur est là. Donald fait les présentations. Et c'est parti, mon coco! Au garage du boulevard Greber, Donald
n'ose pas trop s'éloigner de l'auto de Gerry. Il craint que quelqu'un ne le
reconnaisse. Quant à moi, je marche un peu pour me dégourdir les jambes. Je
n'ai fait que quelques pas quand je m'arrête net. Je viens de voir un camion
dix roues dans l'espace de stationnement d'un restaurant de la rue d'en face.
Ce camion, et je n'ai aucun doute là-dessus, il appartient à mon père. Je reviens rapidement sur mes pas.
Gerry est en train de parler au mécanicien. Donald est penché sur le capot de
l'automobile et se mêle à la conversation. Je suis nerveux et j'ai de la
difficulté à réfléchir. Soudain, les doutes reviennent. N'est- ce pas trop jeune,
à 17 ans, pour quitter la maison des parents? Je vois d'ici le visage en
larmes de ma mère. Je me trouve sans-coeur si je ne lui téléphone pas pour au
moins lui dire que tout va bien et qu'elle n'a pas de soucis à se faire pour
moi, que je saurai me débrouiller. Il y a justement une cabine
téléphonique tout près. Je m'y rends. Je compose le numéro. J'entends la
sonnerie à l'autre bout de la ligne. Une fois, deux fois, trois f... L'envie
me prend de raccrocher. — Oui? C'est la voix de ma mère. Je
bredouille: — Euh, c'est Pierre, m'man. Un silence, puis des pleurs à l'autre
bout du fil. — Pierre, pourquoi tu nous fais ça?
T'es pas bien avec nous? Kessé qu'on a fait pour que tu nous fasses ça? Tu ne
nous aim... — Ecoute, m'man, je... — Je sais que tu nous quittes. Les
tiroirs de ton bureau sont vides. T'as pris tes vêtements. D'où c'est que tu
me téléphones, là? Je lâche d'une traite: — M'man, chus assez grand pour me
débrouiller... — Pierre, ne fais pas ça à ta mère,
là. Reviens tout de suite à la maison! — C'est quelque chose qu'il faut que
je fasse, m'man. — Pierre, écoute ta mère!!! — Ne t'en fais pas pour moi, m'man.
Tout ira bien. ...Clic! Je me trouve pas mal sans-coeur. Je
n'ai pas été capable de lui dire que je l'aime. «Sans-coeur! Sans-coeur!»... Ça me
rappelle qu'elle-même m'avait appelé de sans-coeur vers mes quatorze ans
quand j'avais chargé d'une balle la carabine 303 de mon père et, en l'absence
des deux, bien sûr, j'avais décidé de jouer au chasseur seul dans la maison.
Comment avaient-ils découvert mon méfait? C'est tout simple. Ne m'y
connaissant pas très bien dans le maniement de cette arme, j'avais mis la
cartouche à l'envers dans la carabine et je n'avais pas été capable de
l'extraire par la suite. La cartouche était restée coincer. «Sans coeur! Sans coeur!»... Ma mère
m'a dit les mêmes mots un an plus tard quand, cette fois, j'avais mis le feu
dans le bol de toilette. Toujours en leur absence, bien sûr. Je ne sais
pas ce qui m'avait pris, ce jour-là. Peut-être que je m'ennuyais. Toujours
est-il que dans la salle de bain j'avais déroulé le papier hygiénique, allumé
une allumette et mis le feu dedans. Quand j'ai vu le résultat, je fus pris de
panique. Le papier hygiénique brûlait tellement vite, des morceaux tout noirs
s'envolaient et noircissaient le plafond. Alors, pensant avoir un éclair de
génie, j'ai foutu le papier hygiénique dans la toilette et refermé le
couvert. Sauf que j'avais oublié de partir la chasse d'eau. Quand j'ai relevé
le couvert pour voir si l'eau avait éteint le papier, une épaisse fumée noire
s'est échappée du bol et le dedans du couvert était tout noir, plein de suie.
Sur l'entrefaite, mes parents sont arrivés à la maison. Quand ma mère a
ouvert la porte d’entrée, elle s'est écriée «C'est quoi cette senteur-là?»
Bonyenne, j'aurais voulu être ailleurs. Surtout quand elle a vu l'état dans
lequel j'avais mis la salle de bain. Oh, bordel!, que je me sentais flotté
dans mon pantalon. «Sans coeur! Sans coeur!»... Il est
trop tard pour revenir en arrière. Je dois laisser mes sentiments de côté. Je
sais que je viens de faire la plus grande peine de sa vie à ma mère, mais le
désir de découvrir le monde est plus fort. Que je quitte la maison
aujourd'hui ou dans cinq ans, c'est quoi la différence? Suis-je encore trop
jeune pour comprendre certaines choses? — Puis, comment ça s'est passé? Surpris, comme un gamin qu'on vient
de prendre en faute, je me retourne en pensant voir mon père, mais c'est
Donald qui est là. Il a un cure-dent entre les dents et semble assez
décontracté. Je dis vaguement: — J'viens de parler avec ma mère et
elle pleurait. Euh, je... J'ajoute d'une voix agressive: — Entékâ, ne me pose pas de
questions. — Ok, ok, ok! Ne te fâche pas! qu'il me répond en reculant d'un pas, faisant
semblant d'avoir peur. — Est-ce qu'on est prêt à partir? que
je demande. — N'pose pas d'questions. Devant mon air ahuri, il s'empresse
d'ajouter: — C't'une joke! Oui, oui, on est
prêt. On n'attendait plus que toi. Il me regarde et dit: — Après ce coup de téléphone, on
pensait que t'avais changé d'idée, que tu ne venais plus avec nous. — Pas question, chus pas un lâcheur,
allons-y! Nous rejoignons Gerry qui attendait
patiemment dans l'auto. Nous partons pour le pays des cowboys! Le volume de la radio est à son
maximum. Quand on parle, il faut crier pour s'entendre. Alors on se tait. On
écoute la musique. «You make my heart sing, you make ev'rything groovy, Wild Thing...» (Troggs). Et puis, dans l'après-midi, le soleil
s'est enfin montré le bout du nez. — C'est parfa', lance Donald. On va
peut-être avoir moins frette. — Ça bardasse pas mal dans ton char,
sti! que je dis à l'intention de Gerry. Et lui de répondre: — C't'une vieille minoune, sacramant!
C'est pas une Corvette, p'tite kéquette! On n'a pas grand' chose d'intéressant
à se dire mais le temps passe plus vite ainsi. Ce sont surtout Donald et moi
qui jacassons comme des collégiennes en vacances. Gerry n'est pas un type
bavard. Plus tard, on voit enfin une enseigne
qui annonce Sudbury. Gerry s'arrête à une station d'essence. Un garçon fait
le plein de la voiture et, pour être gentil, je m'offre à payer la facture.
Gerry m'en remercie. On a l'estomac dans les talons. Gerry
dit connaître un bon restaurant et nous y emmène. Le véhicule stationné le
long d'un trottoir, on marche dans une neige grise. Donald a le diable au
corps et s'amuse à imiter un singe en émettant les sons appropriés et en
faisant semblant de grimper dans les poteaux. Au restaurant, on s'installe à une
table près de la porte d'entrée. C'est café et hot chicken pour chacun de
nous. Ambiance joyeuse et, bien sûr, des paroles qui portent sur le corps
svelte de la jolie serveuse. Je paie la note pour nous trois. Dehors, un froid glacial nous fouette
le visage. Comme le fait Donald, je relève le col de ma veste. Lui, il a
encore un cure-dents entre les dents. C'est décidément une manie qu'il a. On
marche d'un pas rapide, les mains dans les poches. Le soleil n'y peut rien,
on grelotte. «C'est un temps pour se geler les boules», lance Donald. Tout en marchant, à ma gauche, je
remarque un magasin Canadian Tire avec une belle devanture. Quelque chose
dans la vitrine attire mon regard. Je ne résiste pas à la tentation et
j'entre dans le magasin. Donald me suit sur les talons et se demande ce que
je veux faire. La caissière, une vieille dame, s'offusque du clin d'oeil que
je lui porte. Donald dit que je perds mon temps,
que je n'ai besoin de rien pour le moment et que je ne devrais pas dépenser
mon argent de la sorte. C'est qu'il a deviné mes intentions. Gerry lance: «Il faut partir, si on
veut arriver à Sault Sainte-Marie avant la noirceur». Dans la section des sports, j'achète
une paire d'extenseurs. Indigné, Donald s'exclame: — T'es complètement maboul, t'auras
pas besoin de ça! Je fais l'indifférent. Je n'en fais
qu'à ma tête et je passe à la caisse. Mon paquet sous le bras, je marche à
leur suite jusqu'à l'auto. On démarre. Je m'installe confortablement et
m'endors. Plus tard, Donald me réveille en me
brassant le bras. Autour de nous, des lumières brillent dans la nuit. C'est une bonne idée. On est tous
fatigués. Même le volume de la radio est moins fort. On entend une nouvelle chanson des Bee
Gees: «Trying to hitch a ride to San Francisco, Got to do the things I wanna
do, And the lights always down in Massachuchets». Gerry gare la voiture mais nous restons un moment à l'intérieur
à écouter la musique. «For those who come to San Francisco, Be sure to wear some flowers in
your hair». C'est extraordinaire d'entendre des
chansons les unes après les autres et cela, sans pauses publicitaires ou
qu'un annonceur ne vienne couper la mélodie avant la fin de l'une d'elles. On trouve notre motel, un endroit
chic. A la réception, l'homme derrière son comptoir nous regarde comme s'il
avait vu des bandits. Il ne doit pas recevoir beaucoup de clients en pleine
nuit. Coût de la location pour une chambre: 23$. Je sors l'argent de ma poche
et paie monsieur Peureux. Gerry dit qu'il va me remettre ça demain au petit
déjeuner. Il n'y a pas de problème. Le réceptionniste remet la clé de la
chambre à un jeune garçon habillé tout en rouge. Celui-ci nous fait signe de
le suivre à l'endroit où la moquette est également de couleur rouge. Chambre
numéro 17. Est-ce une coïncidence en rapport avec mon âge ou est-ce un indice
qu'on est sur la bonne voie? On a droit à une TV couleur et à un
lit très large. Le jeune garçon reste planté debout devant la porte et attend
son pourboire. Gerry dit simplement «thank you», lui met une main dans le dos
et le pousse de façon ferme vers le corridor. Il claque la porte derrière
l'autre. On se regarde et on éclate de
rire. Ce n'est quand même pas très gentil de notre part. |