Après avoir pris congé de son Hôte, le voltigeur descend à la route où il doit prendre l’autobus. Le soleil brille déjà avec impertinence, ce qui le pousse à chercher de l’ombre sous un grand orme où, il y a un moment, l’air vibrait d’un gazouillement constant. Maintenant ces oiseaux timides sont partis chanter ailleurs. Un autre son ne tarde pas à frapper ses oreilles; le vrombissement d’un moteur. Prestement Jean-Nil va se placer à un endroit propice pour le faire stopper.
L’autobus s’arrête, l’homme au béret bleu monte, paie son billet, et se retourne pour parcourir visuellement les sièges vide afin de choisir le sien. Ses yeux s’ouvrent tout grand de surprise en reconnaissant un passager. Il s’agit de la demoiselle Leblanc, Jocelyne, qui cherche à attirer son attention en indiquent le siège vide à côté du sien. Jean-Nil s’approche de la radieuse jeune femme avec l’intention plus ou moins claire de la saluer avant de passer outre pour aller s’asseoir à l’arrière. Mais à son approche, la demoiselle se glisse sur le siège du fond, laissant le sien libre pour lui. Il hésite un instant, retourne le sourire qui le séduit si candidement qu’il place sa serviette sur la tablette et s’assoit sur le siège déjà réchauffé pour lui.
"Que faites-vous ici, Mademoiselle?"
Elle répond sans le regarder:
"J’ai pris une journée de congé pour visiter la famille de mon oncle. Je retourne maintenant rejoindre l’équipe. J’imagine que vous allez rejoindre la vôtre aussi?"
"Oui. Je suis resté derrière pour une journée d’activité avec un associé. Mais je ne savais pas que vous étiez de cette région…"
"La famille de ma mère est d’ici. Saviez-vous que ma grand-mère demeure à Nicosac? Je vais loger chez elle durant le temps que nous serons dans la région. Avec nos deux équipes il ne faudra que quelques jours pour faire tout le village."
Jean-Nil essaie de ne pas devenir trop intime avec sa compagne mais, petit à petit, il se laisse emporter par jouissance d’être avec elle. Les deux jeunes gens, seul à seul pour la première fois, commencent d’abord à parler de leur famille, de leur travail, puis graduellement ils échangent des pensées et des sentiments plus personnels et découvrent ce qu’ils chérissent et ce qu’ils possèdent en commun. Ce dialogue les rend de plus en plus conscients de leur sentiments réciproques mais, à cause des normes établies par l’Ordre des Voltigeurs, ils résistent à la tentation de faire directement des aveux. Toutefois, même si la bouche se tait, le cœur trouve des moyens astucieux de parler. Il y a longtemps, par exemple, que les yeux ont fait leurs aveux. Maintenant, il y a cette jolie tête qui vient s’appuyer délicatement sur l’épaule de son compagnon. Jean-Nil en ressent toute la douceur. Elle a fermé les yeux. Il regarde les lèvres pleines, bien arrondies et bien colorées. C’est par elles que l’esprit parle, que le cœur parle et que la passion, aussi, parle. Jean-Nil n’ira pas si loin; il résistera au baiser; il résistera même à la tentation de l’appeler par son prénom, car il veut à tout prix demeurer fidèle à sa vocation de voltigeur. Même la plus petite désobéissance pourrait le faire glisser et causer sa chute. C’est sans doute avec sagesse que les fondateurs ont établis ces restrictions linguistiques qui excluent l’intimité. Il faut être fidèle à la règle. Déjà croit-il être allé trop loin, mais il ne se sent pas le courage de repousser ce doux contact sur son épaule et les fins cheveux noirs qui lui frôle la joue.
"Jean-Nil?"
Il tressaille. Il est surpris qu’elle l’ait appelé par son prénom; surpris qu’il n’en soit pas choqué; surpris de l’éloquence de son propre nom lorsque prononcé par les lèvres qu’il désire malgré lui. Il voudrait continuer d’entendre ces même lèvres prononcer son nom. Il voudrait que cet être aimée qui se colle à lui continue de lui caresser ses en murmurant cette ces deux syllable si aptes à toucher son moi intime, si apte à envoûter son cœur.
Sans la voir, il sent que du regard elle mendie une réponse. Mais, il lui refuse ce commerce des yeux. Il voudrait la serrer contre lui, mais sa conscience le lui refuse. Il voudrait, réciproquement lui faire entendre la douceur de son prénom - lui dire "Jocelyne", à l’oreille - mais il n’ose pas; il ne peut pas. Celle que de tout son être il désire pour être "la chair de sa chair et les os de ses os" il y a déjà renoncé neuf ans plus tôt lorsqu’il a sacrifier le mariage en se consacrant tout entier au Seigneur.
En ce moment, rien ne peut le garder dans le voie qu’il s’est choisie, et qu’il croit être un appel du Seigneur, sinon le recours à la grâce de ce même Seigneur. Instinctivement, il le prie, le supplie de lui donner une force au dessus de sa propre force, ou plutôt, au dessus de sa propre faiblesse. Le cœur lui saigne de ne pouvoir donner cours à l’amour. Un blessure s’ouvre et il a mal, mais il ne peut pas! Finalement, la force qu’il a demandée lui vient.
Pour s’aider mentalement, il pense à la règle et à l’esprit de L’Ordre des Voltigeurs. La fraternité le soutient même à distance. Il ne veut pas faire de peine à ses frères et sœur de l’Ordre, qu’il aime aussi, quoique de façon différente. Mais par dessus tout il veut être honnête et fidèle envers son Dieu.
Il tourne le visage. Cette fois, il la regarde tristement, hochant la tête. Elle comprend et se redresse en fermant les yeux. Le voyage se continue dans le silence.
Ce soir-là, le Voltigeur est fatigué et déprimé. Il a de la difficulté à se montrer bienveillant envers ses hôtes, un jeune couple avec deux enfants en bas âge. Ce sont des gens très intéressés à la cause et le pressent de questions. Ils veulent connaître les progrès de La Solidarité et ses projets; ils veulent savoir comment se portent Madame Day-Cotey et Monsieur Maurin, ainsi que tous ceux, parmi leurs connaissances, qui se trouvent à Canabourg. Jean-Nil, cependant, n’a ni l’esprit ni le cœur à la tâche et malgré ses efforts pour se donner le même ton enthousiasmé qu’il perçoit chez ces bonnes gens, il a l’impression de sonner faux et de n’être pas la hauteur de son devoir. Il se demande ce que ses hôtes peuvent bien penser de lui. La réalité, toutefois, est qu’il cache sa peine avec succès et on se rend pas compte de son trouble.
Les voltigeurs doivent apprendre vite à se montrer tout à tous puisque au cour de leurs tournées ils sont toujours au dépend des gens qui leur donnent le logement et la nourriture. Ils n’ont guère le temps de s’abandonner à eux même, puisqu’ils sont toujours à la dispositions des autres. On leur donne l’hospitalité, mais eux donnent de leurs personnes. Sirois et ses camarades maîtrisent bien l’art de se donner, mais cela ne veut pas dire qu’ils n’en ressentent pas souvent beaucoup de fatigue.
Ce soir, Jean-Nil se sent épuisé et il le déclare à ses hôtes en leur demandant de l’excuser. Heureusement, il a la chance d’avoir son propre lit dans la chambre du bébé. Souvent, le voltigeur doit coucher sur un divan ou sur un matelas d’occasion dans le salon où il doit attendre que tous aient fini de regarder la télévision et se soient retirés avant de se mettre lui-même au lit. Et le lendemain, il faut se lever le premier afin de libérer sa chambre de fortune.
Avant de se coucher, Jean-Nil s’agenouille, fait sa prière, et ouvre sa Bible. La Joconde s’y trouve, toujours fidèle à son devoir de signet. L’Image…! Aujourd’hui il a renoncé au réel, à un amour en chair et en os, et voici que ce pur symbole qui n’a pas de voix pour prononcer son nom, pas de chair pour communiquer sa tendresse, pas de main pour caresser; voici que cette carte désincarnée continue de tenir une place dans sa vie! Il la prend et la lance dans la corbeille à déchets.
Quelques minutes plus tard, après avoir lu un passage biblique, il se lève et repêche machinalement l’image de la corbeille car il a besoin d’un signet. Avant de la remettre à sa place parmi les Écritures, parce que dans sa propre poitrine le cœur lui fait encore mal, il fait ressortir celle de la Joconde en traçant un long trait bien prononcé sur l’encolure de son vêtement. Ensuite, il referme délibérément le livre sacré. Le moment n’est pas encore venu…
Deux semaines et quelques jours plus tard, de retour à Canabourg, Madame Day-Cotey fait venir Sirois à son bureau. Elle l’invite à s’asseoir et, sans préambule, aborde le sujet de son entrevue.
"Je veux vous parler de Jocelyne… Mademoiselle Leblanc."
Elle L’observe quelques instants, prenant note de sa réaction. Jean-Nil attend… ne dit rien.
"Elle vous aime."
"Oui, je sais."
"C’est réciproque?"
"Oui."
"Pensez-vous au mariage?"
"Non."
"Pourquoi pas?"
"Je ne peux pas."
La directrice veut savoir pourquoi il ne peut pas. Il lui fait confiance et s’ouvre à elle, lui raconte l’expérience religieuse qu’il avait vécu et la promesse qu’il avait faite de sacrifier tout pour le Seigneur.
"Cette promesse, vous n’êtes pas tenu de la garder si vous l’avez faite imprudemment, dans un moment d’exaltation, sans réfléchir et sans considération des conséquences. Vous savez, ce n’est pas prudent de faire des promesses de la sorte sans consulter son confesseur. De plus, lorsqu’on se consacre au Seigneur, il est mieux de le laisser décider lui-même ce qu’il fera de ce qu’on lui donne. Il aurait été mieux de renoncer au mariage si cela était la volonté de Dieu."
"Madame, c’était sa volonté; c’est lui qui m’appelait au don total. Il m’a dit: «Si tu veux être parfait, renonce à tout et suis moi.» C’était aussi clair que le jour, et j’ai dit «oui». Mon seul regret, c’est que je ne semble pas avoir grandi depuis - ni en sagesse, ni en grâce - comme si, après m’avoir mis sur la voie de la perfection, le Seigneur m’avait abandonné."
"Le Seigneur ne t’a sûrement pas abandonné. Tu fais bien d’être fidèle; de cette façon, tu sauras que si tu te sens abandonné de Dieu, ce n’est pas à cause d’un manquement de ta part. Pour te rassurer et te donner confiance, laisses-moi te dire que Dieu fait son travail en toi. Son opération peut demeurer inaperçue à tes yeux, mais moi qui suis une observatrice d’expérience, je la reconnaît en constatant ton progrès."
"Merci."
"Pour en revenir à Jocelyne: Elle veut laisser l’Ordre."
Cette fois il y a une réaction chez Jean-Nil. Il braque ses yeux inquiets sur Madame Day-Cotey. Elle continue:
"Elle veut laisser l’Ordre à cause de moi!?"
Il ne prend pas le temps de réfléchir et reprend immédiatement:
"C’est moi qui vais partir!"
La directrice se lève, fait quelques pas vers la fenêtre, puis se tourne vers Sirois:
"Jean-Nil, je vous trouve un peu impulsif. Pensez-y pendant trois jours, et après ça, si c’est toujours ce que vous voulez, très bien: Je ne peux faire le choix pour vous ou pour Jocelyne. Je lui en parlerai après votre décision. Que ce soit l’un ou l’autre, j’espère que ce sera seulement le temps de laisser refroidir les passions. Au bout de quelques mois, un an peut-être, celui qui partira pourra revenir et nous le recevrons les bras ouverts."
"Très bien Madame, mais je crois que ma décision est définitive: Mademoiselle Leblanc était ici avant moi et je ne pourrais pas la laisser partir à cause de moi."
Il ouvre les paupières. La lumière lui frappe les yeux. Des formes blanches s’agitent autour de lui. On lui parle: il ne sait pas; ne comprend pas; ne peut pas. La douleur l’assaille de toute part; la fièvre lui brûle le corps; la lumière l’aveugle… elle diminue… elle s’en va… Jean-Nil sombre encore une fois dans le coma.
Lorsqu’il revient à lui une deuxième fois ses facultés se raniment suffisamment pour lui permettre de reconnaître un visage familier.
"Comment ça va Jean-Nil?"
Cette fois, il comprend la question, mais ne peut répondre. Où est-il? Il ne se pose la question qu’à moitié car il n’est qu’à demi conscient. Il ne cherche pas à savoir. La douleur l’engourdit. Tout est blanc et lumière autour de lui. Le lit qui le retient immobile, la personne en uniforme qui veille sur lui, les murs qui l’entourent, tout cela forme un nuage blanc dans lequel il flotte, prisonnier de la souffrance. Les seules couleurs qui atteignent son cerveau et se font connaître viennent de ce visage ami; le visage de St-Cyr. Bientôt, même cette vision se brouille et disparaît.
Comme un noyé qui remonte à la surface une troisième fois avant de sombrer sans retour, Jean-Nil aussi remonte encore à la surface, mais c’est pour s’agripper à la vie de toute ses forces. La ceinture de sauvetage qui l’atteint et à laquelle il s’agrippe, c’est le visage de St-Cyr, son ami qui, providentiellement, se trouve là encore une fois. "Il ouvre les yeux", dit quelqu’un.
"Joyeux Noël! Mon Jean-Nil. Ça va?"
Il essaye de répondre mais son visage meurtri réagit mal et le masque respiratoire qu’il porte retient captifs les balbutiement qui s’échappent des ses lèvres.
"N’essaye pas de parler, mon vieux. Cela te fatiguerait. Je veux seulement te dire une chose: On est voltigeusement heureux de t’avoir réchappé! On n’arrête pas de prier pour toi et on ne lâchera pas non plus, mon gars."
Plus tard dans la journée, Jean-Nil reçoit la visite de son médecin.
"Il était temps qu’on traite cette pneumonie. L’infection est sévère et cela aurait pu être mortel."
Soulevant son masque, haletant, râlant, le patient tente de plaisanter en donnant une réplique ironique:
"J’étais pour venir vous voir… m’y voici!"
Le médecin qui admire l’humour courageux de Jean-Nil, repousse le masque à sa place en riant:
"Ah! Ah! C’est bien vrai, t’y voici! J’aurais quand même préféré que tu viennent autrement. En plus de ta pneumonie, tu es passablement cassé, mon ami. La voiture a dû te frapper du côté droit à la hauteur du bras et de la hanche. Tu as une fracture de l’os iliaque - ça c’est l’os de la hanche - une autre fracture au fémur, juste sous la hanche, et enfin une autre à l’ulna de ton bras gauche."
Il démontre sur son propre bras:
"Ça c’est ici. Tout cela et deux côtes en plus que tu t’es fait brisées. Mais tu es jeune et tes os se répareront en un rien de temps. Ce qui m’inquiète le plus c’est le dommage interne: il y a eu des hémorragies mineures que nous avons contrôlées et il y a ton rein droit qui doit être surveillé à cause d’une contusion sévère. Souhaitons qu’une intervention chirurgicale ne sera pas nécessaire. Il te faudra aussi subir quelques tests pour le cœur puisqu’il semble que tout n’est pas absolument bien de ce côté là, non plus. Nous verrons si cela n’est pas un état temporaire dû à ton extrême faiblesse en plus de l’inflammation pulmonaire."
Malgré sa condition, Jean-Nil garde sa bonne humeur. Il a la conviction qu’à partir de ce moment tout ira pour le mieux.
Les jours passent et Jean-Nil reprend des forces dans la mesure où le combat pour la vie tourne en sa faveur. Cependant, ce n’est pas toutes les nouvelles qui sont bonnes. Un jour le médecin vient lui annoncer le résultat des tests qu’on lui a fait sur le cœur.
"Durant ta maladie, il semble y avoir eu une inflammation du muscle cardiaque… ce n’est pas certain puisque nous en avons découvert que les traces. As-tu déjà eu le rhumatisme articulaire dans ton enfance?"
"Non, pas que je sache."
"Je voulais simplement m’en assurer. De toute façon, c’est quelque chose de beaucoup plus récent qui paraît sur les radiographies. L’inflammation des poumons à probablement contribué à produire une insuffisance d’oxygène au moment de l’accident, ce qui a résulté en une légère crise cardiaque. Il se peut que le dommage à l’organe soit permanent. Il faudra, à l’avenir, que tu soit prudent et que tu subisse un examen régulier."
L’aumônier qui lui avait administré l’Onction des malades et le Saint Viatique lorsqu’il était en danger de mort, revient régulièrement lui porter la Sainte Communion qui lui donne chaque fois un regain de force. L’âme nourrie et vivifiée ranime à son tour le corps.
Immobilisé dans son lit et souvent seul, l’ancien voltigeur s’ennuie parfois et voudrait revoir sa famille. Il se plaît à revivre dans sa mémoire la douceur et la paix qu’il avait connues étant enfant avec les siens. Plus tard, adolescent et vivant sur la ferme, il avait rêvé d’aventure: Il a été bien servi. Aujourd’hui, c’est un ancien désir qui remonte à la surface de sa conscience: la soif de la solitude. Cela ramène sa pensée au bonhomme des chèvres. Il se souvient des premières rencontres alors que le vieillard l’avait invité en disant "Suis-moi!". Cela l’avait frappé, comme si un Autre, un quelqu’un de plus grand lui disait à travers le bonhomme: "Suis-moi dans la solitude où tu trouvera la sagesse."
Il revoit, enfin, dans son esprit, les derniers mois de sa vie, avant l’accident. Lorsqu’il eut remis à Madame Day-Cotey sa décision définitive de partir, cette dernière fit part de ce développement à Jocelyne Leblanc. Celle-ci avait protesté, d’abord, ne voulant pas que Jean-Nil porte seul le poids de ces conséquences malencontreuses, mais devant la détermination du jeune homme elle avait cédé elle aussi.
Comme on a l’habitude, à Canabourg, de se tenir responsable pour un certain temps des voltigeurs qui doivent laisser l’ordre, on s’était mis à l’œuvre pour trouver un emploi à Jean-Nil. Mais, dans son cas, même en se servant des "tuyaux" à leur disposition, les directeurs n’avaient pu trouver quoi que ce soit qui puisse offrir à leur protégé un avenir prometteur. Il y avait bien une possibilité comme vendeur dans une boutique pour vêtements d’homme, mais Madame Day-Coté ne croyait pas que cela répondait aux aptitudes et au goût du jeune Sirois. Lui, cependant, sentait l’urgence de partir et, se disant que cet emploi comme vendeur serait temporaire et qu’entre-temps il trouverait mieux, il avait insisté pour se laisser engager par le commerçant en question. Il parti donc plein de détermination, valise au bras et sac au dos, en compagnie de St-Cyr qui allait le reconduire à la gare d’autobus. On lui avait donné l’adresse d’une personne connue de l’Ordre, qui le prendrait en pension aussi longtemps que cela serait nécessaire.
St-Cyr regrettait visiblement de le voir partir. Le sage voltigeur lui avait fait des recommandations, le priant de demeurer en contact avec lui, de ne pas abandonner le travail de la Solidarité, mais de lui donner de son temps libre pour promouvoir la justice et la paix. Jean-Nil avait acquiescé sans toutefois se compromettre explicitement. Il partait sans regarder en arrière. Les regrets, les émotions, ne devaient pas le retenir; il devait faire en sorte que la déception ne le conduise pas à la dépression et, pour cela, il devait s’appliquer attentivement, délibérément, à ne penser qu’aux possibilités qui se trouvaient devant lui. Une bonne poignée de main, quelques bons mots, et voilà que les derniers liens qui le retenaient avaient été rompus - rompus jusqu’au temps voulu par la Providence. Aujourd’hui, ce temps est arrivé.
La maison de pension était tenue par un couple dans la cinquantaine. Même si le peu de temps n’avait pas permis d’amorcer une vraie amitié, il s’était trouvé bien chez eux. Au travail, toutefois, c’était autre chose. Il avait tôt découvert que Madame Day-Cotey avait raison – son travail ne correspondait pas à sa personnalité; il n’avait pas l’acuité particulière du vendeur. Par conséquent il ne pouvait s’adapter à son travail. Il avait fini par se sentir très fatigué et presque écœuré de cette atmosphère mercantile trop matérialiste à ses yeux. Tout était contraire à ses aspirations, particulièrement à sa soif de solitude, de sorte qu’il était parfois tenté de s’évader, de fuir quelque part sur les bord d’un lac perdu ou au sommet d’une montagne.
Sa mémoire elle-même ne semblait pas s’habituer à ce genre d’entreprise; il ne pouvait retenir les informations nécessaires pour répondre aux questions des clients sur la mode, les prix, les tissus et tout le reste. Plus d’une fois, par distraction, il avait fait des erreurs. Son patron, par conséquent, l’avait averti; d’abord gentiment, puis de façon moins plaisante après avoir constaté le manque d’amélioration. Finalement, il y eut un dernier avertissement.
Ses temps libres était occupés à la recherche d’un autre emploi mais ses efforts aboutissaient à l’échec. Il ne connaissait personne pour l’aider dans sa recherche et de plus, ce qui n’était certainement pas en sa faveur, il n’était qualifié pour aucun métier. L’idée de retourner à la ferme familiale pour y travailler, même sans salaire, lui vint quelques fois à l’esprit, mais il ne pouvait en être question avant d’avoir gagner assez d’argent pour payer ses passages. De plus, il voulait se donner le temps de faire ses preuves car il avait besoin de cette assurance d’être à la hauteur de la situation.
Un jour, un client était venu acheter un habit confectionné. Le pantalon, dont le revers de la jambe n’était pas finie, fut laissé à la boutique car on garantissait une marchandise achevée et la petite entreprise retenait le service d’un couturier pour effectuer ce genre d’ajustement. Le commis devait prendre les mesures et, à la fin de la journée, apporter chez le couturier, tous les vêtements à être ajustés. Le patron de Jean-Nil était fier de ce service si apprécié de sa clientèle.
Dans le cas actuel, tel ne fut pas la consternation de Jean-Nil de constater, après le départ du client, qu’il avait mal placé le talon de l’étiquette sur laquelle il avait inscrit les mesures ainsi que l’adresse et le numéro de téléphone. Il le cherchait tout en s’occupant à son travail, mais il avait beau essayer, il ne pouvait le trouver. L’avait-il remis au client, par mégarde, avec la facture? Si seulement il avait pu se souvenir des mesures, mais il possédait une mémoire à laquelle les chiffres ne collent pas. Il n’osait révéler son erreur au patron qui lui avait donné une dernière admonestation. Il craignait, de plus, que sa préoccupation le rende d’avantage distrait et lui cause une autre erreur. Puisqu’il ne pouvait rétablir les coordonnées du client, il ne voyait d’autre choix que celui de reconstituer du mieux qu’il le pourrait les mesures du pantalon. Il devait, en attendant, se concentrer sur son travail.
Au moment d’apporter les habits au couturier il fixa un talon d’étiquette au pantalon avec seulement la mesure qu’il avait estimée. L’homme était petit et le trop long de la jambe était, selon sa mémoire, d’environ 10 centimètres. L’estimation aurait été plus facile si le trop long eut été de moindre, mais il espérait bien, quand même, ne s’être pas trompé. Lorsque le couturier lui demanda pourquoi il n’avait pas fourni les coordonnées Jean-Nil répondit qu’il les avait oubliées avant de les écrire. Ce que, entendu littéralement, n’était pas un mensonge.
Malheureusement, le pantalon fut trop court et le client, très insatisfait, l’avait retourné en promettant de ne plus jamais remettre les pieds dans cette "maison d’incompétents". Ce fut le goutte qui fit renverser le pot. Jean-Nil perdit son emploi.
Qu’allait-il devenir maintenant? Il s’était d’abord rendu à l’église pour demander aide et lumière et pour puiser du courage. Ces circonstances difficiles étaient certainement connues et permises par la Providence, mais cela n’empêchait pas Jean-Nil de supplier le Seigneur de lui donner la force de surmonter ces embarras et de lui aider à trouver du travail. Arrivé chez lui, il avait ouvert sa Bible et reçu une réponse dans un passage de la lettre de saint Paul aux Romains: Et nous savons qu’avec ceux qui l’aiment, Dieu collabore en tout pour leur bien. Cela lui donna l’assurance qu’à la fin, Dieu ferait tourner les choses pour le mieux.
En attendant de trouver du travail, il avait laissé la maison de pension pour aller prendre une petite chambre dans un taudis de la ville. "C’est misérable," pensait-il, "mais de cette façon je pourrai peut-être étirer le très peu d’argent qu’il me reste jusqu’au jour où j’aurai un emploi." Pour toute commodité, il n’y avait dans ce misérable logis, qu’un petit poêle à deux brûleurs, une table, une chaise et un lit puant sans literie. De fait, ce mauvais grabat ne connu de drap, durant le temps que Jean-Nil s’en servit, que le vieux manteau dans lequel il s’enroulait pour dormir. Et dormir, il faut le dire vite, car c’était durant la nuit que sa seule compagnie, la vermine, venait lui rendre visite. Il y avait une toilette commune, malpropre, où le tissu manquait toujours, et un lavabo, pour le commun aussi, ou il se débarbouillait un peu et où il lavait son linge tant bien que mal. Il aurait pu demander de l’assistance sociale, mais il s’y refusait, par fierté, et parce qu’il croyait toujours que son état ne durerait pas. "Sûrement," se disait-il, "il doit y avoir quelque part un travail pour moi." Il mangeait peu et pauvrement pour économiser, mais finalement vint le jour où il dû aller à la soupe.
Alignés avec les clochards, il partageait avec ces rejetons de la société, l’ostracisme qui les frappait tous; supportait avec eux, la peine de l’aliénation; goûtait la même amertume.
Aujourd’hui, lorsqu’il se rappelle ce temps de vie abjecte, il ne se souvient pas d’avoir perdu l’espoir. Il n’avait pas abandonné la prière et la lecture de la Bible. L’espoir avait été cette graine qu’on enfouit dans la terre en attendant que du ciel vienne la pluie pour la faire pousser et fleurir. Il avait attendu patiemment ce secours et le temps de tendresse que lui accorderait certainement le Seigneur.
L’hiver s’était installé graduellement. Mal vêtu qu’il était, il devint de plus en plus difficile d’affronter le froid et les intempéries pour poursuivre sa recherche d’un emploi et même pour son entretien. Déjà mal chaussé pour l’été, ses souliers usés ne lui offraient aucune protection contre la neige. Son pauvre pardessus, qui lui servait aussi de couverture, ne pouvait le garder au chaud même au cours des journées les mieux réchauffées par le pâle soleil d’hiver.
Son aspect misérable, son visage émacié et mal rasé, ses cheveux longs; tout ça le désavantageait auprès des employeurs éventuels. Il finit par se rendre compte que c’était peine perdue de souffrir le froid et la fatigue pour chercher un travail qui n’existait pas, qui n’était plus possible d’espérer. De toute façon, il n’avait plus l’argent nécessaire pour s’acheter des billets d’autobus. Il s’était donc vu dans la nécessité de demander de l’assistance sociale. Nécessité d’autant plus grande qu’il avait dépensé son dernier dollar pour payer la location de son taudis. Le bureau du Bien Être Social était loin et il ne pouvait s’y rendre à pied; il avait donc fait application par lettre, le courrier pouvant être distribué la journée même ou le lendemain. On en était au solstice d’hiver et la poste n’apportait encore aucune réponse à sa demande d’assistance. La soupe aussi était loin, et cela lui demandait tellement d’effort de s’y rendre qu’il mangeait maintenant très peu. Il devenait, en même temps, de moins en moins courageux – de plus en plus timide. La faim et le froid lui faisait dire: "Demain, je prendrai un taxi et j’irai personnellement au bureau du Bien Être. Je paierai mon taxi avec mon assistance sociale lorsque je l’aurai obtenu, sinon… on me mettra en prison, s’il le faut." Il ne demandait pas mieux que la chaleur du cachot Mais "demain" demeura demain jusqu’au jour où, ayant attrapé une grosse grippe, il perdit même l’envie d’exécuter son projet. En fait, il dût prendre le lit. Deux ou trois jours passèrent… il n’était plus sûr où il en était. Sûrement que Noël était tout proche. La faiblesse le gagnait, la fièvre le rongeait. La vie ne lui disait plus rien. Il avait prié, mais ne le pouvait plus. Dieu l’avait-il abandonné? C’est bien ce qu’il sentait mais il n’y réfléchissait plus – sa faiblesse le disposait à l’abandon total. L’espoir que Dieu lui accorderait le succès se transformait en l’espoir qu’il viendrait mettre un terme à sa vie terrestre. Il se voyait dépérir, la mort venir, et pour un certain temps cela le laissa indifférent.
Mais il se ressaisit. "Non," s’était-il déclaré, "la mort ne m’aura pas!" Ayant attisé les dernières étincelles de vie qui lui restaient il s’était jeté hors du lit avec un effort de volonté qui surpassait ses maigres forces. S’étant enveloppé dans son manteau froissé et humide, il parti en quête d’aide. Il avait en poche suffisamment d’argent pour faire un appel téléphonique, mais le téléphone public était à trois coins de rues. Il aurait fallu s’y rendre et revenir attendre le secours chez lui. Même s’il en avait eu la force, le froid aurait sûrement fait de lui sa victime. Et si on ne répondait pas à son appel? Il avait donc décidé de se rendre chez les gens où il avait pensionné quelques mois plus tôt, même si la distance était un peu plus grande. Les propriétaires étaient de bonnes gens et ils s’occuperaient de lui.
Il était descendu dans la rue. C’était froid, mais combien froid? Il ne le savait pas; c’est un mauvais thermomètre qu’un corps brûlant de fièvre. Le neige poussée par le vent l’agressait et l’attaquait en plein visage. Chaque pas lui semblait le dernier tellement cela lui demandait d’efforts et d’endurance; tellement cela lui causait de la douleur. Mais sa volonté de vivre grandissait à la mesure de son déclin.
Il était tard dans la nuit, mais la ville veillait. Les lumières vertes et rouges, les couronnes de Noël illuminées, les vitrines gaiement décorées et discrètement éclairées par les réverbères, les sapins aux bougies électriques scintillantes, les myriades de lumières de toutes espèces ne pouvaient rien pour soulager sa misère. Toute cette lumière sans chaleur ne faisait qu’augmenter la froidure qu’il sentait à l’intérieur comme à l’extérieur de lui-même.
Il marchait, vacillant de faiblesse. Parfois, lorsqu’un étourdissement le prenait, il devait s’arrêter complètement, jambes écartées pour se donner de la solidité, jusqu’à ce qu’il eut repris complètement ses sens. À un endroit, il avait dû mettre ses mains sur le trottoir glacé pour ne pas culbuter. Il avait levé un regard suppliant vers un passant, mais il ne vit dans ses yeux que du mépris, comme pour un être abject. Il avait essayé quelques fois d’interpeller des piétons, mais on devait le croire ivre ou drogué, car on prenait un air de reproche, froissé semble-t-il d’être abordé en public par quelqu’un d’ignoble comme lui. On l’évitait comme une contagion. Arrivé, plus loin, à un arrêt d’autobus où un couple attendait, il avait aperçu, dans les yeux d’une dame, une lueur de sympathie; il croyait voir, dans son regard, la douceur d’une charité authentique. Il avait osé s’approcher d’elle pour lui demander son aide mais au même moment l’autobus fit son arrêt et l’homme qui l’accompagnait la fit monter devant lui. Il ne restait plus, autour de lui que la masse indifférente. Après cela il n’avait plus essayé de parler à personne.
Passant devant son église paroissiale où la lumière animait les vitraux et où l’air du Minuit Chrétien l’atteignait à travers les murs de roches, il s’était rendu compte que l’on célébrait la Messe de Minuit. À bout de souffle, épuisé, il avait dû s’arrêter là quelques moments pour donner chance à ses poumons de reprendre leur fonction. Ensuite il fallait avancer, continuer la lutte. Arrivé au dernier coin de rue, avant d’atteindre son but, ne voyant plus rien autour de lui, seulement conscient du trottoir sous ses pieds et de l’objectif bientôt à sa portée, il s’était engagé sous un feu rouge. En descendant sur la rue il avait presque trébuché et s’était lancé, pour se garder de tomber, devant les phares d’une automobile. Puis le froid et le mal s’étaient éteints, comme s’éteint une ampoule qu’on fracasse!
"Jean-Nil!"
"Maman!"
Madame Sirois vient d’entrer dans la chambre de Jean-Nil. Elle s’approche et délicatement l’embrasse à travers les tubes, poulies et plâtres qui retiennent son fils prisonnier. C’est à peine si elle le reconnaît. L’enflure est partie de son visage, mais les tissus meurtris et l’œil poché ont pris une teinte verdâtre qui lui donne une apparence cadavéreuse.
"Est-ce bien toi, Jean-Nil?"
Sa mère, qui a pourtant les larmes facile, réussit à ne pas pleurer. Elle ne veut absolument pas rendre son fils plus malheureux. Cependant, Jean-Nil devine son émotion:
"Écoute, Maman, ça vraiment l’air pire que c’est. Le plus dur ça été la pneumonie, mais je gagne des forces et il n’y a plus de danger. J’ai quelques os de brisés, mais le chirurgien me dit qu’ils ont déjà commencé à se souder."
Il s’arrête un moment pour reprendre son souffle, et s’informe ensuite:
"Et vous, comment allez-vous?"
Elle ne répond pas à la question, qu’elle a mal entendue.
"Je suis venu par avion. C’était la première fois et j’ai eu un peu peur."
"Cela a dû coûter cher… où avez-vous pris l’argent?"
"Il a fallu emprunter un peu, mais ne t’en fais pas c’est tout arrangé."
"Combien avez-vous emprunté? Et comment allez-vous le remettre?"
"Pourquoi t’inquiètes-tu pour ça? Je suis heureuse d’avoir pu venir te voir. C’est tout ce qui compte."
"Je veux savoir."
"C’est dommage que tu insiste, Jean-Nil. Je ne veux pas que tu t’en fasse avec ça."
"J’insiste…"
La mère soupire, puis donne les détails à son fils.
"C’est une vraie chance que d’avoir des voisins comme les Blackburn. Je suis bien désolé, quand même, que Papa devra vendre une de ses bonnes vaches pour rembourser. Dès que je serai mieux, je travaillerai pour vous dédommager."
"Voyons, oublie ça, Jean-Nil!"
Pendant que Madame Sirois est encore auprès de son fils, St-Cyr arrive pour une dernière visite avant de retourner à Canabourg.
"Oh! Mais, bonjour, Madame Sirois! Je suis tellement heureux de vous revoir! Bonjour Jean-Nil!"
La mère du patient se lève pour donner la main au visiteur.
"C’est bien gentil, à vous, d’être venu visiter Jean-Nil. Comment allez-vous?"
"Très bien. Vous allez profiter de l’occasion pour visiter la parenté?"
"Oui. Je n’ai pas vu les miens depuis que nous sommes déménagés dans l’ouest. Mais je n’y pense pas trop; pour l’instant c’est mon fils qui me préoccupe."
L’attention revient à Jean-Nil. Avec St-Cyr comme animateur c’est un échange bien gaie qui se continue et le moral du patient se trouve soulevé d’autant. Tout à coup, le voltigeur se rappelle quelque chose qu’il allait oublier:
"Tandis que j’y pense… Je suis allé chercher tes effets à ta chambre, comme tu me l’avais demandé, et j’ai consigné ça à l’hôpital en attendant ton départ. C’est tout dans ton havresac."
"As-tu vu ma Bible?"
"Non, Sirois, je n’ai pas vu de Bible dans ta chambre."
Jean-Nil n’ose pas demander à son ami de retourner voir et St-Cyr ne lui offre pas non plus. Il faudra se soumettre à cette perte. Il y a l’image dedans: la seule chose qu’il ne peut remplacer.
L’heure des visites tire bientôt à sa fin et St-Cyr, par discrétion, part le premier après avoir fait une prière avec le patient et sa mère. Il veut laisser la mère avec son fils pour qu’ils puissent bénéficier d’un dernier moment d’intimité. Lorsque la cloche a sonné son dernier coup, Madame Sirois se lève, caresse les cheveux de son enfant, l’embrasse encore une fois et le quitte en promettant de revenir le voir le même soir. Quant au patient, sa fatigue est loin d’excéder son bonheur. Il sombre bientôt dans un sommeil paisible que ni la douleur ni les appendices gênants ne parviennent à déranger.
Le lendemain, avant l’arrivée de sa mère qui a passé la nuit chez sa sœur à quelques distances de la ville, Jean-Nil reçoit la visite de Madame Day-Cotey mère. Elle est accompagné de son fils, avocat, que le voltigeur rencontre pour la première fois. C’est une visite inattendue et d’autant plus apprécié que la dame est venu de loin spécifiquement pour le voir. C’est une petite femme à la chevelure blanche et à l’apparence encore très énergique. La vieille dame ne perd pas de temps à déclarer le but de sa visite. Sa fille, la directrice, l’a mise au courant de la gêne dans laquelle se trouve l’ancien voltigeur et elle est venue s’en rendre compte en personne. C’est là un domaine où elle a le pouvoir d’intervenir et elle n’hésite jamais à le faire.
"Mon enfant, où iras-tu après ta sortie de l’hôpital?"
"J’en parlais justement avec ma mère. Je vais essayer de retourner dans l’Ouest avec elle."
"Tu dis «essayer»… c’est parce que tu n’as pas les sous nécessaires, n’est-ce pas? Je suis venue ici pour te voir mais aussi pour connaître tes besoins. D’abord, je vais payer vos passages, à vous deux… non, ne proteste pas… et ensuite, s’il y a un compte chez le médecin où à l’hôpital, je le réglerai. Je sais que la Solidarité assure tous ses membres, mais je doute que tu aies pu remplir toutes tes obligations de ta police d’assurance après ton départ.
"C’est vrai. Ma mère et moi, nous avons quelques soucis de ce côté-là."
"Eh bien, n’aies plus de soucis, je vais arranger tout ça avec l’aide de mon fils."
"Mais je ne peux pas vous laisser…"
"Je t’ai dis de ne pas protester. C’est ma façon de rendre à Dieu une partie des dons matériels dont il m’a comblée."
La riche dame n’a pas trop de difficultés à découvrir le sacrifice que la famille Sirois avait dû faire pour envoyer la mère à son fils. Lorsqu’elle reviendra, elle laissera un chèque qui couvrira amplement non seulement les frais du retour, mais aussi les dépenses qu’aurait pu encourir Madame Sirois durant son voyage et son séjour en plus des frais d’hôpital et de médecin.
Lorsque la mère arrive pour sa visite, la bienfaitrice est déjà partie. La pauvre femme est extrêmement touchée par ce que lui raconte son garçon et très désolée de n’avoir pur arriver à temps pour remercier de vive voix cette généreuse bienfaitrice.
"Ah! Jean-Nil, je suis tellement heureuse. Il n’y a pas de doute, maintenant que nous pourrons retourner ensemble, et la dette sera payée sans que ton père ait besoin de diminuer son petit troupeau de laitières qu’il a mis tant de peine à établir. Je vais lui faire parvenir un télégramme dès cet après-midi pour faire certain qu’il n’agisse pas selon son intention. J’espère qu’il ne prendra pas l’annonce d’un télégramme pour une mauvaise nouvelle. Jean-Nil, disons ensemble une dizaine du chapelet pour remercier la divine providence de tant de bienfaits!"
Arrivé chez ses parents pour finir sa convalescence, Jean-Nil se croit au Paradis. Francine, devenue une jolie jeune femme, lui saute au cou la première.
"Fais attention! Francine, tu vas le briser! Il est encore fragile."
Après avoir fait cette recommandation, Madame Sirois embrasse son mari et s’en va faire l’inspection de la maison qu’elle ne trouve pas trop en désordre. Entre-temps, l’enfant prodige serre la main de son père en faisant la remarque que celui-ci n’a pas vieilli même si ses cheveux ont grisonné plus vite que ceux de sa femme. Satisfaite, la maîtresse de la maison retourne prendre part aux réjouissances des retrouvailles et pour échanger tout le bagage de nouvelles accumulées de part et d’autre au cours de l’absence de la mère et l’hospitalisation de Jean-Nil.
Pierre, déjà marié et père de famille, s’est construit une maison non loin de ses parents. Il arrive justement avec son épouse et leur bébé pour saluer son frère. Marcelle et Marc attendent patiemment leur tour. Seule Réjeanne et Renée ne sont pas là pour le recevoir. L’aînée des filles travaille dans une école résidentielle pour amérindiens en Colombie Canadienne, tandis que Renée enseigne au village voisin. La maison de ses parents est encore pour Jean-Nil le chez nous, et il s’y trouve très bien.
Il ne manque pas de chaleur humaine autour du convalescent, et c’est ainsi que la nature, se sentant aidée par l’amour, exerce le plus rapidement son œuvre de restauration sur les membres du jeune homme. Cependant, quoiqu’il ne reste aucune trace de meurtrissure, que les os brisés sont déjà soudés et affermis, Jean-Nil ne se sent pas la force qu’il avait avant son accident. Il s’essouffle au moindre effort. "Tu dois être patient," lui dit sa mère. "Avec le temps tu regagnera tes forces."
Le soleil de mai, lui, reprend vite ses forces. Pendant que sous l’effet de sa lumière et de sa chaleur la nature se recrée, Jean-Nil, lui commence à languir. Au début il aimait regarder les canards barboter dans les petits lacs d’eau créés par la fonte des neiges; il s’amusait à voir gambader des chevaux et le bétail pour se dégourdir d’un long hiver; les tulipes de sa mère le remplissait d’admiration; il était ensorcelé par le ciel albertain, bleu comme il n’y en a pas d’autres au monde; tout l’enchantait et lui donnait la joie de vivre. Mais aujourd’hui, en voyant dans ce même ciel azuré les barnaches filant vers le nord, l’instinct qui les conduit commence à l’agiter lui-même.
Un jour, un petit paquet adressé à l’ancien voltigeur arrive à la poste. Jean-Nil reconnaît l’écriture de St-Cyr. Il enlève l’emballage et retrouve sa Bible. Il y a, aussi, un petit mot de son ami.
Cher Jean-Nil,
Après ma dernière visite, je suis retourné à ton «taudis». (Avec difficulté parce que le concierge était ivre!) Ta Bible était bien là où tu l’avais laissée.
Porte-toi bien et n’oublie pas tes amis dans tes prières.
Salutations à toute ta famille.
Ton ami de toujours dans le Seigneur,
Roger
"Quel homme prévenant," se dit Jean-Nil. "On peut toujours compter sur lui pour penser à tout."
Il ouvre le livre: La joconde, toujours à son poste, indique la fin du livre de Job dont la lecture avait été interrompue par la maladie et l’accident:
Et Yahvé restaura la situation de Job parce qu’il avait intercédé pour ses amis; même, Yahvé accrut au comble tout les biens de Job.
À cette lecture, la joie et la paix qui voulaient diminuer dans le cœur de Jean-Nil reprend toute sa vigueur; la joie et la douceur de savoir que Dieu n’oublie pas ses enfants, que tôt ou tard, il satisfait leurs plus profondes aspirations. Le lendemain, il se lève avec le soleil et se rend à l’église pour sa messe quotidienne. Il aime cette petite randonnée matinale lorsque l’air est pur que la paix règne en douceur. La liturgie du jour se fait l’écho de ce qu’il ressent:
Que les montagnes éclatent de joie
Et que les collines répondent leur bonheur!
Le nouveau Job demande au Seigneur de lui garder sa joie. Il ne veut plus que la lenteur à regagner ses forces et l’ennuie que cela lui cause viennent lui enlever cette joie et cette paix intérieures.
© 2002, Jean-Nil Chabot