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Sur la rue Georgia, pas très loin du magasin le Hudson Bay, il y a un petit parc avec une immense fontaine d'eau en son milieu. L'eau en jaillit très haut et retombe dans un large bassin cimenté et circulaire. Juste en face, c'est le palais de justice avec deux énormes lions de marbre de chaque côté de la porte d'entrée. Ce parc est l'un des endroits préférés des hippies. Ceux qui vivent dans le périmètre du centre-ville et des alentours s'y réunissent les fins de semaine. L'autre lieu de rencontre est évidemment le parc Stanley.

C'est au bord de la fontaine d'eau que Donald et moi avons rencontré trois beaux brins de filles: Sue, Lorene et Joan. Tout de suite nos choix sont faits. Donald courtise Joan et moi, je flirte Lorene. Cette dernière à un côté très sauvage qui me plaît beaucoup. Nous sommes navrés pour Sue, mais il va falloir qu'elle déguerpisse et c'est pourquoi, quand elle parle, on fait semblant de l'ignorer. Ce n'est pas gentil mais c'est ainsi. Les trois filles sont des teenyboppers. C'est donc dire que Donald et moi ne déboursons quoi que ce soit quand nous sommes avec elles. Elles nous traitent comme des rois.

Je ne m'éloigne jamais trop loin de Donald parce qu'il est mon interprète. Mais j'ai trouvé une façon de m'exprimer pour me faire comprendre de Lorene. Je fredonne les paroles des extraits de chansons des Beatles ou de d'autres groupes populaires. Et souvent ça marche!

De temps à autre, le panier à salade  des policiers passe sur la rue Georgia et ralenti quand il arrive devant la fontaine d'eau. Les hippies n'y portent pas vraiment attention. Par contre, quand on constate que le petit manège des policiers se répète plusieurs fois, c'est un signe qu'il se prépare quelque chose. Alors pour ne pas se faire embarquer et se retrouver au poste de police, on se disperse ici et là puis on revient au même endroit un peu plus tard.

A un moment donné, une quatrième fille s'est jointe à notre groupe. Elle s'appelle Jane et ce n'est pas l'une des plus jolies filles du quatuor. Elle n'est pas laide non plus. Malgré son amabilité, sa présence — ainsi que celle de Sue, la blonde aux gros seins— est fort encombrante.

Une journée, elles se font un plaisir de nous inviter, Donald et moi, à prendre un café et à déguster un beigne à la cafétéria du Hudson Bay. C'est une offre alléchante qu'on ne refuse pas.

La cafétéria se trouve au sous-sol du magasin. Nous sommes assis autour d'une table circulaire avec, en son centre, un trou d'où sort une longue tige de métal qui soutient un parasol ouvert. C'est étrange de voir ça dans un magasin mais il faut de tout pour faire un monde. En fait, ces tables aux parasols ouverts, je crois que c'est plus pour promouvoir la vente dudit matériel que pour le décor ou pour satisfaire le confort des clients. La logique me dicterait d'aller voir le gérant et de lui demander «Pourquoi il y a des parasols ouverts; est-ce qu'il y a des fuites d'eau au plafond?» et lui dire que les sièges sont trop hauts, qu'on a les jambes dans le vide et que c'est inconfortable. Je pourrais en profiter pour lui ajouter que la musique qui sort des enceintes dans les murs et qui couvre les conversations est endormante, voir quétaine.

J'ai peu à dire aux filles. C'est donc Donald qui alimente les conversations. Il raconte d'où l'on vient, quel fut notre voyage et qu'elle est notre situation présente. Il raconte tout avec emphase et dans les moindres détails. Le temps passe et les filles nous quittent en disant qu'elles feront leur possible pour nous aider si elles le peuvent.

 

En soirée, on se rend au Georgia Straight. On demande au dénommé Craig si l'on peut passer la nuit ici. Il répond que malheureusement il n'a plus le droit de laisser quiconque dormir à l'intérieur du bâtiment. Nous sommes déboussolés.

Donald a beau essayer de lui faire comprendre que nous avons été reférés par un type de Calgary qui a dit qu'il n'y aurait pas de problème. Rien à faire. Craig est catégorique. Il ne laisse plus personne coucher ici. Nous sommes confus et ne savons que faire.

Mais ce n'est quand même pas la déprime totale. Nous passons notre première nuit à la cafétéria du White Lunch de la rue Granville. Nous nous mêlons aux autres hippies et essayons de glaner quelques bribes d'informations qui pourraient aider éventuellement à notre survie en ce milieu étranger.

Le White Lunch est un restaurant rectangulaire et divisé en deux sections. Dans la première section, à partir de la porte d'entrée où il y a les cabarets et un long comptoir, il y a la nourriture que les employés servent aux clients et, tout au fond, ce sont les cuisines. Quant à l'autre section, elle est constituée d'une vingtaine de tables à banquettes rouges. L'endroit est généralement fréquenté par la faune nocturne: hippies, clochards, pimps et prostitués des deux sexes, quelques machos qui font figure d'extra-terrestes, des insomniaques et, bien entendu, des homosexuels.

Assis devant un verre d'eau que nous remplissons à toutes les cinq minutes environ, on apprend qu'il faut se méfier de la vieille employée grincheuse qu'est Molly. C'est qu'elle déteste cordialement les hippies mais tolère leur présence s'ils prennent une consommation.

Très tôt le matin, nous sommes de retour au Georgia Straight. Ti-Pierre dort sur le plancher, le corps recroquevillé et la tête appuyée sur sa veste de cuir... comme s'il protégeait son bien le plus précieux au monde. Un léger sourire effleure son visage d'ange. Il rêve peut-être à son prochain voyage au Mexique. Donald et moi trouvons une place de libre dans un coin, s'y installons et fermons les paupières. Je suis tellement fatigué que le sommeil vient rapidement.

Je rêve que mes parents m'engueulent. Ils insistent pour savoir la vraie raison de mon départ. Au fond, est-ce que j'ai une raison? Mais je ne prends pas le temps de réfléchir à la question. Habituellement quand je me sens agressé, physiquement ou verbalement, j'ai tendance à réagir violemment. Je mords. Les mots qui sortent alors de ma bouche font parfois place à une cruauté mal placée. Je crache mon venin. Et c'est ce qui se produit dans ce rêve...

Je dis: “Vous m'avez éduqué en prenant pour acquis que vous saviez tout de moi. Mais vous n'avez pas fait d'efforts pour me connaître, découvrir qui je suis vraiment. Je n'ai pas eu d'encouragements de votre part, je ne me suis pas senti appuyer dans le choix de mes activités ou de ce que je veux faire de ma vie. Vous n'avez jamais demandé ce que je voulais faire de ma vie. J'aurais aimé partager avec vous mes sentiments, mes goûts, mes opinions mais, pour les très rares fois que je parlais, vous n'étiez pas à l'écoute. En fait, vous écoutiez d'une oreille distraite et passiez ensuite à autre chose. Ce n'est pas uniquement d'un toit, de vêtements chics, des études et de trois repas par jour, ce dont j'avais besoin. J'avais besoin qu'on me parle, qu'on s'intéresse à moi. J'aurais souhaité qu'on ait un peu plus confiance en moi pour que je puisse, à mon tour, développer cette confiance.

Aussi, je voulais devenir guitariste et composer de la musique. C'est ça que je voulais faire de ma vie: être musicien. Etre musicien, c'est avant tout de l'écriture, de la création. Et créer, c'est être un auteur. Alors je voulais écrire de la musique. Qu'est-il arrivé à la première guitare que j'ai acheté avec mon argent? Papa me l'a enlevé des mains pour ensuite sortir dehors et la briser en mille morceaux sur l'alsphate de notre entrée de cour. Il est revenu en me criant par la tête que ce n'était pas avec ça  que j'allais gagner ma vie, qu'on ne vit pas sa vie en faisant de la musique, qu'il n'y a pas d'argent à faire là-dedans. Ce jour-là, l'année de mes seize ans, papa a brisé quelque chose en moi.”

Voilà. J'ai tout lâché d'une traite. Mes parents sont abasourdis, n'en reviennent pas que je sois si méchant, si cruel  envers eux et... continuent à me demander “Pourquoi est-ce que je suis parti?”. Les épaules m'en tombent. Ils n'ont pas écouté ou n'ont rien compris de ce que j'ai dit. Mais ce n'est qu'un rêve.

C'est l'après-midi quand je me réveille.  Aussitôt, je repense à ce rêve qui me hante. Aurais-je quelque chose à me reprocher?

 L'endroit est presque vide. Près de moi une jeune fille fredonne la célèbre chanson de Hank Williams, You are my sunshine, et j'ai l'idée de l'accompagner. Elle s'appelle Bonnie et son surnom est... Sunshine. C'est une très belle fille, trop belle pour moi. On poursuit avec une chanson des Beatles, I'II Get you, dont elle modifie les paroles: «It's not like me to pretend, but I'II get you, I'II get you in my bed ». On rigole. Puis, I Want to hold your hand change complètement de signification quand elle remplace le mot "hand" par celui de "pant".

Lorsque Donald est prêt, nous partons pour manger un morceau quelque part. Je le regarde et je me porte cette réflexion: il est d'un an mon cadet mais cela ne se voit pas. On se complète assez bien et ce malgré parfois des points de vue différents sur certains sujets. Mais on ne laisse jamais nos divergences d'opinions salir notre amitié. Nous sommes à l'écoute l'un de l'autre et de cela, j'en avais bien besoin.

 

Je n'arrive toujours pas à mendier comme les autres le font. Par conséquent, j'ai trouvé un autre moyen de faire un peu d'argent pour subvenir à mes besoins. Depuis maintenant une semaine que nous sommes à Vancouver et dès le deuxième jour, j'ai fait la connaissance d'un weirdo avec qui je vends maintenant des exemplaires du Georgia Straight en face du magasin Eaton sur la rue Hasting. Il s'appelle Abbie. Il a les cheveux frisés et très noirs, le regard vitreux et le visage couvert de boutons. C'est un avaleur d'amphétamines et autres cochonneries du genre. Il en absorbe une quantité industrielle et c'est surprenant qu'il soit encore vivant. Ce n'est qu'au quatrième jour que j'ai appris qu'il se shoote avec la seringue un liquide incolore qu'il appelle du cristal. Heureusement pour moi, il ne m'a jamais embarqué dans son affaire de drogue et j'en suis bien content. Notre relation en est une de business.

Quant à Donald, je ne sais pas ce qu'il devient. Je sais seulement que récemment il a rencontré des francophones et qu'il essaie aussi de se démerder pour ne pas crever de faim. Parfois on se voit au Georgia Straight, au White Lunch ou lors de la soupe à la City Mission près du Gastown. On ne s'est pas chicanés. C'est juste qu'on fréquente un monde différent et j'imagine qu'on se retrouvera à un moment donné. De ça, j'en suis sûr.

Abbie et moi avons trouvé une façon cool de vendre nos copies du Straight. Et ça marche étonnamment bien. Nous possédons chacun un espèce de tambourin, que nous avons piqué au département des jouets de chez Eaton, et chantons à tue-tête des airs de Noël tout en dansant sur place. Notre jovialité fait sourire les gens et beaucoup parmi eux sont reconnaissants qu'on mette un peu de gaieté dans leur quotidien. Alors nos journaux s'envolent comme des petits pains chauds. On se fait facilement trois dollars par jour. D'ailleurs, dans une même journée, nous devons aller plusieurs fois au Georgia Straight pour nous réapprovisionner en journaux.

Mon copain parle un peu le français et m'a raconté des choses étonnantes pour survivre à peu de frais. Une fois je lui ai dis «Abbie, tu devrais mettre ça par écrit pour en faire un livre». Au début, ça l'a fait rire. Puis, quelques jours plus tard, il a trouvé que l'idée n'était pas mauvaise et promettait d'y réfléchir sérieusement. Il m'a même soumis des titres pour approbation, du genre “Manuel de survie en ville” ou “Fuck le système”. J'ai répondu, quant à son deuxième choix, que jamais un éditeur n'oserait publier un titre pareil en couverture de livre parce que la société est trop conservatrice, elle a peur du changement. «Pas aux Etats-Unis», m'a lancé Abbie. Je me suis moqué de lui en rétorquant que «Ça reste à voir!»

Sacré Abbie, il aura été au bout de lui-même car vers la fin de 1972, toujours à Vancouver, dans une librairie, je tomberai par hasard sur des livres qu'il a écrit, avec des titres provocateurs tels que “Steal this book” et, justement, “Fuck the System”. Je n’en revenais pas. Il l’avait  fait! En plus, j'ai appris qu'Abbie était devenu une figure assez connue aux Etats-Unis dans un certain milieu... pas très catholique.

D'après lui, ça ne me coûterait que dix cennes pour pouvoir m'empiffrer la panse. Je me rends dans une boîte téléphonique et compose le numéro d'un restaurant qui fait des livraisons à domicile. Je passe ma commande et donne une fausse adresse. J'attends un peu dans la cabine téléphonique pour au cas où on rappellerait pour confirmer la commande. Puis j'attends patiemment. Quand le livreur arrive et qu'il se rend à l'adresse indiquée, j'en profite pour fuir avec les autres commandes qui sont restées dans l'auto.

Autre astuce signée Abbie, c'est que je rentre dans un restaurant fort achalandé et me fais servir un repas de roi. Plus tard, quand je reçois l'addition, je me rends aux toilettes puis reviens à la table pour commander un café. La serveuse me fait alors une autre addition. Je ne paie que celle-ci.

Ou encore, je me rends dans un supermarché, me prends un panier et y dépose des provisions pour laisser croire que j'achète et... j'en profite pour manger sur place. J'achète un journal dans une machine distributrice et je pars avec tout le paquet que je peux vendre au coin des rues. Je veux voir un film gratuitement? Quand les gens sortent d'une salle de cinéma, je me faufile parmi eux. En passant près de la guichetterie, je me tape la tête en parlant fort pour que l'employé m'entende: «Gosh! J'ai oublié mon... à l'intérieur!» Puis je m'installe dans un fauteuil au fond du cinéma en attendant la projection du film.

Il est cool, Abbie. Mais, ensemble, on n'a jamais mis en pratique ses idées bizarres. On a plutôt trouvé un autre moyen de manger gratuitement et sans voler qui que ce soit. Il m'a fait connaître un digger house. C'est un endroit où on sert la soupe et des sandwichs. On peut même avoir du linge selon ses besoins.

Les diggers ont pris naissance à San Francisco et c'est Emmett Grogan qui en est le père fondateur. Apparemment, c'est également Grogan qui serait à l'origine du signe peace adopté par les hippies. En fait, il paraît que Grogan ne faisait pas le signe du V avec son index et son majeur, que c'était un malentendu, car il avait plutôt la main retournée vers le bas. Ce qui, vers 1965, était l'équivalent du bras d'honneur.

Quant aux diggers, l'idée s'est rapidement étendue sur la côte ouest et Vancouver a maintenant les siens. Le problème, c'est que ça se fait du bouche à oreille entre hippies. Il faut être dans le coup  pour savoir où ça se passe. Un digger doit constamment changer d'adresse à cause du harcèlement des policiers. Je n'en comprends pas les raisons, politiques ou pas. Pourquoi la police mettrait-elle les pieds là-dedans? Il n'y a pas de drogue en ces lieux. Du moins, pas à ma connaissance.

Où Abbie m'a emmené, il y a une vingtaine de hippies qui mangent debout ou assis sur le plancher. Des portes installées à l'horizontal servent de tables pour la nourriture et la vaisselle en carton. Personne ne se sert soi-même. Quand j'ai demandé pour avoir deux hot-dogs, une jeune fille a fait semblant de ne pas comprendre — c'est du moins ce que je pense — et m'a gentiment répondu que dorénavant ça s'appelait des "love-dogs". Ils sont en train de devenir fous avec leur love ceci et love cela.

Pour Dormir, ce n'est pas tellement un problème non plus. Durant le jour, il y a le Georgia Straight et, pendant la nuit, soit qu'on reste éveillés à boire des cafés dans les cafétérias ou qu'on va dormir sur une plage près du parc Stanley.

Une journée de la deuxième semaine, Abbie a disparu. S'est-il fait prendre dans une affaire louche? Je ne le saurai jamais. Bonne route, Abbie.

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