Chapitre Dix

L'Onction

Mgr Rémy se trouve dans une situation embêtante. Au moment où il s’apprêtait à partir pour répondre à un important dîner-conférence, chez le Gouverneur Général, le téléphone est venu interrompre sa démarche, car on l’appelait pour venir auprès d’une vieille amie, grièvement malade depuis quelques semaines et qui se trouve maintenant dans un état critique. Elle demande Monseigneur. Il ne veut pas décevoir la famille; il ne veut pas - ne peut pas – refuser sa présence et son ministère à une bonne amie à un moment que l’on croit être son dernier. On ne peut remettre la mort à demain. Que faire? "Seigneur, venez à mon aide; aidez-moi à être présent à tous."

Après avoir fait un appel téléphonique à la résidence du Gouverneur Général pour s’excuser en expliquant qu’il serait en retard, sinon absent, l’Évêque Rémy prend sa trousse noire dans laquelle se trouvent les saintes huiles, son rituel et son étole; place les saintes espèces dans la custode qu’il suspend à son cou; saute en auto, et file sans délais jusqu’à la demeure de son amie mourante.

Arrivé à l’endroit, on le conduit directement à la chambre de la moribonde. L’Évêque demande au médecin et à tous présents de le laisser seul avec elle pour entendre sa dernière confession. Après avoir donner l’absolution à la malade, il invite toute la maisonnée à revenir participer au rite de l’onction des malades. L’étole sur le cou et le manuel en main il prend l’étui des saintes huiles qui se trouve dans sa trousse et en retire une fiole: "Le Saint Chrême – ce n’est pas la bonne", murmure-t-il. Il met celle-là de côté et prend la suivante qui est l’huile des malades.

Non seulement la cérémonie édifie les personnes présentes mais le sacrement produit en plus ce qu’il signifie et on constate immédiatement un regain de vie chez celle qui était mourante. Mgr Rémy n’est pas surpris; il a souvent été témoin de ce regain de force morale et physique après l’administration de ce sacrement. Parce qu’ils reconnaissent cette efficacité du sacrement, les témoins les plus sensibilisés à la vie de l’Église sont d’autant plus émus par la tendresse et la sollicitude de Dieu qui se révèle dans les gestes et les paroles de ce rite. L’évêque, lui-même sensible à l’amour effectif de Dieu manifesté par le geste qu’il vient d’accomplir regrette que certains considèrent quasiment ce sacrement comme une condamnation à mort - ce qui explique la douleur accrue par la présence du ministre. Il croit qu’il y a un apport culturel dans cette attitude et que l’ancien nom d’extrême onction a contribué, en quelque sorte, à sa formation.

Le digne ministre du culte replace la fiole dans son étui et procède à l’administration du saint viatique. Ayant fait communier la malade, il se tourne vers la parenté et les amis pour les encourager comme il sait très bien le faire, surtout lorsqu’il partage intimement leur peine. La vieille amie le fait approcher de son chevet:

"Monseigneur, je me sens beaucoup plus forte. Je sais que vous avez une lourde charge et que vous devez avoir de bien d’importantes choses à faire. Je ne veux pas vous retenir davantage."

L’Évêque regarde sa montre. Il serait encore assez tôt pour se rendre chez le gouverneur-général.

"De fait, j’avais un rendez-vous important. Mais je ne peux pas vous laisser…."

Allez! Allez! Monseigneur. Sincèrement, je vous en prie."

Les proches, aussi insistent, puisque c’est le désir de la malade et que le sacrement lui à déjà rendu des forces.

"Très bien, mais si elle faiblissait encore, donnez-moi un coup de fil. Vous avez un bout de papier et un crayon que je vous inscrive un numéro de téléphone?"

On les lui apporte et il écrit l’information.

"Voilà! Si je ne suis pas encore arrivé chez-moi, signalez celui-ci."

"Bon courage! Ne vous gênez pas pour me faire demander s’il le faut."

"Il n’est pas sitôt rendu à son auto que l’on court après lui:

"Monseigneur! Monseigneur!"

"La pauvre femme!", pense-t-il. "Je n’aurais pas dû partir." Il ouvre la portière et s’apprête à retourner en vitesse à la maison…

"Monseigneur! Vous avez oublié ceci!"

"Oh! Le Saint-Chrême. Merci."

Il enfile la fiole dans la poche et prend, sans perdre une minute, le chemin de la résidence du gouverneur-général.

Arrivé à destination, il n’a pas besoin de s’identifier. Le serviteur, qui le connaît, le conduit jusqu’à la porte de la grande salle de réception et annonce son arrivée. Tous les convives se lèvent et Son Excellence, le gouverneur-général Melki Zédec vient à sa rencontre. Le premier dignitaire du pays, homme grand et impressionnant, se déplace avec beaucoup de dignité et de grâce malgré sa jambe prothèse. Monseigneur a beaucoup d’affection pour cet homme dont le souci des pauvres, l’intérêt pour la famille et pour la jeunesse, ont déjà gagné l’attachement de ses sujets et fait sa renommée partout au pays et à l’extérieur. Il admire la capacité qu’il a d’inspirer par ses discours comme par ses actes.

Les deux hommes éminents se saluent avec un brin d’humour:

"Bienvenu, Excellence!"

"Merci Excellence!"

"Vous savez, mon gouverneur-général, si j’en avais le choix, le titre que je préférerais serait celui de Père. Cela impliquerait davantage la compassion et le souci des âmes."

"Et moi, celui de Docteur. Cela impliquerait davantage la compassion et le souci des corps."

En riant, le digne homme d’État prend son ami par le bras, pour le conduire à la table. Après avoir salué Madame Day-Cotey, Monsieur Maurin et tous les membres de L’Ordre des Voltigeurs, l’évêque prend la place qu’on lui a réservée, à la droite du gouverneur-général, et tous s’assoient de nouveau. Lorsqu’on a servi le dignitaire de l’Église, les convives se remettent à manger le repas simple mais préparé avec goût et art. On a placé les tables le plus près possible les unes des autres et les voltigeurs ont pris place de sorte que les hommes sont d’un côté et les femmes de l’autre selon leur pratique habituelle.

Au moment opportun, Madame Day-Cotey se lève pour prendre la parole. Après avoir fait les salutations d’usage, elle introduit le sujet de son discours:

"Aujourd’hui, nous vivons un moment historique pour l’Ordre des Voltigeurs et aussi nous l’espérons par la grâce de Dieu, un moment historique pour notre pays. Malgré ce que je viens de dire, vous ne voyez aucun représentant des médias parmi nous. La plupart d’entre vous ne saviez même pas en quel honneur vous aviez été convoqués chez le gouverneur-général. Et maintenant, vous vous demandez peut-être si on ne vous a pas induit dans une société secrète. Non! Certainement pas! Les voltigeurs agissent toujours au grand jour; ils n’ont pas de secret. Par contre, nous avons voulu faire du geste que nous allons accomplir, un acte privé et intime. C’est pourquoi, cet événement se déroule à huis clos. De plus, nous avons voulu éviter à son Excellence, le gouverneur général, autant d’embarras que possible.

Dans une réunion précédente, leurs Excellences, Mgr L’Évêque et le Gouverneur Général; Monsieur Maurin et moi-même, avons pris une décision concernant un projet qui nous tenait à cœur – à nous en particulier, les directeurs de la Solidarité pour la Justice et la Paix, à moi-même, encore plus spécifiquement, comme Générale de l’Ordre des Voltigeurs; Un projet qui nous tenait à cœur surtout depuis la nomination du Docteur Zédec au poste le plus élevé de notre pays. Il s’agit d’un engagement très spécial de l’Ordre des Voltigeurs envers le Gouverneur Général; c’est-à-dire, un engagement envers la personne du Gouverneur Général plutôt qu’envers son office, car nous ne pouvons pas présumer de la même bonne entente avec ses successeurs. Vu les implications multiples d’un tel dessein et vu la position extrêmement délicate dans laquelle il se trouve, Son Excellence s’était réservé une bonne période de temps pour y réfléchir. Finalement, à la joie de tous, il a jugé notre projet non seulement valable et désirable, mais aussi exécutable.

Donc, aujourd’hui, si nous recevons votre consentement unanime, l’Ordre des Voltigeurs s’engagera par un vœu solennel, en présence de Monseigneur Rémy comme témoin, à demeurer toujours disponible pour assister le gouverneur général dans l’exercice de son «droit d’être consulté, son droit d’encourager, et son droit d’avertir» là où, au niveau national le bien-être de ses sujets est impliqué. Nous deviendrons, par le fait même, les hommagers de son Excellence le Docteur Melki Zédec.

Je vous donne, maintenant, l’opportunité de poser des questions, après quoi on vous demandera d’exprimer votre accord ou désaccord. Remarquez que cet exercice est un privilège qui ne revient qu’à vous. Aussi longtemps qu’il y aura un gouverneur général qui consentira à cette entente, ceux qui viendront après vous devront s’en tenir à la décision que vous aurez prise aujourd’hui."

Les questions et la discussion qui suivent dénotent une atmosphère positive, sinon enthousiaste. Lorsqu’on demande aux voltigeurs de se prononcer, tous se lèvent pour articuler un "aye" bien convaincu.

Après le préambule de Madame Day-Cotey et l’acquiescement des voltigeurs on est prêt à procéder à la cérémonie qui se déroulera simplement en combinant le prévu avec l’imprévue. Au garde-à-vous, les voltigeurs font demi-cercle, en deux rangées (femmes devant et hommes derrière) autour de l’évêque qui se tient debout et du gouverneur général assis sur un trône improvisé. Ce trône consiste en une lourde chaise quelque peu grossièrement découpée et sculptée que l’on a placée sur la petite estrade qui sert au musiciens souvent invités à la salle de réception pour égayer les hôtes. Malgré son manque d’élégance ce meuble antique offre à l’œil une impression de force et de stabilité. Et même, on dit que cette chaise fut fabriquée pour Samuel de Champlain, le premier gouverneur du pays.

Les voltigeurs, levant tous ensembles la main droite, présente leur hommage de service, de disponibilité et de fidélité:

"Nous, de l’Ordre des Voltigeurs, présentons solennellement notre hommage à Votre Excellence en ce jour du 25 mars…"

La générale de l’Ordre prononce une à une chaque phrase de la formule et tous répètent en chœur. La déclaration faite, il y a un moment de pur silence que le gouverneur général interrompt:

"Et moi, Melki Zédec, gouverneur général de ce pays, j’accepte en ce même jour cet hommage de l’Ordre de Voltigeurs."

Tous applaudissent joyeusement. Madame Day-Cotey invite l’évêque à bénir leur engagement:

"Monseigneur Rémy, nous ne voudrions pas partir de ce lieu privilégié sans avoir reçu de l’Église sa bénédiction. Avec vous comme témoin et avec votre bénédiction, puisse notre engagement être signé dans le ciel."

Les voltigeurs s’agenouillent tous et le gouverneur général suit spontanément leur exemple. En prononçant les paroles appropriées, l’évêque lève la main, bénit, et d’un geste continu il met spontanément la main sur la poche de son veston. "La fiole du Saint Chrême – j’ai oublié de la remettre dans ma trousse", constate-t-il.

Les voltigeurs se relèvent mais le gouverneur général demeure agenouillé, gardant les yeux fermés comme s’il méditait ou priait. Soudain l’évêque a une inspiration – non pas une inspiration douteuse, mais une inspiration certaine qui ne laisse aucun choix. Conscience oblige: Il doit agir selon cet impératif catégorique. Il sort la fiole d’huile de sa poche et s’approche du noble docteur qui juste à ce moment relève la tête:

"Et pour toi, Melki, je ferai davantage…"

L’évêque fait une onction sur le front de l’homme étonné et continue:

"À ton baptême, au moyen de ce chrême, tu as été oint «prêtre, roi et prophète». Par cette même huile qui coule encore une fois sur ton front, que cette même grâce de ton baptême soit renouvelée et augmentée en vue de la tâche particulière que la Providence t’a confiée. Que l’Esprit qui était présent à ton baptême t’assiste encore d’une façon spéciale dans ce ministère unique qui t’est confié en vue du bien-être de notre patrie."

Madame Day-Cotey, ayant l’esprit toujours présent, sort un tissu de soie de sa sacoche et éponge l’huile qui coule sur le visage de l’oint. Ce tissu, elle le conservera précieusement comme une relique.

Tout est devenu parfaitement tranquille dans la grande salle: pas un son, aucun remuement. Mais, il y a quand même un mouvement – un mouvement intérieur ressenti par chaque personne présente – un invisible feu qui descend sur chacun, allumant les cœurs et gonflant les poitrines, de sorte que tous finissent par entonner spontanément, glorieusement: "O Canada !…"

Ce fut un des grands moments de la vie de Jean-Nil. De retour à la Maison de la Justice, dans sa chambre, il médite ce qu’il a vécu quelques heures plus tôt. Même s’il n’a pas vu de miracle, il a quand même été témoin d’un acte de Dieu. Aux miracles, il y croit. Ce sont des signes de Dieu pour affermir la foi; pour augmenter la vision de ceux qui voient déjà. Mais, ce qui l’émerveille encore plus que les miracles, c’est la puissance cachée, presque imperceptible d’un Dieu qui parvient à faire l’histoire malgré les hommes qui se l’arrachent de tous côtés avec tout l’effort de leur volonté libre. Que Dieu agisse dans le monde, se soumettant à la loi naturelle qu’il a lui-même établie, cela l’émerveille, mais qu’il parvienne à accomplir son plan dans le monde malgré la liberté de l’homme, cela l’étonne. Voilà plus qu’un miracle ! Voilà un mystère!

Aujourd’hui, Jean-Nil a vu Dieu agir, caché sous les apparences banales d’une simple cérémonie. Comment faire, dans les médias, le reportage de cette présence invisible qui se manifeste si discrètement tout en maintenant le monde dans son existence? Comment communiquer cette expérience à un auditoire sensible aux ondes du son et de la lumière mais insensible aux ondes spirituelles qui meuvent le monde par l’intérieur? Doit-on déduire que cette expérience a été vécue seulement pour ceux qui y ont participé ? Doit-on, au contraire, en faire part à tous? Jean-Nil finit par conclure que l’expérience a été pour tous, mais la façon de la communiquer aux autres c’est de vivre à fond sa vocation de voltigeur.

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© 2002, Jean-Nil Chabot


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