Paul Éluard
(1895-1952)

Le stéréotype amoureux et féminin
dans trois poèmes d'Éluard


Sa vie

Son oeuvre

Le surréalisme

Dissertations
  • Stéréotype amoureux et féminin
   Analyse de La Vie immédiate


        La poésie et l'amour ont toujours été en relation étroite. « Il n'y a aucun pays de la terre où l'amour n'ait rendu les amants poètes » disait Voltaire. En fait, de tout temps, les poètes ont chanté l'amour avec ses joies et ses peines. Thème poétique éternel, le sentiment amoureux a pourtant subi d'extraordinaires mutations au fil des siècles, si bien que le mot « amour » renvoie aujourd'hui à des réalités très différentes. Toutefois, certaines images de l'amour reviennent comme un leitmotiv, dans la société comme dans la poésie, et créent un cliché du sentiment. Poète de l'amour par excellence, Paul Éluard n'échappe pas au stéréotype amoureux. Nous verrons comment, dans ses poèmes « Je t'ai imaginée » , « Je t'aime » et « La mort l'amour la vie »(1), tirés du recueil Derniers poèmes d'amour paru en 1962, l'auteur surréaliste donne une image stéréotypée de l'amour et, en même temps de la femme, qui est indissociable du sentiment amoureux. Le poème « Je t'ai imaginée » se retrouve dans la troisième partie du recueil portant le titre « Corps mémorable » , dans laquelle l'auteur tente de faire revivre par la mémoire Nusch, sa compagne bien-aimée décédée brutalement en 1946. Quant aux deux autres textes, ils sont extraits de la partie suivante du livre, intitulée « Le Phénix » , qui se veut un hymne à l'amour de Dominique qu'Éluard a rencontrée après la mort de sa femme. Le cliché dans ces trois poèmes provient d'abord d'une conception de l'amour et de la femme comme éléments de pureté, de beauté et de grandeur. Par la suite, les pouvoirs infinis qu'Éluard attribue au sentiment amoureux et à son inspiratrice contribuent aussi à nourrir le stéréotype.

        En premier lieu, l'auteur associe la beauté et la pureté au sentiment amoureux et à la femme. L'amour est démasqué, il est vrai, authentique, pur : « Je t'aime contre tout ce qui n'est qu'illusion » (Je t'aime, v. 17). Le mensonge n'a pas sa raison d'être dans la relation à l'autre. L'amour est donc une expérience totale dont la beauté réside dans la grandeur. Éluard aime sans demi-mesure, il s'investit entièrement et intensément dans sa relation amoureuse :

Je t'aime pour toutes les femmes que je n'ai pas connues
Je t'aime pour tous les temps où je n'ai pas vécu
Pour l'odeur du grand large pour l'odeur du pain chaud
(Je t'aime, v. 1 à 3)

        Cette dernière antithèse démontre l'immense étendue de l'amour d'Éluard qui transcende le rêve et le quotidien. Excluant les problèmes de la vie commune, l'amour éluardien est un sentiment total et parfait. Dans un même ordre d'idées, la femme est elle-même un être entier dans sa pureté : « tu es femme entière à la folie » (Je t'ai imaginée, v. 3). Aussi, pour répondre au désir de pureté, la relation doit être homogène, ce qui implique la fusion des êtres. Aimer, c'est se fondre dans l'autre, comme si les amoureux ne devaient former qu'une seule entité : « nous n'avons qu'un coeur » (Je t'ai imaginée, v. 6). Dans cette relation fusionnelle, l'être aimé devient le prolongement de soi, le reflet de soi. C'est ici qu'apparaît la femme-miroir (2) : « Qui me reflète sinon toi-même je me vois si peu » (Je t'aime, v. 8). La relation amoureuse nous fait perdre notre propre identité et prendre celle de l'autre. Il y a donc une dépossession de soi et une dissolution de soi dans l'être aimé. L'amour est ainsi une relation presque narcissique, car c'est soi qu'on aime à travers l'autre : « Je t'aime pour aimer » (Je t'aime, v. 6). Par ailleurs, l'amour est synonyme de beauté, car il enraye la laideur et nous fait prendre conscience des beautés de la Terre. Quand on est amoureux, tout paraît beau autour de soi et même « les usines rayonnent » (La mort l'amour la vie, v. 33). Mais la beauté du sentiment est surtout transmise par la description méliorative de la femme. Celle-ci est présentée dans toute sa splendeur. Tout d'abord, elle est associée à la lumière : c'est la femme solaire (3) . La lumière est symbole de pureté, de majesté, de beauté et la rencontre avec la lumière s'assimile à la rencontre amoureuse : « J'allais vers toi j'allais sans fin vers la lumière » (La mort l'amour la vie, v. 25). Les images qui abondent dans ce sens sont nombreuses dans les poèmes d'Éluard : « Tu es le grand soleil » , « les rayons de tes bras » , « soleil s'enchevêtrant aux nuits » , « ta chair claire » . Outre la femme solaire, on retrouve également la femme-enfant (4) qui vient appuyer l'idée de pureté. Vulnérable et douce, la femme-enfant répond à l'instinct de protection de l'homme. Dans « Je t'ai imaginée » , l'image du sommeil et de l'enfance vient illustrer la fragilité de la femme :

Dors mon enfance ma confiance d'or (...)
Veiller sur toi c'est rêver d'être toi (...)
Toi l'endormie moi l'homme sans sommeil
(v. 5, 8 et 15)

        La beauté de la femme est aussi exprimée par des références aux éléments naturels, par une fusion entre la nature et la femme. Certaines parties du corps, souvent les mêmes dans toute la poésie éluardienne, font l'objet de comparaison avec le paysage : « Ta bouche était mouillée des premières rosées » (La mort l'amour la vie, v. 30).

        Éluard va encore plus loin dans sa conception idéaliste du sentiment amoureux, car, pour lui, l'amour et la femme ont tous les pouvoirs. Tout d'abord, ils sont forces de vie, c'est-à-dire qu'ils ont le pouvoir de donner la vie et de donner un sens à la vie. La rencontre de l'amour implique une renaissance de soi et du monde. Pour illustrer cette idée, Éluard fait souvent des parallèles avec la nature et surtout avec le printemps :

Tu es venue le feu s'est alors réanimé (...)
Et la terre s'est recouverte
(La mort l'amour la vie, v. 17 et 19)

Comme si la verdure et l'automne
Naissaient du gel fixé aux branches
(Je t'ai imaginée, v. 21-22)

        Ainsi, l'amour est une nécessité pour Éluard, car c'est ce qui assure sa présence au monde, ce qui le fait se sentir vivant. Dans le poème « La mort l'amour la vie » , la rencontre avec Dominique après la mort de Nusch permet à Éluard de redonner un sens à sa vie : « La vie avait un corps » (v. 26). Par conséquent, l'amour en tant que force de vie est une puissance libératrice qui délivre le poète de la mort et de la douleur. L'amour a donc un pouvoir infini sur la mort et l'absence. En fait, Éluard nous dit que le sentiment amoureux est sans doute le seul remède à la souffrance et au chagrin et qu'il est un élément essentiel à la quête spirituelle d'un bonheur durable. Plus que le bonheur, le sentiment amoureux redonne aussi l'espoir, la confiance et l'inspiration ; tout ce que la mort et la douleur ont auparavant détruit, l'amour le reconstruit. Par exemple, dans « La mort l'amour la vie » , l'amour et la rencontre de la femme amènent le locuteur à avoir foi en l'humanité, en l'amour et en la fraternité :

Les hommes sont faits pour s'entendre
Pour se comprendre pour s'aimer
Ont des enfants qui deviendront pères des hommes (...)
Qui réinventeront les hommes
(v. 41-43 et 45)
        Dans un même ordre d'idées, la femme est, par son amour, celle qui met le poète au monde. Il s'agit de l'image de la femme-mère par qui Éluard est toujours « l'enfant sans ombre » (Je t'ai imaginée, v. 30). Les images de la fécondité de la femme sont d'ailleurs nombreuses dans les poèmes éluardiens : les champs labourés, le nid, la mer, la moisson, les fruits, le ventre, etc. La femme apporte donc la sécurité et la protection au poète tout en lui donnant la vie et en lui apprenant à vivre. La femme-mère joue également le rôle de femme-boussole (5) , car elle guide le poète qui, enfin, grâce à l'amour, voit clair :
J'avais un guide sur la terre (...)
Les rayons de tes bras entrouvraient le brouillard
(La mort l'amour la vie, v. 22 et 29)

        La femme-boussole est celle qui amène le poète à une révélation de soi qui mène au dépassement. Sans amour, Éluard est dans l'obscurité, il a besoin de la femme solaire pour l'éclairer sur lui-même. Ainsi, c'est par l'être aimé qu'il devient quelqu'un et qu'il prend conscience de ce qu'il est et de ce qu'il n'est pas; c'est par la femme qu'il se découvre et qu'il découvre le monde. Puisqu'elle connaît des choses sur lui que lui-même ignore, la femme serait donc aux yeux d'Éluard douée de pouvoirs exceptionnels. C'est une femme-fée (6) qui, sur certains points, est bien supérieure à l'homme :

Je t'aime pour ta sagesse qui n'est pas la mienne (...)
Pour ce cœur immortel que je ne détiens pas
(Je t'aime, v. 15 et 18)

        En conclusion, les trois poèmes d'Éluard nous présentent une conception toute faite et trop souvent utilisée du sentiment amoureux et de la femme, conception qui relève d'une idéalisation. La femme, symbolisée par les images traditionnelles de la mère et de la vierge-enfant, est un reflet de la femme parfaite telle qu'elle devrait être, dans toute sa splendeur, sa grâce et sa pureté. De plus, l'amour décrit est beau, grand, plus fort que tout et la relation amoureuse tend vers l'équation idéale de la fusion amoureuse. En fait, Éluard chante un amour que chacun rêve de connaître et qui correspond à l'image que la majorité des gens se font de ce sentiment avant de le vivre. Pourtant, l'absence de problèmes, d'ennuis, de compromis dans la relation amoureuse et la vision optimiste à l'extrême du poète rendent cette forme d'amour utopique. L'amour risque alors éventuellement de mener au désenchantement et à la désillusion, comme l'a expérimenté Éluard dans sa relation avec Gala. Toutefois, si ces trois poèmes expriment une vision conventionnelle de l'amour, l'oeuvre d'Éluard prise dans sa totalité dépasse le stéréotype amoureux et féminin. En effet, Éluard a aussi exploré les paradoxes sentimentaux et humains, par exemple la contradiction entre la force et la fragilité de la femme ainsi que celle entre sa pureté et son érotisation. L'amour reste donc pour Éluard, comme pour tous les amoureux du monde, un phénomène complexe, mystérieux et multidimensionnel.

 


        BIBLIOGRAPHIE

  • COMBE, D., « Derniers poèmes d'amour », Dictionnaire des oeuvres littéraires de langue française, [CD-ROM], Paris, Bordas, 1994.


  • DEBREUILLE, Jean-Yves, « Aspects du discours amoureux dans la poésie de Paul Éluard », Éluard a cent ans, Paris, L'Harmattan, « Les mots la vie, revue sur le surréalisme », numéro 10, 1998, p. 59 à 72.


  • ÉLUARD, Paul, Derniers poèmes d'amour, Paris, Éditions Seghers, 1962, p. 97-99, 152-153, 156-158.


  • GAUCHERON, Jacques, Paul Éluard ou la fidélité à la vie, Toulouse, Le Temps des Cerises, 1995, p. 177 à 224.


  • JACQUES, Jean-Pierre, Poésie Éluard, Paris, Hatier, « Profil d'une oeuvre », 1982, 80 pages.


  • KITTANG, Atle, D'amour de poésie. Essai sur l'univers des métamorphoses dans l'oeuvre surréaliste de Paul Éluard, Paris, Lettres modernes, « Situation », numéro 12, 1969, p. 5 à 69.


  • LONGRE, Jean-Pierre, Capitale de la douleur de Paul Éluard, Paris, Bertrand-Lacoste, « Parcours de lecture », 1990, p. 87 à 100.




Dernière mise à jour : 25 October, 2003
Site construit par : Émilie Codaire