Sa vie
Son oeuvre
Le
surréalisme
Dissertations
Stéréotype
amoureux et féminin
Analyse de La Vie immédiate
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Né vers 1920, le
surréalisme est un mouvement de pensée qui a rallié
de nombreux écrivains, peintres et cinéastes, et qui, encore
aujourd'hui, influence plusieurs artistes. Se réclamant de Lautréamont
et des découvertes de Freud sur l'inconscient, les auteurs surréalistes
ont tenté par divers moyens, dont la lecture des rêves, l'écriture
automatique et les cadavres exquis, de rendre compte du fonctionnement réel
de l'esprit, libéré de la raison. Parmi les plus grands poètes
surréalistes figure Paul Éluard, qui nous a laissé
une oeuvre d'une grande richesse. Son recueil La Vie immédiate, paru
en 1932, représente bien l'ensemble du travail d'écriture
de cet auteur. Après avoir fait une présentation générale
de ce livre, nous analyserons trois textes représentatifs, soit « Yves
Tanguy », « Belle et ressemblante »
et « Maison déserte… », en vue de dégager
les caractéristiques de la poésie éluardienne à
l'époque de la publication de La Vie immédiate.
La
Vie immédiate est publié à Paris en 1932 aux éditions
Gallimard (1).
Le recueil compte 45 poèmes répartis en trois parties. La
première, sans titre, comprend 39 textes en vers libres, d'une
longueur d'une à deux pages, et les trois seuls poèmes en
prose de l'ouvrage. Intitulée « À toute
épreuve », la deuxième partie reprend, quant
à elle, les courts poèmes qu'Éluard a publiés
en 1930 dans un recueil du même nom, dont certains ont d'abord paru
dans la Révolution surréaliste en 1929. Comme À
toute épreuve était divisé essentiellement en
deux parties appelées « L'univers-solitude »
et « Confections », Éluard a rassemblé
les poèmes sous ces deux titres en les numérotant, tout
en faisant des ajouts. Enfin, la dernière partie intitulée
« Critique de la poésie » compte seulement
un texte éponyme.
Le titre du recueil est
révélateur de son contenu. Au sens courant, la « vie
immédiate » désigne la vie sans délai,
celle du moment présent. Ce titre semble avoir un lien avec le
contexte socio-politique de l'époque : la Première Guerre
mondiale a révélé la fragilité de la vie humaine
et l'imprévisibilité du destin de l'homme. Cette prise de
conscience a entraîné une volonté de vivre hic et
nunc et de profiter de ce que la vie offre. Toutefois, le thème
de la guerre est peu présent dans le livre d'Éluard. Pour
le poète, la « vie immédiate » traduirait
plutôt tout le tragique de sa situation au moment de l'écriture
de l'ouvrage. L'indicatif présent est d'ailleurs le temps de verbe
qui domine dans le recueil, suivi de quelques passages au passé
que le poète rattache cependant toujours au présent. D'autre
part, selon le Petit Robert, l'adjectif « immédiat »
sur le plan didactique signifie « qui opère, se produit
ou est atteint sans intermédiaire », alors qu'en philosophie,
il renvoie à une réalité qui ne semble « résulter
d'aucune réflexion ». Ces deux définitions de
l'immédiateté peuvent être mises en relation avec
la volonté des surréalistes d'accéder directement,
sans intermédiaire, à la pensée humaine et
à l'inconscient, fondements de la vie.
Les thèmes exploités
dans le recueil s'inscrivent dans cette optique. D'abord, la solitude
est une thématique présente dès le début du
livre, dans le premier poème : « La solitude me poursuite
de sa rancune (2). »
Le terme « seul » et ses dérivés abondent
également dans le reste de l'ouvrage et il est même parfois
répété dans un texte : « Je suis seul
je suis seul tout seul » (« L'univers-solitude »,
XXII, p. 100). Cette solitude naît de la rupture amoureuse, ou de
la perte de l'amour, autre thème majeur de l'oeuvre. Éluard
exprime la solitude et la douleur « de deux êtres qui
se quittent. » (« Salvador Dali », p.
62) L'amour perdu est l'occasion d'aborder la thématique du souvenir,
de l'oubli et du rêve, qui se manifeste entre autres dans le long
poème en prose intitulé « Nuits partagées »,
dans lequel le poète se remémore les moments privilégiés
passés avec une femme. Dans ce contexte, l'amour, la femme, le
désir et la sensualité sont des sujets qui vont de soi.
Éluard célèbre la beauté de la femme et de
la rencontre amoureuse, notamment dans les poèmes « Belle
et ressemblante », « Par une nuit nouvelle »
et « Amoureuses ». La femme devient dans plusieurs
textes l'interlocutrice du poète, celle à qui il s'adresse
directement dans un style lyrique.
Plusieurs de ces thématiques
sont caractéristiques de la poésie surréaliste. C'est
le cas par exemple de l'amour, de la femme, du désir et du rêve.
D'autres éléments permettent par ailleurs de rattacher La
Vie immédiate au surréalisme. D'abord, quatre poèmes
sont dédiés à des auteurs associés à
ce mouvement, c'est-à-dire André Breton, René Crevel,
René Char et Benjamin Péret. De plus, trois textes ont pour
titre le nom de peintres surréalistes, soit « Yves Tanguy »,
« Salvador Dali » et « Max Ernst ».
Ces sept poèmes sont sans doute ceux qui se rapprochent le plus
de l'écriture automatique :
C'est en tirant sur
la corde des villes en fanant
Les provinces que le délié des sexes
Accroît les sentiments rugueux du père
En quête d'une végétation nouvelle
Dont les nuits boule de neige
Interdisent à l'adresse de montrer le bout mobile de son nez. (« Salvador
Dali », p. 62)
Sur
le plan formel, la rareté de la ponctuation dans les poèmes
en vers laisse entendre une volonté de créer des rapprochements
inusités, caractéristique des surréalistes. Ce vers
du poème « Mauvaise mémoire » en est
un bon exemple : « L'eau l'ignorante la nuit l'étourdie
vont se perdre » (p. 34). Les textes d'Éluard regorgent
d'autres images surprenantes, telles que « la nuit esquimau »
(« Tous les droits », p. 29), « le ciel
est un dé à coudre » (« Tournants d'argile »,
p. 81), et « les fenêtres sont couchées »
(« L'univers-solitude », I, p. 91). Ce type d'images
métaphoriques est, du reste, prédominant dans l'oeuvre.
D'un autre côté,
La Vie immédiate s'éloigne du surréalisme sur certains
plans. En effet, Éluard fait un usage limité de l'écriture
automatique. La plupart de ses poèmes se tiennent, sont structurés
et sont organisés autour d'une thématique ou d'une idée.
Bref, l'ensemble du livre est cohérent. Par ailleurs, le travail
stylistique d'Éluard est manifeste. Par exemple, il emploie plusieurs
répétitions, telles les anaphores, et crée des rythmes
:
Femme avec laquelle j'ai
vécu
Femme avec la laquelle je vis
Femme avec laquelle je vivrai [...] (« Par une nuit nouvelle »,
p. 27)
En
somme, Éluard travaille ses textes dans une préoccupation
esthétique.
Plusieurs
poèmes peuvent servir à illustrer l'esprit et l'atmosphère
du recueil. C'est le cas du texte intitulé « Yves Tanguy »
(p. 60-61), qui est composé de cinq strophes comptant de deux à
neuf vers. Il se divise en quatre parties dont la première, qui
comprend les deux premières strophes du poème, se caractérise
par la description d'un paysage dans lequel l'ombre et la lumière
s'opposent. Le premier vers « Un soir tous les soirs et ce
soir comme les autres » contient une répétition
qui laisse entendre que la situation décrite perdure et se répète.
L'expression « comme les autres » exprime également
une certaine lassitude devant cette situation qui n'évolue pas.
Ce vers ainsi que les trois suivants posent le cadre général
de la description, en donnant notamment des indications de temps.
La description du paysage
qui suit est surtout axée sur les objets et éléments
du décor plutôt que sur l'action de ces objets. En effet,
les deux strophes ne renferment que trois verbes conjugués, au
présent de l'indicatif. L'emploi de ce temps verbal renforce d'ailleurs
l'idée de répétition et de vérité universelle
énoncée dans le premier vers. Le paysage est donc statique
et il est décrit au fur et à mesure que le personnage le
voit. Dans ces deux strophes comme dans l'ensemble du poème, les
termes faisant référence à la flore et à la
faune sont nombreux : « fleur », « feuilles »,
« anémones », « venaison »,
« lynx », « hiboux », « corbeaux »,
« ailes ». Plusieurs mots renvoient aussi à
des phénomènes ou à des éléments naturels
: « soleil », « saisons »,
« terre », « étoiles »,
« eau », « aurore », « ombre »,
« crépuscule », « plaines gelées »,
« horizon ».
La description dans cette
première partie révèle une opposition entre la lumière
et l'obscurité. Cette dernière est représentée
par des termes comme « nuit » (deux occurrences),
« soir » (trois occurrences), « noires »
et « ombre », tandis que la lumière est évoquée
par des mots tels que « lampes », « soleil »
et « aurore ». Les termes reliés à
la vue, qui est le sens privilégié dans cette description,
comme « oeil » et « voir »,
peuvent aussi être associés au concept de lumière,
puisque seules les stimulations lumineuses permettent de voir.
Dans la première
strophe, le vers « Les lampes et leur venaison sont sacrifiées »
traduit l'idée que la lumière est offerte en sacrifice et
qu'on y renonce. La lumière est donc détruite volontairement
de façon symbolique. La conjonction « mais »
introduit cinq vers qui indiquent que, malgré la lumière
des lampes détruite, il reste quand même une source de lumière,
soit « le grand soleil interminable » « dans
l'oeil calciné des lynx et des hiboux ». Les lynx et
les hiboux, animaux dont la vue perçante est capitale à
leur survie, sont ici plongés dans une noirceur partielle qui les
handicape. Cette lumière qui subsiste semble porter une connotation
à la fois positive et négative, comme en témoignent
les qualificatifs qui lui sont associés, soit, d'une part, « grand »,
« familial » et « puissance »,
et, d'autre part, « interminable », « crève-coeur »
et « corbeau ». Il semble toutefois que les connotations
négatives prévalent contre les autres.
La deuxième strophe
poursuit cette réflexion sur l'ombre et la lumière, et introduit
de nouveaux thèmes. Le présentatif « il y a »
rappelle que la description continue. Si l'expression « sur
l'heure » reprend l'idée d'immédiateté
exprimée dans le titre du recueil, l'expression « comme
une fin » évoque, quant à elle, le thème
de la destruction contenu dans la première strophe dans les termes
« calciné », « sacrifiées »
et « crève-coeur ». Les deux derniers vers
de cette partie se rapprochent davantage du poète en abordant entre
autres le thème du souvenir dans le vers « Toutes illusions
à fleur de mémoire ». Les illusions apparaissent
ici comme les souvenirs les plus saillants. On ne se souvient que des
erreurs que l'on a commises, des mauvaises interprétations que
l'on a faites et de ses croyances erronées.
La première partie
est donc une description impersonnelle où l'ombre domine et dont
la destruction est le thème central.
La deuxième partie qui comprend la troisième strophe est
introduite par le connecteur « et » qui signale
un ajout. Cette partie se distingue des précédentes par
la présence du pronom personnel singulier de première personne
et par l'abondance de verbes conjugués.
Cette strophe met de l'avant les thèmes de la sensualité,
de la femme, du sommeil, du souvenir et de la tristesse. La sensualité
et la sexualité sont d'abord exprimées dans les deux premiers
vers :
Et les filles des mains ont
beau pour m'endormir
Cambrer leur taille et ouvrir les anémones de leurs seins
La
sexualité et la sensualité sont perçues comme des
refuges à la douleur, comme l'est le sommeil. Dans sa description
de la femme, le poète insiste sur les attributs les plus féminins,
soit la taille et les seins. La métaphore végétale
employée révèle toute la beauté de la femme
ainsi que son abandon. D'autre part, l'image « les filles des
mains » surprend par l'inversion inusitée des deux termes.
Les mains représentent en fait pour Éluard le symbole de
l'union amoureuse. Cette image est développée entre autres
dans les textes « Au revoir » et « La
dernière main ». Ici, la figure des mains renforce l'idée
de partage et d'union des corps. Enfin, l'expression « avoir
beau » donne par ailleurs un indice de la futilité de
la démarche du poète qui tente d'endormir sa douleur dans
les bras des femmes. Cette idée est encore plus manifeste dans
les vers suivants :
Je ne prends rien dans ces
filets de chair et de frissons
Du bout du monde au crépuscule d'aujourd'hui
Rien ne résiste à mes images désolées.
Le
dernier vers de cette strophe rappelle le thème du souvenir par
l'expression « mes images désolées »,
qui renvoie à des souvenirs tristes, nus et mornes. Par extension,
on peut conclure que le locuteur est profondément triste et affligé,
et que sa douleur qui prend toute la place est incurable. L'intensité
et l'incommensurabilité de son chagrin sont traduites dans l'expression
« du bout du monde au crépuscule d'aujourd'hui ».
La quatrième strophe
forme la troisième partie du poème. Elle renoue avec le
registre descriptif du début, mais les verbes d'action sont beaucoup
plus nombreux, comme si la nature s'éveillait. Elle apparaît
donc comme une synthèse des parties précédentes puisqu'elle
reprend des éléments de chacune d'elles. Par exemple, on
y retrouve le thème de l'obscurité incarné dans le
mot « nuit » et des références à
la nature dans les termes « ailes » et « plaines ».
Les mots « désir », « silence »,
« gelées » et « rejette »
renvoient quant à eux à la partie précédente,
qui abordait entre autres la désolation et la tristesse.
La quatrième partie
est composée de la dernière strophe du texte et présente
un contraste notable avec le reste du poème. D'abord, elle se démarque
par la présence d'un nouveau personnage représenté
dans le pronom « nous » qui commence la strophe.
Si l'on se fie à l'ensemble de l'ouvrage, les référents
du « nous » seraient le locuteur et la femme aimée.
D'autre part, les verbes sont au passé, contrairement aux autres
verbes du poème. Le locuteur remonte le flot de ses souvenirs et
s'arrête sur une décision prise par le couple selon laquelle
« rien ne se définirait / Que selon le doigt posé
par hasard sur les commandes d'un appareil brisé ».
Ce passage beaucoup moins descriptif ne renferme aucun terme se rapportant
à la nature. Au contraire, Éluard emploie une image très
mécanique et peu poétique, celle de « l'appareil
brisé ». Le qualificatif « brisé »
permet de relier cette strophe au reste du texte, car il récupère
le thème de la destruction et de la tristesse. Ces deux vers peuvent
aussi être rattachés au titre du recueil et au mouvement
surréaliste. En effet, ils laissent entendre qu'il faut s'en remettre
au hasard et agir de façon spontanée. Tout bien considéré,
ces deux vers sont empreints d'une grande tristesse, de mélancolie
et de regret.
En somme, les liens tissés entre les quatre parties du poème
révèlent son sens. Les deux premières strophes reflètent
les états d'âme du locuteur qui se sent détruit et
triste, et qui se retrouve dans le noir. La thématique de la destruction
et du vide intérieur est d'ailleurs accentuée par la longueur
des strophes qui deviennent de plus en plus courtes. L'affliction du poète
est rattachée à un événement de son passé
qu'il évoque et qui pourrait être, à la lumière
des autres poèmes de l'ouvrage, une rupture amoureuse. Le locuteur
se sent vide et la sexualité ne lui est d'aucun recours. Une impression
de froideur et de tristesse infinie se dégage du texte en raison
du vocabulaire et des images utilisées. Enfin, le paysage sinistre
décrit peut être rattaché au titre du poème.
En effet, le titre fait référence à un peintre très
lié au mouvement surréaliste, qui a peint plusieurs paysages
désolés, sombres et dépouillés, dont l'atmosphère
ressemble à celle du texte.
Le
deuxième poème, « Belle et ressemblante »
(p. 22), est, comme « Yves Tanguy », un texte représentatif
du recueil. Il est composé de dix vers libres qui ne contiennent
aucun verbe conjugué. Les images et la description sont donc privilégiées
dans ce poème.
« Belle et
ressemblante » joue avec les effets de symétrie et de
répétitions. D'abord, les vers se ressemblent beaucoup dans
leur construction. Les trois premiers vers ainsi que les vers 7, 8 et
10 débutent par l'article indéfini « un »
suivi d'un substantif, puis d'un complément. Les vers 4 à
6 commencent quant à eux par l'adjectif indéfini « tout »
suivi d'un nom, alors que l'avant-dernier vers forme un complément
circonstanciel se rapportant au vers précédent. Outre le
parallélisme de syntaxe, le texte compte plusieurs autres types
de reprises. Par exemple, l'expression « un visage »
en début de phrase revient trois fois dans le poème, soit
dans le premier, le septième et le dernier vers. Le même
phénomène se produit avec le complément du nom « du
jour » qui figure aux vers 1, 2 et 9. Par ailleurs, les vers
5, 6, 8 et 10 renferment deux fois le même terme, mais sous sa forme
singulière et plurielle, soit « source »,
« miroir », « caillou » et
« visage ». Ces répétitions créent
un effet de symétrie et de renforcement des idées, et sont
révélatrices de la comparaison tissée dans le texte.
Comme l'indique le titre,
le poème traite de la beauté et de la ressemblance, qui
sont surtout exprimées par des images métaphoriques. Le
texte s'ouvre sur l'expression « un visage » qui
agit comme comparé. Les images qui suivent se rapportent à
ce visage. Le titre révèle aussi l'opposition exprimée
entre la beauté et l'unicité de la femme, et sa ressemblance
avec toutes les femmes. Ce contraste se manifeste, entre autres, par l'emploi
en tête de vers de l'article indéfini « un »
et de l'adjectif indéfini « tout », comme
nous l'avons vu précédemment. Ainsi, les trois premiers
vers laissent entendre que le visage dont il est question, soit le visage
de l'être aimé, est unique dans sa beauté, dans sa
pureté, dans sa poésie :
Un visage à la fin
du jour
Un berceau dans les feuilles mortes du jour
Un bouquet de pluie nue
L'opposition
entre « berceau » et « feuilles mortes »
montre la singularité du visage qui se trouve dans un environnement
qui ne lui ressemble pas.
Les vers qui suivent abordent
plutôt le thème de la ressemblance et traduisent des sentiments
plus négatifs :
Tout soleil caché
Toute source des sources au fond de l'eau
Tout miroir des miroirs brisé
Un visage dans les balances du silence
Un caillou parmi d'autres cailloux
Pour les frondes des dernières lueurs du jour
Un visage semblable à tous les visages oubliés.
Ainsi,
la femme représente tous les soleils cachés, toutes les
sources et tous les miroirs brisés, et elle est semblable à
d'autres cailloux comme à tous les visages oubliés. Le dernier
vers apporte un éclairage essentiel au poème. Pris dans
son sens littéral, il contient une contradiction, car le visage
est comparé à une réalité impossible à
se représenter. L'originalité de cette image et son caractère
inusité viennent d'ailleurs de cette antilogie. Au sens métaphorique,
ce passage signifie que la femme dont il est question fait dorénavant
partie des souvenirs du poète et non plus de sa réalité
présente. On sent toute l'impuissance du locuteur devant le temps
qui passe et les événements tristes qui se répètent
malgré lui. Ce vers introduit aussi le thème de l'amour
perdu qui guidera la lecture du texte en entier. À ce thème
sont associés les termes à connotation négative qui
évoquent un sentiment d'anéantissement et de douleur, c'est-à-dire
« fin », « feuilles mortes »,
« caché », « brisé »,
« silence », « frondes »,
« dernières » et « oubliés ».
Ainsi, par un effet de symétrie, la deuxième partie de chaque
vers se rapporte « à tous les visages oubliés »,
c'est-à-dire aux amours perdues. « La fin du jour »,
« les dernières lueurs du jour », « les
feuilles mortes du jour » et les « balances du silence »
font référence à la fin de la relation amoureuse.
La tristesse de ces images traduit le rapport à l'amour du locuteur
qui associe ce sentiment à la lumière, à la vie et
à la plénitude. D'autre part, pour le poète, les
femmes qu'il a aimées sont comparables à des « soleil[s]
caché[s] », à des « sources au fond
de l'eau », à des « miroirs brisés »,
à des « cailloux pour les frondes ». L'image
du miroir brisé est particulièrement forte. Non seulement
elle incarne le malheur relié à la superstition, mais elle
rappelle la vision éluardienne de l'amour qui se veut une fusion
des conjoints qui se reflètent l'un l'autre. Le miroir brisé
ne peut plus refléter, car la relation est rompue.
En somme, le locuteur
décrit la femme qu'il aime au moyen de la synecdoque du visage.
Il insiste d'abord sur sa beauté et son unicité pour finalement
l'associer aux autres femmes qu'il a aimées et qu'il a perdues.
Les multiples effets de symétrie et les répétitions
font bien ressortir le contraste entre la beauté et la ressemblance.
De plus, des nombreuses images à connotations négatives
évoquant la fin de la relation amoureuse se dégage une tristesse
et un sentiment d'impuissance.
Cette
atmosphère triste se retrouve également dans le poème
sans titre dont le premier vers est « Maison déserte »
(p. 72). Ce texte aborde le thème de la solitude qui revêt
une grande importance dans La Vie immédiate. Il contient dix mots
répartis en six vers, disposés de façon particulière.
Ici encore, l'anaphore est une figure privilégiée. Le terme
« maison » dans sa forme singulière ou plurielle
est répété trois fois en début de vers, ce
qui crée un effet d'insistance :
Maison déserte
abominables
Maisons
pauvres
Maisons
Comme des livres vides.
Le
passage du singulier au pluriel marque une volonté d'universalité
et de généralisation d'une situation qui, au départ,
ne concerne que le poète.
L'image de la maison a une symbolique très forte. La maison est
l'espace de la famille, du couple. Elle est un lieu choisi et partagé
par les amoureux. La maison déserte traduit donc l'absence ou la
perte de l'amour. C'est aussi le projet de vie commune rompu. Les qualificatifs
qu'Éluard attribue aux maisons désertes témoignent
de sa façon de concevoir le projet amoureux. Ainsi, pour le poète,
une vie amoureuse épanouie est merveilleuse et féconde;
elle le remplit et le garde de la solitude amoureuse « abominable »
et « pauvre ». La dernière comparaison du
poème vient renforcer cette idée. En effet, sur le plan
symbolique, la maison représente « le centre sacré
de la vie » et « la trame continuelle [du] vécu
(3) ».
La maison déserte serait ainsi symbole de la vie en solitaire qui
devient inutile, comme un livre vide. Par conséquent, la maison
inhabitée, ainsi que le livre vide, est contre nature et vaine,
comme l'est la vie sans amour. L'effet de vide est d'ailleurs accentué
par la disposition des mots sur la page qui crée de nombreux blancs.
En somme, ce très
court texte qui va à l'essentiel aborde la thématique de
la solitude en se servant de l'image de la maison associée à
la vie et à l'amour.
En
conclusion, « Yves Tanguy », « Belle
et ressemblante » et le poème sans titre débutant
par « Maison déserte » sont typiques de La
Vie immédiate. Ces textes abordent des thèmes chers à
Éluard, tels que la douleur associée à la solitude,
la sensualité, la relation amoureuse et la femme dans sa beauté.
De plus, certaines images et certains champs lexicaux contenus dans ces
trois textes se retrouvent dans d'autres poèmes du livre, par exemple
la nature, la vue, l'opposition entre la nuit et le jour, le souvenir,
le corps humain, les mains comme symboles de l'union amoureuse, la nudité,
l'eau, le miroir, etc. En somme, ces thèmes et images récurrents
traduisent les obsessions du poète, qui sont reprises dans l'ensemble
de son oeuvre. Cependant, si
au point de vue de la sémantique le recueil manifeste une certaine
unité, il en est autrement sur le plan formel. En fait, comme le
note D. Combe (4),
les contrastes stylistiques abondent dans La Vie immédiate. Des
poèmes à la signification obscure qui évoquent l'écriture
automatique, tels que « Yves Tanguy », côtoient
des textes très brefs, dépouillés et simples, comme
« Maison déserte... ». L'ouvrage se ferme
aussi sur une « critique de la poésie » écrite
dans un ton très provocant et accusateur. Cette hétérogénéité
stylistique fait de La Vie immédiate « le pivot de l'oeuvre
d'Éluard » et « révèle [...]
toute l'ambiguïté de la position d'Éluard vis-à-vis
du surréalisme, dès 1932 (5)
. »
BIBLIOGRAPHIE
- CENTRE NATIONAL
DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE (pages consultées le 11 octobre
2003), Trésor de la langue française informatisé,
[en ligne], http://frantext.inalf.fr/tlf.htm
-
COMBE, D., « la
Vie immédiate », in Dictionnaire des œuvres littéraires
de langue française, (1994), [CD-ROM], Bordas, 1 cd-rom.
-
COUPAL, Marie,
Le rêve et ses symboles, Boucherville, Éditions
de Mortagne, 1985, 539 pages.
-
ÉLUARD,
Paul, La Vie immédiate suivi de La Rose publique
et Les yeux fertiles, et précédé de
L'Évidence poétique, Paris, Gallimard, 1967,
250 pages.
-
HACHETTE MULTIMÉDIA
(pages consultées le 11 octobre 2003), Yahoo! Encyclopédie,
[en ligne], http://fr.encyclopedia.yahoo.com/
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