08
Nous dépassons Banff et le Lac
Louise. Les montagnes rocheuses, c'est grandiose et de toute beauté. Je me
sens infiniment petit, un grain de sable sur cette terre, une poussière
microscopique dans l'univers. Comment peut-on avoir l'audace de dire que
l'homme est un être supérieur alors que la nature pourrait tout anéantir en
une fraction de seconde. Nous décidons de nous rendre à
l'arrière du wagon. Un semblant de restaurant improvisé est constitué de trois
tables et quelques bancs soudés au plancher. Y a pas de quoi fouetter un
chat. Sur le mur, il y a une immense carte géographique du Canada. Avec mon
index, je refais mentalement le trajet qu'on a parcouru depuis le départ:
Québec, Ontario, Manitoba, Saskatchewan, Alberta et, complètement à l'autre
bout en face de l'océan Pacifique, la Colombie Britannique. Ouaip! Y a pas à
dire, on est maintenant très loin de la maison et c'est pas le moment de
brailler pour y retourner. Un petit escalier, près de l'entrée
du "restaurant", permet d'atteindre le haut du wagon. Le plafond
est vitré pour mieux apprécier le panorama qui s'offre à nous. Nous prenons
les fauteuils tout au fond et faisons un somme. Plus tard, à notre réveil, on s'est
aperçus que les deux filles sont assises à l'avant du wagon. On se décide de
les rejoindre pour essayer, encore une fois, d'entamer une conversation
amicale. Et ça réussit, un peu, du moins. On apprend qu'elles sont
originaires de l'Angleterre et qu'elles se rendent à l'île Victoria. On a
beau essayer de les flirter, notre charme n'opère pas. Je crois que c'est
l'image qu'on projette qui est en cause. Il faut voir la situation en face.
Elles ont le look hippie à la Sonny & Cher alors que nous, on est
encore à l'ère des rockers avec les cheveux gommés par en arrière à la Elvis
Presley. On n'a aucune chance. On ne s'en aperçoit pas mais plus le
train avance et plus le temps se fait doux à l'extérieur. La neige, sauf du
haut des montagnes rocheuses, a complètement disparu. A un moment donné, le train s'est
aventuré dans un tunnel creusé dans une montagne, puis il est passé sur un
pont qui était tellement surélevé que j'en ai eu peur en regardant vers le
bas. C'est comme si on avait quitté la terre pour s'aventurer sur les nuages.
Juste en dessous, on ne voyait que des falaises et un immense fleuve qui
semblait fâché. J'en avais les fesses serrées et me suis cramponné à mon
fauteuil tout en fixant mon regard droit devant. Soudain, les filles se lèvent et
rassemblent leurs bagages. Je réalise que nous avons quitté les hauteurs
depuis un bon moment. Je vois des maisons surgir de nulle part. Il s'est mis
à pleuvoir. Le train a modéré sa vitesse et la voie ferrée longe maintenant
une vaste étendue d'eau où sont plantés debout des dizaines et des dizaines
de billots. A quoi ça peut servir? Le train entre en gare. On ne sait
pas où aller. On décide de suivre les filles. Sur le trottoir, Donald leur
demande si elles savent où est la rue Pender car il faut se rendre au Georgia
Straight. Elles nous renseignent. Mieux, elle s'y rendent aussi. Nous marchons sous la pluie et
empruntons une rue appelée Hasting. Puis nous traversons un parc dans une
côte et où un clochard est couché sur un banc avec des journaux sales pour le
couvrir. Juste après, c'est la rue Pender. L'une des filles pointe son index
vers un édifice. Nous sommes arrivés. Nous avons un long escalier à monter.
Tout en haut nous vient un brouhaha indescriptible. Donald et moi sommes
figés sur place. Autour de nous, c'est plein de jeunes gens aux allures
excentriques, des filles et des gars aux vêtements colorés, chemises
fleuries, de longues tignasses, quelques barbus. C'est comme si nous venions
de faire intrusion dans un autre monde. Peut-être sommes-nous en train de
vivre un épisode de la Twilight Zone. Ce qui me frappe c'est que personne ne
porte du linge d'hiver. Je regarde Donald qui me regarde. Il
enlève sa grosse veste. Je garde la mienne. Ma veste Davy Crocket fait
hippie. Je me sens moins dépaysé ainsi. Les deux filles du train ont vite
disparu de notre vue. De l'autre côté d'un comptoir, des hippies s'affairent
à rassembler un tabloïde qu'ils empilent le long du mur. Une fille compte les
journaux et en remet à des gars qui sortent pour aller les vendre. Il s'agit
du journal underground Georgia Straight Vancouver FreePress. Il y a, sur cet
étage, un va et vient perpétuel, comme dans une ruche d'abeilles. Assis
derrière un bureau, un gros type à la barbe et aux cheveux bouclés a le nez
dans des papiers. Parfois, quelqu'un crie son prénom: Craig. Mais je n'étais pas au bout de mon
étonnement. A un moment donné, il a bougé pour changer de position et j'ai vu
son visage angélique et... si familier. Je l'observais en me demandant «Où
est-ce que je l'ai déjà vu?» et, comme s'il pressentait que quelqu'un l'épiait
dans son sommeil, il s'est réveillé et m'a longuement dévisagé. Il devait
sûrement se poser la même question que moi. Nos yeux s'illuminent soudain et, se
pointant mutuellement du doigt, on s'exclame en choeur: — Heille, ch'te connais, toé. Une chaleureuse poignée de main
s'ensuit et je le présente à Donald. Je parle vite, tellement content de voir
un visage connu. — Au fait, j'me souviens pas de ton
nom, que je dis. La première fois qu'on s'est rencontrés, c'était à un
concours d'orchestres à l'aréna de Hull. C'était pendant l'été. À la fin de
la soirée, alors que dehors il pleuvait à boire debout, tu t'es approché pour
me bummer une cigarette. T'avais un anneau d'or à l'oreille gauche. C'est pas
un détail que ch'peux oublier. Ensuite, on s'est revus à la salle de danse Le
Girostade sur la rue Eddy... — Ouais, ouais, ça m'revient
maint'nant. Ce soir-là un groupe de Toronto jouait les nouvelles chansons de
Herman's Hermits. On se
met alors à fredonner en choeur: "There's a kind of hush, all over the
world tonight...”
— J'm'appelle Ti-Pierre, dit-il. — Ben tiens, moé aussi j'm'appelle
Pierre. C'est-y drôle, ça, rien qu'un peu. Mon chum, c'est Donald. — Ça fait longtemps que vous
êtes à Vancouver? demande-t-il. — Non, on vient tout juste d'y mettre
les pieds, répond Donald. — C'est bizarre, dis-je. J'aurais
juré que tu t'appelles André. — Tu ne t'es pas trompé. Mais, ici,
chut!, il faut m'appeler Ti-Pierre. On rit de connivence. Donald et moi
n'avons pas besoin qu'il nous fasse un dessin puisque, nous mêmes, avons opté
pour une nouvelle identité. Nous n'avons pas encore mis en pratique nos
prénoms fictifs mais ça viendra sous peu. Donald deviendra John et je serai
Bob. — Ecoute, Ti-Pierre, on est pris au
dépourvu. On ne connaît personne ici et on n'a presque plus d'argent... — Heille, man! Fa' toé z'en pas avec
ça! Icitte, c'est facile de se faire d'l'argent. Surtout si t'es
débrouillard. Tu peux vendre des copies du Georgia Straight, bummer sur le
trottoir, faire des tap... — Toé, ça fa' longtemps que t'es
icitte? — Depuis quelques mois, enfin,
j'pense. J'sais pas trop. Le temps, pour moi, n'a plus tellement
d'importance. Heille, ça vous dirait de manger une pizza, man? Je n'ai pas osé lui demander
“Qu'est-ce que c'est une pizza?”, alors j'ai simplement dit: — Avec quoi tu veux qu'on la paye? — Faites-vous en pas. Surveillez-moi
et faites ce que je fais. C'est payant en masse. On va bummer su' l'trottoir
pis si vous êtes débrouillards, en fin de soirée, plantez-vous devant une
porte de taverne pour faire la même chose. Ceux qui en sortent ben saouls
peuvent te donner des piasses. Pis si ça fait pas l'affaire, que vous voulez
faire encore plus d’argent, vous pouvez partir avec l'un d'eux. La perspective d'avoir à quêter ne
m'enchante guère. — Ça veux-tu dire que toi non plus
t'as pas d'argent? Pour un instant, Ti-Pierre semble
pris au dépourvu par ma question. — Euh... J'en ai un peu. J'essaie
d'économiser pour me rendre au Mexique, qu'il finit par répondre. Nous quittons les bureaux du Georgia
Straight. Il ne pleut plus et un soleil radieux surplombe la ville de
Vancouver. Je ne sais pourquoi, peut-être n'est-ce qu'une impression, mais il
me semble que déjà j'aime cette ville. Je regarde les maisons, les édifices,
les rues, les gens et... je me sens chez moi. Vancouver sera ma ville
d’adoption. C'est incroyable! Je ne sais pas si
son truc c'est parce qu'il est sans gêne, parle et sourit à tout le monde
mais, en l'espace de dix minutes seulement, Ti-Pierre a bummé six dollars et
trente-cinq cents. Quant à moi, j'ai récolté zéro. Je n'ai pas osé tendre la
main et interpeller les gens. Il faudra bien que j'apprenne pourtant, mais
j'espère que cela se fera le plus tard possible. Donald a essayé de quêter et
ça a marché pour lui aussi. Plus tard, Ti-Pierre nous emmène
faire un tour au magasin le Hudson Bay. Il dit qu'il n'en a que pour un
moment, nous tourne le dos et s'en va. On le voit s'avancer vers une table
pleine de chandails de laine en vente. Il en prend un dans ses mains, se
retourne pour nous demander si ça lui va bien. Après s'être regardés
brièvement, Donald et moi répondons en choeur: «Wouuuaaiin!» Ti-Pierre nous plaque là, marche vers
une porte qui donne sur un escalier et revient quelques secondes plus tard.
Il n'a plus sa chemise à fleurs et porte maintenant le chandail blanc. Il
passe près de nous et, devant notre air ahuri, chuchotte que nous sortions
tout de suite. On ne se fait pas prier deux fois. A l'extérieur, il nous dit:
«J'vous ava' ben dit que la vie est facile, icitte.» Je n'ose pas lui poser la question
qui me vient à l'esprit, à savoir si son message est de nous faire comprendre
que la vie sera plus facile pour nous si on se met à voler. J'en doute.
Pourtant, a en croire Samuel Buttler: l'honnêteté ne consiste pas à ne jamais voler, mais à
savoir jusqu'à quel point on peut voler, et comment faire bon usage de ce
qu'on vole. Nous marchons sur la rue Granville où
ça grouille de monde. Plus loin, nous tournons à droite sur la rue Davie,
jusqu'à un restaurant qui annonce des mets italiens. On s'installe à une
table et Ti-Pierre commande une pizza toute garnie et des verres de lait. Avant aujourd'hui, je ne savais pas
ce qu'était une pizza. Je le jure. L'aspect visuel en est dégueulasse, trop
de couleurs mélangées ensemble, mais c'est tellement bon au goût. — Ce soir, si vous voulez de
l'argent, j'vais vous montrer un endroit où ce sera facile d'en faire, nous
dit Ti-Pierre, en parlant la bouche pleine. Vous pourriez vous faire un 20$
en un rien de temps. Mais ça dépendra de vous. — Qu'est-ce que tu veux dire? demande
Donald, piqué par la curiosité. Ti-Pierre nous regarde tour à tour et
semble réfléchir à ce qu'il va dire. — Des homosexuels! Vous pouvez partir
avec l'un d'eux et passer la nuit avec lui. Donald réagit plus vite que moi: — Des tapettes! Jama' d'ma kâlisse de
vie! — Crisse de marde, ce n'est pas pour
moi non plus! dis-je, choqué. Donald ajoute: — On pourra' peut-être tapocher un
tapette et crisser le camp avec son argent... — Ouaip! Ce serait mieux que de se
faire jouer après le zizi! Ti-Pierre balance la tête de gauche à
droite, visiblement déçu par notre réaction. — J'vous conseille de ne pas faire
ça. Icitte, les homosexuels se protègent entr' eux. Mais vous savez, ce n'est
pas si pire que ça paraît être. Il y a des homosexuels qui sont ben corrects
et qui vous touchent même pas. Ou presque pas. Il faut raconter une bonne
histoire et si l'un d'eux à un oeil sur vous, que vous lui plaisez vraiment,
il fera tout pour vous garder avec lui. On appelle ça un sugardaddy. L'un des
bons endroits à fréquenter est le White Lunch sur Granville près de la rue
Bronson. Évidemment, vous avez toujours la possibilité de vendre des copies
du journal le Georgia Straight. Vous faites cinq cennes pour chaque
exemplaire vendu. Si vous êtes bon vendeur, vous pouvez vous faire quelques
piasses par jour. — Tout ce qu'on veut, nous autres,
c'est de se trouver une job..., dit Donald. Ti-Pierre se met à rire. — Y a rien d'drôle! lance Donald sur
un ton offusqué. Ti-Pierre soupire. — Allez-y! Faites-le! Si c'est là
votre choix. Reste à savoir si ça vous intéresse de vous faire exploiter. — Se faire tripotter par un tap...
homosexuel, dis-je, je suppose que ce n'est pas se faire exploiter ça? — Bien sûr! répond Ti-Pierre. Mais,
au moins, tu peux te faire beaucoup plus d'argent et, ça, en très peu de
temps. Donald a le dernier mot: — En tout cas, moé, chus pas prêt à
baisser mes culottes pour du papier vert. Sauf, bien entendu, si c'est du
papier-cul. Ti-Pierre sourit, émet un soupir
d'exaspération, se tourne vers moi et demande: — Tu ne manges pas tes croûtes de
pizza? Je regarde mon assiette et, peut-être
pour contre-balancer le genre d'humour que semble chérir Donald, je réponds: — Je ne mangerai pas ça, croûte que
croûte? Malheureusement, mon humour n'égale
en rien celui de Donald. Personne ne rit. Plus tard, nous sortons du restaurant
et retournons sur la rue Granville. Quand nous passons en face d'une taverne,
Ti-Pierre dit que c'est l'endroit idéal dont il a parlé pour faire de
l'argent en un rien de temps. Un peu plus loin, il y a le White Lunch. Puis
il nous quitte en nous souhaitant bonne chance. Nous allons très vite apprendre qu'il
existe deux catégories de hippies. Il y a les vrais, ceux qui déambulent sans
but précis tous les jours de la semaine et qui quêtent tout le monde. Et il y
a les faux, ceux qu'on appelle les teenyboppers et qui sont généralement les
fils et les filles à pôpa et môman. Ce sont des jeunes qui vivent à la maison
et qui, la fin de semaine, se déguisent pour faire comme les autres. Comme si
pour eux c'était une mode que d'avoir un look hippie. Les teenyboppers sont
facilement identifiables: ils ont toujours de l'argent dans les poches. Ce
petit détail est important car c'est surtout grâce aux filles teenyboppers
que je devrai ma survie. Quant à Donald, c'est différent, il n'a pas mon
problème de timidité. Et parfois je pense qu'il se débrouillerait encore
mieux s'il ne m'avait pas en affection. |