C'est Ségou la coquette. Ségou la frondeuse, fière de son passé guerrier autant que
sûre, aujourd'hui, de ses richesses et de posséder le secret de refaire du Mali le
grenier de l'Afrique de l'Ouest (c'est ici que se trouve le siège de l'Office du Niger).
Atouts agricoles incontestables, richesses piscicoles inépuisables, grâce au Niger
nourricier, attraits touristiques tant géographiques que culturels, font de Ségou une
étape obligée pour tout voyageur.
Exceptionnellement belle, la route de Bamako à Ségou (220 km) justifie déjà le
déplacement. Traversant une région particulièrement giboyeuse, elle peut d'ailleurs
être dangereuse en raison de la monotonie de son parcours.
Quand s'estompent les forêts-galeries autour de la réserve de Faya (à une quarantaine
de kilomètres de Bamako), le trajet se poursuit à travers une succession de villages en
banco. Les cases sont encore circulaires, les tata (murs ou enceintes) qui les entourent
également. De petits édifices bâtis sur le même modèle, coiffés de chaume et
reposant sur un tas de pierres, servent de greniers : leur surélévation les préserve de
l'humidité à la saison des pluies.
Egalement en banco, mais sans toiture, plusieurs fourneaux fument dans les cours pendant
la saison sèche, en dégageant une odeur douceâtre ; durant deux ou trois jours, les
noix de karité cueillies pendant l'hivernage cuisent ainsi à ciel ouvert avant d'être
pilées et patiemment malaxées pour en faire du beurre. Celui-ci, vendu au bord de la
route, est utilisé à profusion dans la cuisine.
A mesure qu'on se rapproche de la ville de Ségou, les villages changent d'aspect. Le
banco règne toujours mais de circulaires les cases deviennent cubiques. Avant les
récoltes, elles disparaissent parfois au milieu des champs de mil, n'étant signalées
que par la présence de quelques manguiers "arbre sacré que l'on abat jamais parce
qu'il a été planté par les ancêtres".
Ce privilège, le manguier n'en a pas l'exclusivité. La région de Ségou recèle les
mystérieux "4 444 + 1 balanzans ", de ces arbres feuillus à la saison sèche,
mais inexplicablement nus durant l'hivernage, il a été dénombré 4 444 unités, mais le
dernier comme le veut la tradition, reste toujours introuvable.
Devenus plus nombreux, les balanzans guident le voyageur vers Ségou. A 6 km de la ville,
le Niger apparaît soudain sur la gauche de la route, majestueux. Sur ses eaux bleues
glissent des pirogues qui font office d'autobus entre les villages des environs et Ségou.
Il est possible de faire une promenade en pirogue sur le fleuve Niger, et d'aller, avec un
guide, visiter les villages de Samafala et de Ségoukoro où subsistent les vestiges d'un
glorieux passé. Les maisons, à l'architecture traditionnelle, sont ornées de splendides
portes du XIXe siècle. La mosquée de Ba Sounou Sacko, mère du roi Biton Mamary
Coulibaly (son tombeau est dans le même village), trône à Ségoukoro, portant
fièrement ses 200 ans. Si l'on arrive à Ségou par la route, dès l'entrée de la ville,
sa propreté frappe le visiteur. Sur l'avenue principale bordée de balanzans s'alignent
les bâtiments administratifs dont l'architecture pour une fois, n'a rien de rébarbatif.
D'inspiration néo-soudanienne, ces édifices n'ont pas le style aérien et tout en
finesse de ceux de Djenné ou de Tombouctou, et pas davantage ces toitures en terrasse qui
donnent à Gao son profil méditerranéen. Ségou a adopté un "cubisme " massif
et fonctionnel qu'une profusion de jardins fleuris, au sol comme en hauteur, réussit à
embellir. L'administration a même apporté sa contribution en dotant chaque bâtiment
d'une couleur et la succession des vert pâle, rose et blanc cassé parvient à n'être
pas sans beauté. Les quartiers d'habitation sont eux en banco rouge. Il est rare
qu'émerge des "carrés " (enceintes groupant plusieurs familles autour d'une
cour commune) un bâtiment à étage. Dans la plupart des cours croît l'arbre à karité,
dont proviendrait le nom original de la ville : SiKoro, c'est-à-dire "au pied du
karité ". Certains affirment toutefois que Ségou vient de Cheikou, nom d'un grand
marabout qui en serait le fondateur. Mais, quand on connaît l'anti-islamisme dont ont
fait preuve les Ségoviens, cette interprétation semble douteuse. La fondation de Ségou
divise Ici historiens comme les traditionalistes. Des Bozo venus du Nord au VIIe siècle
auraient été les premiers occupants de ce lieu idéal pour des pêcheurs. A moins que
des Soninké, fuyant l'empire du Ouagadou (ou Wahadou encore appelé Ghana) détruit et
envahi par les Almoravides au XIè siècle n'aient trouvé refuge dans ce no man's land.
Certains historiens affirment que c'est Kaladjan Kouloubaly, fondateur de la première
dynastie régnante des Bambara, qui aurait créé le premier village vers 1660. D'autres
enfin, soutiennent que c'est la deuxième dynastie, celle des Diarra, qui aurait
transplanté à Ségou sa capitale, Sikoro, devenue trop exiguë pour un royaume à son
apogée vers 1770. Sans doute ces incertitudes résultent-elles aussi de la confusion qui
a régné dans le pays bambara où, deux siècles durant, un Etat fortement militarisé a
vu se succéder une multitude de rois "élus " par les officiers, c'est-à-dire
portés au pouvoir par un coup d'Etat.
Le royaume bambara doit d'avoir vu le jour à l'anarchie consécutive à l'effondrement
des grands empires et à l'insécurité provoquée par la traite des nègres. Au XVIIe
siècle, l'empire songhoï
avait disparu, mais les conquérants marocains n'étaient pas parvenus à gouverner.
D'autre part, les bateaux négriers se disputaient les côtes de l'Atlantique, où ils
étaient approvisionnés par des roitelets ayant découvert que la chasse au fauve
rapportait moins que la, chasse à l'homme. Plusieurs princes s'étaient succédé à la
tête du pays bambara, tous appartenant à la dynastie des "kouloubaly Massassi
", ou "rejetons de roi ". Parmi eux Kaladjan Kouloubali régna durant
trente années (1652-1682) et, grâce à cette longue stabilité, permit la formation d'un
embryon d'Etat. A la fin du XVIIe siècle naît Mamari Kouloubaly, fils d'un chasseur
nommé Tiguiton qui, ayant eu cet enfant sur le tard, se serait écrié en apprenant la
nouvelle : " Bi To Yé Va " c'est-à-dire : " Quoi ? De mon vivant ! "
Certains voient dans cette exclamation paternelle l'origine du surnom de Biton donné par
la suite à Mamari Kouloubaly.
D'autres affirment que Biton vient de Bi Ton, chef des Ton, associations villageoises sur
lesquelles le jeune homme allait asseoir son royaume.
A l'origine groupe de chasseurs se réunissant pour boire ensemble le niô dolo (bière
de mil, toujours aussi appréciée à Ségou), le Ton s'est rapidement transformé en une
association villageoise. Les associés rivalisent entre eux aussi bien à la chasse que
devant les calebasses d'hydromel. Mais se découvrant bientôt de véritables talents
militaires, ils forment une armée de métier, dans laquelle sont peu à peu incorporés
des captifs de guerre et des hommes n'ayant pu verser à l'Etat leur quote-part...
d'hydromel. Ils prendront le nom de Tondjon qui, désignant auparavant les seuls membres
volontaires, s'applique désormais restrictivement aux "esclaves du Ton ". De
1712 à 1755, Biton Kouloubaly, chef incontesté, consolide son armée - qui comporte une
flotte fluviale et organise le royaume bambara sur la base des Ton villageois. Etat à
l'abri au cur d'une région saignée par la traite des nègres, celui de Ségou
apparaît invincible. Il devra sa perte à des dissensions intérieures.
Successeur de Biton Kouloubaly, son fils Dinkoro est assassiné pour " cause de
tyrannie " en 1757. Son frère Ali subit le même sort, cette fois pour "cause
de ferveur islamique " le malheureux ayant eu la mauvaise idée de bannir les cultes
animistes et... l'hydromel. Après Ali, la confusion s'installe. Les Tondjon, soldats
perdus, font et défont les rois au gré de leurs orgies, se contentant de proclamer
après
chaque coup d'Etat : " Ka Gno Chi falen " c'est à dire: " Il faut
remplacer la semence " -- entendez : il faut changer de roi.
En 1766, un esclave affranchi des Kouloubaly, Ngolo Diarra, l'emportant sur ses compères,
met au pas les Tondjon. Sa dynastie régnera jusqu'à la fin du royaume bambara. Son fils
Monzon parviendra même à étendre son territoire mais, après lui, Da Diarra se heurtera
à un adversaire inattendu : dans le Massina (voir la notice) s'est formé un Etat peul
musulman, celui de Cheikou Hamadou, qui proclame la djihad (guerre sainte) contre les
"païens ", c'est-à-dire les animistes. La lutte entre Peul et Bambara sera
longue et durera jus qu'à l'intervention d'un autre bras de Dieu, El Hadji Oumar, le roi
toucouleur se chargeant lui aussi de " balayer du pays tous les infidèles ".
Face à ce nouveau danger, le Massina et le royaume de Ségou font taire leurs rivalités
et forment une coalition. Quand El Hadji Oumar s'empare de Ségou (1861) et rase
Hamdallahi (1862), capitale du Massina, les Peul et les Bambara ne désarment pas. Ils
continueront de harceler le conquérant qui, acculé aux falaises de Bandiagara, meurt
mystérieusement en 1864 dans les grottes de Djiguimbéré.
Mais ces guerres n'étaient pas terminées que Ségou dut affronter une nouvelle
menace, celle des troupes coloniales françaises. Successeur d'El Hadji Oumar, son fils
Ahmadou tente d'organiser la résistance en coalisant Toucouleur, Bambara et Peul. Au
début de 1880, il inflige une humiliation à la France en retenant prisonnier à Nanyo
(à 35 km de Ségou) Gallieni, alors capitaine. Mais, affaibli par les dissensions, le
pays est mûr pour la domination étrangère. Le 6 avril 1880, les troupes françaises
entrent à Ségou : puis les Français créent pour les seconder les Etats du Sansanding
dirigés par le Fama (roi) Mademba Sy, un Sénégalais ancien employé des postes. A
Ségou. Mari Diarra, réinstallé sur le trône bambara par les Français, est exécuté
un mois plus tard, sous l'accusation d'avoir trahi ses tout récents protecteurs. La
guérilla continue en effet et le 19 avril 1892, un officier de l'armée coloniale, le
lieutenant Huilard, est tué dans une embuscade. La répression sera terrible et Ségou
restera désormais sous administration militaire.
Mais de soumission, il n'y en aura pas. Sauf si l'on tient pour tel le fait que les
Bambara aient massivement embrassé la religion chrétienne apportée par les blancs
après avoir si âprement résisté à l'islam. En réalité, les citadins, comme les
paysans de Ségou demeurent profondément attachés à leurs croyances ancestrales, mais
ils trouvent plus de tolérance dans les prescriptions du christianisme que dans le
rigorisme musulman. Heureusement, la colonisation n'a pas apporté que la "religion
des blancs ". Elle s'est accompagnée de l'introduction de la technologie, et s'il
est une région du Mali à en avoir profité, c'est bien celle de Ségou.
C'est là qu'est ne l'Office du Niger, chargé de rétablir dans leurs lits fossiles les
bras du fleuve, avec cet objectif, fixe au début du siècle : près d'un million
d'hectares irrigués, grâce à la résurrection des anciens défluents En 1947, le
barrage de Markala (à 40 km au nord de Ségou) est inauguré. La puissance coloniale n'en
fera pas plus ; le coût des investissements et la paupérisation du Mali ont limité les
ambitions Mais, aujourd'hui, les canaux du Massina et du Sahel, maintenant en service,
autorisent de nouveaux espoirs. Mieux, les terres irriguées n'ont pas suffisamment de
bras pour les travailler. Partant de Markala en direction du nord, le canal du Sahel
incarne la contre offensive face à l'invasion du désert. Venant à la rencontre des
sables, les eaux, rétablies dans leur lit des premiers âges, approchent désormais de la
frontière mauritanienne : elles devraient bientôt incurver leur cours vers l'Ouest pour
aller à la rencontre du lit d'un autre fleuve disparu : la vallée du Serpent.
Ainsi, depuis Ségou, le Mali du XXe siècle renouerait avec ses origines, ces lits
fossiles rendus aux eaux correspondant exactement au trajet suivi par le mythique python
protecteur du bétail, Thianaba.
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