Les internautes face à l'Etat
et à l'entreprise
1) Pile : le danger kafkaïen
La particularité de la toile, ce qui
la différencie des autres mass-medias, c’est de permettre une circulation
non-unilatérale et réversible de l’information. Par où
Internet, contrairement à la télévision par exemple,
est davantage un moyen de communication qu’un moyen de diffusion de l’information.
De là sa richesse, de là aussi sa dangerosité potentielle.
Nul besoin d’en appeler aux théories foucaliennes pour comprendre
en effet que communication rime parfois – souvent ? – avec domination.
Et sur Internet plus précisément, la domination doit être
pensée en termes d’asymétrie de l’information. Qui sait quoi,
au su ou à l’insu de qui ? Un grand colin-maillard de l’information,
en somme.
Qui plus est, Internet est un lieu privilégié
de rencontre des individus et des entités collectives. C’est suffisamment
dire que tous les éléments sont réunis pour faire
d’Internet le terreau fertile d’établissement des relations de pouvoir.
Pour la clarté de la démonstration, il sera imaginé
un monde où les acteurs collectifs sont ramenés à
deux grandes catégories : gouvernements d’une part, entreprises
de droit privé de l’autre. A voir quelles sont les cibles des attaques
en provenance des associations de défense des internautes, l’abstraction
semble d’ailleurs rendre assez fidèlement compte de la réalité.
L’Etat, l’entreprise, l’internaute : la « net-emprise » se
joue au cœur de se triptyque.
L’Etat omniscient et malveillant : la problématique orwellienne
Georges Orwell est sans doute l’auteur à
la notoriété duquel le développement d’Internet a
le plus bénéficié. Aucune diatribe contre le «
cyber-contrôle
», aucun article sur la protection de la vie privée qui ne
s’adjoigne la caution littéraire du romancier anglais. C’est à
croire que la référence à
1984
vaut
évocation de tous les dangers et de toutes les peurs ayant trait
à l’envahissement de la sphère intime par un Etat à
la fois désincarné, ubiquitaire et totipotent. Et les chroniqueurs
de louer la prescience de l’écrivain ou l’actualité de son
œuvre, ce qui revient au même.
Sans doute cet hommage appuyé est-il
légitime. Néanmoins, la question de la protection de l’internaute
mérite plus qu’une enjolivure littéraire : une analyse sérieuse
et serrée. Pire encore, le référence orwellienne manque,
voire occulte, le cœur de la menace, ainsi que le font remarquer certains
commentateur. Ces derniers lui préfèrent, dans l’ordre de
la littérature, un autre roman, Le Procès,
de Franz Kafka. Vaine et spécieuse querelle de métaphores
? En apparence seulement, tant il est vrai que les véritables enjeux
de ce que les anglo-saxons appellent le « monitoring » ne se
livrent véritablement qu’une fois débarrassés des
phantasmes qui les nimbent.
Avant toute chose, il s’agit de faire le départ
entre Etats de droit « démocratiques » et Etats ouvertement
répressifs qui dénient toue pertinence aux droits individuels
en regard d’autres transcendances, religieuses ou séculières.
S’agissant des seconds, que Reporter Sans Frontières qualifie de
"homeennemies",
l’essor d’Internet ne bouleverse pas fondamentalement la donne. Quelques
précautions simples suffisent à en encadrer efficacement
l’usage : restriction de l’accès à certains sites seulement,
mainmise de l’Etat sur un unique fournisseur d’accès (Iran) ou encore
enregistrement préalable des internautes auprès du ministère
de l’intérieur (Chine). Certains pays se sont d’ailleurs brillamment
distingués dans l’application de tels préceptes, méritant
de se voir décerner les Big
Brother Awards, catégorie « Net-ennemy state ».
Au nombre de ceux-ci figurent la Corée du Nord, l’Iran, l’Irak,
l’Afghanistan, et quelques autres biens connus pour le peu de cas qu’ils
font des libertés individuelles. Autant dire qu’il serait heureux,
dans de tels pays, que la surveillance s’exerçât seulement
en ligne. Tel n’est malheureusement pas le cas, et le problème de
la liberté des internautes prend place dans un vaste pandémonium
de la coercition étatique.
Toute autre est la situation des Etats «
développés », riches et démocratiques qui se
trouvent être par ailleurs ceux où Internet connaît
son degré le plus élevé de développement. Non
seulement leurs ressortissants constituent l’écrasante majorité
des internautes mais encore les contenus et vecteurs de diffusion sont-ils
élaborés dans ces mêmes pays. A propos de ceux-ci,
déterminants techniques et déterminants politiques jouent
en sens inverse : là où précisément le contrôle
serait le plus fructueux (étant donné le nombre sur lequel
il serait susceptible de s'exercer, et les raffinements techniques à
sa disposition), il est le plus inadmissible. Si menées de surveillance
il y a, elles ne peuvent avancer qu’à visage masqué, en tant
précisément qu’elles contreviennent aux principes légaux
en vigueur protégeant la vie privée des citoyens. Les arsenaux
légaux font obstacles aux arsenaux techniques.
Le danger dans ces conditions est moins celui
d’un Etat se redécouvrant, avec Internet et les NTIC en général,
une vocation totalitaire à rebours de sa tradition démocratique
que celui d’une collecte de l’information menée tous azimuts et
sans ordre. D’où l’idée d’un danger de type kafkaïen
davantage qu’orwellien, idée d’une buraucratie invisible qui, pour
disposer d’une quantité faramineuse d’informations, n’en possède
pas l’intelligence et ne eput les interpréter correctement. Il n’est
pas nécessaire d’être malveillant pour se tromper. Avec pour
Joseph K, ou en l’espèce notre internaute et citoyen lambda, les
conséquences que l’on sait ou imagine. A cet égard, il importe
de remarquer que l’irruption d’Internet ne bouleverse du problème
que l’ampleur et non la nature : alors qu’elle était jadis l’apanage
de quelques fonctionnaires dont les capacités humaines limitaient
le zèle, la collecte de données procède d’une compilation
informatisée, automatique et, partant, aveugle dont nombre d’associations
(dont celles de cette liste
non-exhaustive, par pays) redoutent l’usage inapproprié.
Aussi faut-il moins chercher à faire
endosser à l’Etat le rôle d’un improbable Big Brother qu’à
définir son rôle dans l’élaboration d’une architecture
juridique et technique capable de contrecarrer certains effets indésirables
liés à l’extension d’Internet.
A l'ombre de la World Company
Les entreprises ont eu tôt fait de comprendre
tout l'intérêt qu'elles pouvaient tirer d'Internet, y compris
celles dont l'activité est a priori étrangère à
la sphère technologique. Mais comme souvent, l'expérience
s'est montrée ambivalente, du point vue du consommateur et du salarié
tout ensemble. D'un côté, bénéfice de l'intensification
de la concurrence, de l'autre, malversations commerciales : c'est Amazon
pratiquant du dynamic pricing sous couvert de prix cassés.
D'un côté, management "réticulaire" et horizontal à
la mode start-up, de l'autre, surveillance informatique des postes de travail
: c'est le gouvernement de Tony Blair entérinant en Octobre 2000
l'épluchage des e-mail par la direction des entreprises. Loin de
s'exclure, bienfaits et méfaits de la "netéconomie" se côtoient,
entre lesquels il incombe à la puissance publique de faire la distinction.
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