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08

Nous sommes dans le train qui file vers Vancouver. Derrière nous, se sont installées deux jolies filles. Nos paupières se font lourdes mais on ne veut pas dormir. On jette souvent un coup d'oeil aux filles. L'une lit un bouquin et l'autre regarde dans le vide. Donald se décide et bumme une cigarette. Je sais que c'est plus pour engager la conversation que pour fumer. Déception, ça ne marche pas. Elles ne sont pas bavardes ou elles veulent rien savoir de nous. Je sors un livre d'Henri Vernes de mon sac mais je ne lis pas. Donald part à la recherche des toilettes. Puis, les filles se lèvent et partent vers l'arrière du wagon. Donald revient et c'est à mon tour de partir. Pas moyen de marcher droit dans ce foutu train, il faut que je me tienne aux fauteuils. Je bois de l'eau à la buvette et quand je retrouve Donald, il me demande ce que les filles sont devenus.

Nous dépassons Banff et le Lac Louise. Les montagnes rocheuses, c'est grandiose et de toute beauté. Je me sens infiniment petit, un grain de sable sur cette terre, une poussière microscopique dans l'univers. Comment peut-on avoir l'audace de dire que l'homme est un être supérieur alors que la nature pourrait tout anéantir en une fraction de seconde.

Nous décidons de nous rendre à l'arrière du wagon. Un semblant de restaurant improvisé est constitué de trois tables et quelques bancs soudés au plancher. Y a pas de quoi fouetter un chat. Sur le mur, il y a une immense carte géographique du Canada. Avec mon index, je refais mentalement le trajet qu'on a parcouru depuis le départ: Québec, Ontario, Manitoba, Saskatchewan, Alberta et, complètement à l'autre bout en face de l'océan Pacifique, la Colombie Britannique. Ouaip! Y a pas à dire, on est maintenant très loin de la maison et c'est pas le moment de brailler pour y retourner.

Un petit escalier, près de l'entrée du "restaurant", permet d'atteindre le haut du wagon. Le plafond est vitré pour mieux apprécier le panorama qui s'offre à nous. Nous prenons les fauteuils tout au fond et faisons un somme.

Plus tard, à notre réveil, on s'est aperçus que les deux filles sont assises à l'avant du wagon. On se décide de les rejoindre pour essayer, encore une fois, d'entamer une conversation amicale. Et ça réussit, un peu, du moins.  On apprend qu'elles sont originaires de l'Angleterre et qu'elles se rendent à l'île Victoria. On a beau essayer de les flirter, notre charme n'opère pas. Je crois que c'est l'image qu'on projette qui est en cause. Il faut voir la situation en face. Elles ont le look  hippie à la Sonny & Cher alors que nous, on est encore à l'ère des rockers avec les cheveux gommés par en arrière à la Elvis Presley. On n'a aucune chance.

On ne s'en aperçoit pas mais plus le train avance et plus le temps se fait doux à l'extérieur. La neige, sauf du haut des montagnes rocheuses, a complètement disparu.

A un moment donné, le train s'est aventuré dans un tunnel creusé dans une montagne, puis il est passé sur un pont qui était tellement surélevé que j'en ai eu peur en regardant vers le bas. C'est comme si on avait quitté la terre pour s'aventurer sur les nuages. Juste en dessous, on ne voyait que des falaises et un immense fleuve qui semblait fâché. J'en avais les fesses serrées et me suis cramponné à mon fauteuil tout en fixant mon regard droit devant.

Soudain, les filles se lèvent et rassemblent leurs bagages. Je réalise que nous avons quitté les hauteurs depuis un bon moment. Je vois des maisons surgir de nulle part. Il s'est mis à pleuvoir. Le train a modéré sa vitesse et la voie ferrée longe maintenant une vaste étendue d'eau où sont plantés debout des dizaines et des dizaines de billots. A quoi ça peut servir?

Le train entre en gare. On ne sait pas où aller. On décide de suivre les filles. Sur le trottoir, Donald leur demande si elles savent où est la rue Pender car il faut se rendre au Georgia Straight. Elles nous renseignent. Mieux, elle s'y rendent aussi.

Nous marchons sous la pluie et empruntons une rue appelée Hasting. Puis nous traversons un parc dans une côte et où un clochard est couché sur un banc avec des journaux sales pour le couvrir. Juste après, c'est la rue Pender. L'une des filles pointe son index vers un édifice. Nous sommes arrivés.

Nous avons un long escalier à monter. Tout en haut nous vient un brouhaha indescriptible. Donald et moi sommes figés sur place. Autour de nous, c'est plein de jeunes gens aux allures excentriques, des filles et des gars aux vêtements colorés, chemises fleuries, de longues tignasses, quelques barbus. C'est comme si nous venions de faire intrusion dans un autre monde. Peut-être sommes-nous en train de vivre un épisode de la Twilight Zone. Ce qui me frappe c'est que personne ne porte du linge d'hiver.

Je regarde Donald qui me regarde. Il enlève sa grosse veste. Je garde la mienne. Ma veste Davy Crocket fait hippie. Je me sens moins dépaysé ainsi. Les deux filles du train ont vite disparu de notre vue. De l'autre côté d'un comptoir, des hippies s'affairent à rassembler un tabloïde qu'ils empilent le long du mur. Une fille compte les journaux et en remet à des gars qui sortent pour aller les vendre. Il s'agit du journal underground Georgia Straight Vancouver FreePress. Il y a, sur cet étage, un va et vient perpétuel, comme dans une ruche d'abeilles. Assis derrière un bureau, un gros type à la barbe et aux cheveux bouclés a le nez dans des papiers. Parfois, quelqu'un crie son prénom: Craig.

 

Malgré le bruit qu'il y a ici, certains hippies dorment sur le plancher. Mon regard se porte  et reste accroché  sur un jeune homme couché dans la position du foetus. Il n'est pas très grand et ses épaules sont recouvertes d'un blouson de cuir noir. Ce qui me fascine chez lui, c'est de voir que son épaisse chevelure lui descend jusqu'aux reins. Jamais, dans mon imagination, j'aurais pensé qu'un homme puisse porter les cheveux aussi longs. C'est stupéfiant.

Mais je n'étais pas au bout de mon étonnement. A un moment donné, il a bougé pour changer de position et j'ai vu son visage angélique et... si familier.

Je l'observais en me demandant «Où est-ce que je l'ai déjà vu?» et, comme s'il pressentait que quelqu'un l'épiait dans son sommeil, il s'est réveillé et m'a longuement dévisagé. Il devait sûrement se poser la même question que moi.

Nos yeux s'illuminent soudain et, se pointant mutuellement du doigt, on s'exclame en choeur:

— Heille, ch'te connais, toé.

Une chaleureuse poignée de main s'ensuit et je le présente à Donald. Je parle vite, tellement content de voir un visage connu.

— Au fait, j'me souviens pas de ton nom, que je dis. La première fois qu'on s'est rencontrés, c'était à un concours d'orchestres à l'aréna de Hull. C'était pendant l'été. À la fin de la soirée, alors que dehors il pleuvait à boire debout, tu t'es approché pour me bummer une cigarette. T'avais un anneau d'or à l'oreille gauche. C'est pas un détail que ch'peux oublier. Ensuite, on s'est revus à la salle de danse Le Girostade sur la rue Eddy...

— Ouais, ouais, ça m'revient maint'nant. Ce soir-là un groupe de Toronto jouait les nouvelles chansons de Herman's Hermits.

On se met alors à fredonner en choeur: "There's a kind of hush, all over the world tonight...”

  — J'm'appelle Ti-Pierre, dit-il.

— Ben tiens, moé aussi j'm'appelle Pierre. C'est-y drôle, ça, rien qu'un peu. Mon chum, c'est Donald.

 — Ça fait longtemps que vous êtes à Vancouver? demande-t-il.

— Non, on vient tout juste d'y mettre les pieds, répond Donald.

— C'est bizarre, dis-je. J'aurais juré que tu t'appelles André.

— Tu ne t'es pas trompé. Mais, ici, chut!, il faut m'appeler Ti-Pierre.

On rit de connivence. Donald et moi n'avons pas besoin qu'il nous fasse un dessin puisque, nous mêmes, avons opté pour une nouvelle identité. Nous n'avons pas encore mis en pratique nos prénoms fictifs mais ça viendra sous peu. Donald deviendra John et je serai Bob.

— Ecoute, Ti-Pierre, on est pris au dépourvu. On ne connaît personne ici et on n'a presque plus d'argent...

— Heille, man! Fa' toé z'en pas avec ça! Icitte, c'est facile de se faire d'l'argent. Surtout si t'es débrouillard. Tu peux vendre des copies du Georgia Straight, bummer sur le trottoir, faire des tap...

— Toé, ça fa' longtemps que t'es icitte?

— Depuis quelques mois, enfin, j'pense. J'sais pas trop. Le temps, pour moi, n'a plus tellement d'importance. Heille, ça vous dirait de manger une pizza, man?

Je n'ai pas osé lui demander “Qu'est-ce que c'est une pizza?”, alors j'ai simplement dit:

— Avec quoi tu veux qu'on la paye?

— Faites-vous en pas. Surveillez-moi et faites ce que je fais. C'est payant en masse. On va bummer su' l'trottoir pis si vous êtes débrouillards, en fin de soirée, plantez-vous devant une porte de taverne pour faire la même chose. Ceux qui en sortent ben saouls peuvent te donner des piasses. Pis si ça fait pas l'affaire, que vous voulez faire encore plus d’argent, vous pouvez partir avec l'un d'eux.

La perspective d'avoir à quêter ne m'enchante guère.

— Ça veux-tu dire que toi non plus t'as pas d'argent?

Pour un instant, Ti-Pierre semble pris au dépourvu par ma question.

— Euh... J'en ai un peu. J'essaie d'économiser pour me rendre au Mexique, qu'il finit par répondre.

Nous quittons les bureaux du Georgia Straight. Il ne pleut plus et un soleil radieux surplombe la ville de Vancouver. Je ne sais pourquoi, peut-être n'est-ce qu'une impression, mais il me semble que déjà j'aime cette ville. Je regarde les maisons, les édifices, les rues, les gens et... je me sens chez moi. Vancouver sera ma ville d’adoption.

C'est incroyable! Je ne sais pas si son truc c'est parce qu'il est sans gêne, parle et sourit à tout le monde mais, en l'espace de dix minutes seulement, Ti-Pierre a bummé six dollars et trente-cinq cents. Quant à moi, j'ai récolté zéro. Je n'ai pas osé tendre la main et interpeller les gens. Il faudra bien que j'apprenne pourtant, mais j'espère que cela se fera le plus tard possible. Donald a essayé de quêter et ça a marché pour lui aussi.

Plus tard, Ti-Pierre nous emmène faire un tour au magasin le Hudson Bay. Il dit qu'il n'en a que pour un moment, nous tourne le dos et s'en va. On le voit s'avancer vers une table pleine de chandails de laine en vente. Il en prend un dans ses mains, se retourne pour nous demander si ça lui va bien. Après s'être regardés brièvement, Donald et moi répondons en choeur: «Wouuuaaiin!»

Ti-Pierre nous plaque là, marche vers une porte qui donne sur un escalier et revient quelques secondes plus tard. Il n'a plus sa chemise à fleurs et porte maintenant le chandail blanc. Il passe près de nous et, devant notre air ahuri, chuchotte que nous sortions tout de suite. On ne se fait pas prier deux fois. A l'extérieur, il nous dit: «J'vous ava' ben dit que la vie est facile, icitte.»

Je n'ose pas lui poser la question qui me vient à l'esprit, à savoir si son message est de nous faire comprendre que la vie sera plus facile pour nous si on se met à voler. J'en doute. Pourtant, a en croire Samuel Buttler: l'honnêteté ne consiste pas à ne jamais voler, mais à savoir jusqu'à quel point on peut voler, et comment faire bon usage de ce qu'on vole.

Nous marchons sur la rue Granville où ça grouille de monde. Plus loin, nous tournons à droite sur la rue Davie, jusqu'à un restaurant qui annonce des mets italiens. On s'installe à une table et Ti-Pierre commande une pizza toute garnie et des verres de lait.

Avant aujourd'hui, je ne savais pas ce qu'était une pizza. Je le jure. L'aspect visuel en est dégueulasse, trop de couleurs mélangées ensemble, mais c'est tellement bon au goût.

— Ce soir, si vous voulez de l'argent, j'vais vous montrer un endroit où ce sera facile d'en faire, nous dit Ti-Pierre, en parlant la bouche pleine. Vous pourriez vous faire un 20$ en un rien de temps. Mais ça dépendra de vous.

— Qu'est-ce que tu veux dire? demande Donald, piqué par la curiosité.

Ti-Pierre nous regarde tour à tour et semble réfléchir à ce qu'il va dire.

— Des homosexuels! Vous pouvez partir avec l'un d'eux et passer la nuit avec lui.

Donald réagit plus vite que moi:

— Des tapettes! Jama' d'ma kâlisse de vie!

— Crisse de marde, ce n'est pas pour moi non plus! dis-je, choqué.

Donald ajoute:

— On pourra' peut-être tapocher un tapette et crisser le camp avec son argent...

— Ouaip! Ce serait mieux que de se faire jouer après le zizi!

Ti-Pierre balance la tête de gauche à droite, visiblement déçu par notre réaction.

— J'vous conseille de ne pas faire ça. Icitte, les homosexuels se protègent entr' eux. Mais vous savez, ce n'est pas si pire que ça paraît être. Il y a des homosexuels qui sont ben corrects et qui vous touchent même pas. Ou presque pas. Il faut raconter une bonne histoire et si l'un d'eux à un oeil sur vous, que vous lui plaisez vraiment, il fera tout pour vous garder avec lui. On appelle ça un sugardaddy. L'un des bons endroits à fréquenter est le White Lunch sur Granville près de la rue Bronson. Évidemment, vous avez toujours la possibilité de vendre des copies du journal le Georgia Straight. Vous faites cinq cennes pour chaque exemplaire vendu. Si vous êtes bon vendeur, vous pouvez vous faire quelques piasses par jour.

— Tout ce qu'on veut, nous autres, c'est de se trouver une job..., dit Donald.

Ti-Pierre se met à rire.

— Y a rien d'drôle! lance Donald sur un ton offusqué.

Ti-Pierre soupire.

— Allez-y! Faites-le! Si c'est là votre choix. Reste à savoir si ça vous intéresse de vous faire exploiter.

— Se faire tripotter par un tap... homosexuel, dis-je, je suppose que ce n'est pas se faire exploiter ça?

— Bien sûr! répond Ti-Pierre. Mais, au moins, tu peux te faire beaucoup plus d'argent et, ça, en très peu de temps.

Donald a le dernier mot:

— En tout cas, moé, chus pas prêt à baisser mes culottes pour du papier vert. Sauf, bien entendu, si c'est du papier-cul.

Ti-Pierre sourit, émet un soupir d'exaspération, se tourne vers moi et demande:

— Tu ne manges pas tes croûtes de pizza?

Je regarde mon assiette et, peut-être pour contre-balancer le genre d'humour que semble chérir Donald, je réponds:

— Je ne mangerai pas ça, croûte que croûte?

Malheureusement, mon humour n'égale en rien celui de Donald. Personne ne rit.

Plus tard, nous sortons du restaurant et retournons sur la rue Granville. Quand nous passons en face d'une taverne, Ti-Pierre dit que c'est l'endroit idéal dont il a parlé pour faire de l'argent en un rien de temps. Un peu plus loin, il y a le White Lunch. Puis il nous quitte en nous souhaitant bonne chance.

 

A partir de cet instant, le temps n'aura plus vraiment d'importance pour nous. Parfois nous ne saurons même pas quel jour on est. Tout ce qui comptera à nos yeux, ce sera notre survie et les rencontres que nous ferons.

Nous allons très vite apprendre qu'il existe deux catégories de hippies. Il y a les vrais, ceux qui déambulent sans but précis tous les jours de la semaine et qui quêtent tout le monde. Et il y a les faux, ceux qu'on appelle les teenyboppers et qui sont généralement les fils et les filles à pôpa et môman. Ce sont des jeunes qui vivent à la maison et qui, la fin de semaine, se déguisent pour faire comme les autres. Comme si pour eux c'était une mode que d'avoir un look hippie. Les teenyboppers sont facilement identifiables: ils ont toujours de l'argent dans les poches. Ce petit détail est important car c'est surtout grâce aux filles teenyboppers que je devrai ma survie. Quant à Donald, c'est différent, il n'a pas mon problème de timidité. Et parfois je pense qu'il se débrouillerait encore mieux s'il ne m'avait pas en affection.

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