Paul Éluard
(1895-1952)

Analyse de La Vie immédiate
de Paul Éluard

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Le surréalisme

Dissertations
  • Stéréotype amoureux et féminin
   Analyse de La Vie immédiate


        Né vers 1920, le surréalisme est un mouvement de pensée qui a rallié de nombreux écrivains, peintres et cinéastes, et qui, encore aujourd'hui, influence plusieurs artistes. Se réclamant de Lautréamont et des découvertes de Freud sur l'inconscient, les auteurs surréalistes ont tenté par divers moyens, dont la lecture des rêves, l'écriture automatique et les cadavres exquis, de rendre compte du fonctionnement réel de l'esprit, libéré de la raison. Parmi les plus grands poètes surréalistes figure Paul Éluard, qui nous a laissé une oeuvre d'une grande richesse. Son recueil La Vie immédiate, paru en 1932, représente bien l'ensemble du travail d'écriture de cet auteur. Après avoir fait une présentation générale de ce livre, nous analyserons trois textes représentatifs, soit «  Yves Tanguy », «  Belle et ressemblante » et « Maison déserte… », en vue de dégager les caractéristiques de la poésie éluardienne à l'époque de la publication de La Vie immédiate.

        La Vie immédiate est publié à Paris en 1932 aux éditions Gallimard (1). Le recueil compte 45 poèmes répartis en trois parties. La première, sans titre, comprend 39 textes en vers libres, d'une longueur d'une à deux pages, et les trois seuls poèmes en prose de l'ouvrage. Intitulée «  À toute épreuve », la deuxième partie reprend, quant à elle, les courts poèmes qu'Éluard a publiés en 1930 dans un recueil du même nom, dont certains ont d'abord paru dans la Révolution surréaliste en 1929. Comme À toute épreuve était divisé essentiellement en deux parties appelées « L'univers-solitude » et « Confections », Éluard a rassemblé les poèmes sous ces deux titres en les numérotant, tout en faisant des ajouts. Enfin, la dernière partie intitulée « Critique de la poésie » compte seulement un texte éponyme.
        Le titre du recueil est révélateur de son contenu. Au sens courant, la « vie immédiate » désigne la vie sans délai, celle du moment présent. Ce titre semble avoir un lien avec le contexte socio-politique de l'époque : la Première Guerre mondiale a révélé la fragilité de la vie humaine et l'imprévisibilité du destin de l'homme. Cette prise de conscience a entraîné une volonté de vivre hic et nunc et de profiter de ce que la vie offre. Toutefois, le thème de la guerre est peu présent dans le livre d'Éluard. Pour le poète, la « vie immédiate » traduirait plutôt tout le tragique de sa situation au moment de l'écriture de l'ouvrage. L'indicatif présent est d'ailleurs le temps de verbe qui domine dans le recueil, suivi de quelques passages au passé que le poète rattache cependant toujours au présent. D'autre part, selon le Petit Robert, l'adjectif «  immédiat » sur le plan didactique signifie « qui opère, se produit ou est atteint sans intermédiaire », alors qu'en philosophie, il renvoie à une réalité qui ne semble « résulter d'aucune réflexion ». Ces deux définitions de l'immédiateté peuvent être mises en relation avec la volonté des surréalistes d'accéder directement, sans intermédiaire, à la pensée humaine et à l'inconscient, fondements de la vie.
         Les thèmes exploités dans le recueil s'inscrivent dans cette optique. D'abord, la solitude est une thématique présente dès le début du livre, dans le premier poème : « La solitude me poursuite de sa rancune (2). » Le terme « seul » et ses dérivés abondent également dans le reste de l'ouvrage et il est même parfois répété dans un texte : « Je suis seul je suis seul tout seul » (« L'univers-solitude », XXII, p. 100). Cette solitude naît de la rupture amoureuse, ou de la perte de l'amour, autre thème majeur de l'oeuvre. Éluard exprime la solitude et la douleur « de deux êtres qui se quittent. » (« Salvador Dali », p. 62) L'amour perdu est l'occasion d'aborder la thématique du souvenir, de l'oubli et du rêve, qui se manifeste entre autres dans le long poème en prose intitulé « Nuits partagées », dans lequel le poète se remémore les moments privilégiés passés avec une femme. Dans ce contexte, l'amour, la femme, le désir et la sensualité sont des sujets qui vont de soi. Éluard célèbre la beauté de la femme et de la rencontre amoureuse, notamment dans les poèmes « Belle et ressemblante », « Par une nuit nouvelle » et « Amoureuses ». La femme devient dans plusieurs textes l'interlocutrice du poète, celle à qui il s'adresse directement dans un style lyrique.
         Plusieurs de ces thématiques sont caractéristiques de la poésie surréaliste. C'est le cas par exemple de l'amour, de la femme, du désir et du rêve. D'autres éléments permettent par ailleurs de rattacher La Vie immédiate au surréalisme. D'abord, quatre poèmes sont dédiés à des auteurs associés à ce mouvement, c'est-à-dire André Breton, René Crevel, René Char et Benjamin Péret. De plus, trois textes ont pour titre le nom de peintres surréalistes, soit « Yves Tanguy », « Salvador Dali » et « Max Ernst ». Ces sept poèmes sont sans doute ceux qui se rapprochent le plus de l'écriture automatique :

C'est en tirant sur la corde des villes en fanant
Les provinces que le délié des sexes
Accroît les sentiments rugueux du père
En quête d'une végétation nouvelle
Dont les nuits boule de neige
Interdisent à l'adresse de montrer le bout mobile de son nez. (« Salvador Dali », p. 62)
        Sur le plan formel, la rareté de la ponctuation dans les poèmes en vers laisse entendre une volonté de créer des rapprochements inusités, caractéristique des surréalistes. Ce vers du poème « Mauvaise mémoire » en est un bon exemple : « L'eau l'ignorante la nuit l'étourdie vont se perdre » (p. 34). Les textes d'Éluard regorgent d'autres images surprenantes, telles que « la nuit esquimau » (« Tous les droits », p. 29), « le ciel est un dé à coudre » (« Tournants d'argile », p. 81), et « les fenêtres sont couchées » (« L'univers-solitude », I, p. 91). Ce type d'images métaphoriques est, du reste, prédominant dans l'oeuvre.
         D'un autre côté, La Vie immédiate s'éloigne du surréalisme sur certains plans. En effet, Éluard fait un usage limité de l'écriture automatique. La plupart de ses poèmes se tiennent, sont structurés et sont organisés autour d'une thématique ou d'une idée. Bref, l'ensemble du livre est cohérent. Par ailleurs, le travail stylistique d'Éluard est manifeste. Par exemple, il emploie plusieurs répétitions, telles les anaphores, et crée des rythmes :

Femme avec laquelle j'ai vécu
Femme avec la laquelle je vis
Femme avec laquelle je vivrai [...] (« Par une nuit nouvelle », p. 27)

        En somme, Éluard travaille ses textes dans une préoccupation esthétique.

        Plusieurs poèmes peuvent servir à illustrer l'esprit et l'atmosphère du recueil. C'est le cas du texte intitulé « Yves Tanguy » (p. 60-61), qui est composé de cinq strophes comptant de deux à neuf vers. Il se divise en quatre parties dont la première, qui comprend les deux premières strophes du poème, se caractérise par la description d'un paysage dans lequel l'ombre et la lumière s'opposent. Le premier vers « Un soir tous les soirs et ce soir comme les autres » contient une répétition qui laisse entendre que la situation décrite perdure et se répète. L'expression « comme les autres » exprime également une certaine lassitude devant cette situation qui n'évolue pas. Ce vers ainsi que les trois suivants posent le cadre général de la description, en donnant notamment des indications de temps.
        La description du paysage qui suit est surtout axée sur les objets et éléments du décor plutôt que sur l'action de ces objets. En effet, les deux strophes ne renferment que trois verbes conjugués, au présent de l'indicatif. L'emploi de ce temps verbal renforce d'ailleurs l'idée de répétition et de vérité universelle énoncée dans le premier vers. Le paysage est donc statique et il est décrit au fur et à mesure que le personnage le voit. Dans ces deux strophes comme dans l'ensemble du poème, les termes faisant référence à la flore et à la faune sont nombreux : « fleur », « feuilles », « anémones », « venaison », « lynx », « hiboux », « corbeaux », « ailes ». Plusieurs mots renvoient aussi à des phénomènes ou à des éléments naturels : « soleil », « saisons », « terre », « étoiles », « eau », « aurore », « ombre », « crépuscule », « plaines gelées », « horizon ».
        La description dans cette première partie révèle une opposition entre la lumière et l'obscurité. Cette dernière est représentée par des termes comme « nuit » (deux occurrences), « soir » (trois occurrences), « noires » et « ombre », tandis que la lumière est évoquée par des mots tels que « lampes », « soleil » et « aurore ». Les termes reliés à la vue, qui est le sens privilégié dans cette description, comme « oeil » et « voir », peuvent aussi être associés au concept de lumière, puisque seules les stimulations lumineuses permettent de voir.
         Dans la première strophe, le vers « Les lampes et leur venaison sont sacrifiées » traduit l'idée que la lumière est offerte en sacrifice et qu'on y renonce. La lumière est donc détruite volontairement de façon symbolique. La conjonction « mais » introduit cinq vers qui indiquent que, malgré la lumière des lampes détruite, il reste quand même une source de lumière, soit « le grand soleil interminable » « dans l'oeil calciné des lynx et des hiboux ». Les lynx et les hiboux, animaux dont la vue perçante est capitale à leur survie, sont ici plongés dans une noirceur partielle qui les handicape. Cette lumière qui subsiste semble porter une connotation à la fois positive et négative, comme en témoignent les qualificatifs qui lui sont associés, soit, d'une part, « grand », « familial » et « puissance », et, d'autre part, « interminable », « crève-coeur » et « corbeau ». Il semble toutefois que les connotations négatives prévalent contre les autres.
        La deuxième strophe poursuit cette réflexion sur l'ombre et la lumière, et introduit de nouveaux thèmes. Le présentatif « il y a » rappelle que la description continue. Si l'expression « sur l'heure » reprend l'idée d'immédiateté exprimée dans le titre du recueil, l'expression « comme une fin » évoque, quant à elle, le thème de la destruction contenu dans la première strophe dans les termes « calciné », « sacrifiées » et « crève-coeur ». Les deux derniers vers de cette partie se rapprochent davantage du poète en abordant entre autres le thème du souvenir dans le vers « Toutes illusions à fleur de mémoire ». Les illusions apparaissent ici comme les souvenirs les plus saillants. On ne se souvient que des erreurs que l'on a commises, des mauvaises interprétations que l'on a faites et de ses croyances erronées.
        La première partie est donc une description impersonnelle où l'ombre domine et dont la destruction est le thème central.
La deuxième partie qui comprend la troisième strophe est introduite par le connecteur « et » qui signale un ajout. Cette partie se distingue des précédentes par la présence du pronom personnel singulier de première personne et par l'abondance de verbes conjugués.
Cette strophe met de l'avant les thèmes de la sensualité, de la femme, du sommeil, du souvenir et de la tristesse. La sensualité et la sexualité sont d'abord exprimées dans les deux premiers vers :

Et les filles des mains ont beau pour m'endormir
Cambrer leur taille et ouvrir les anémones de leurs seins

        La sexualité et la sensualité sont perçues comme des refuges à la douleur, comme l'est le sommeil. Dans sa description de la femme, le poète insiste sur les attributs les plus féminins, soit la taille et les seins. La métaphore végétale employée révèle toute la beauté de la femme ainsi que son abandon. D'autre part, l'image « les filles des mains » surprend par l'inversion inusitée des deux termes. Les mains représentent en fait pour Éluard le symbole de l'union amoureuse. Cette image est développée entre autres dans les textes « Au revoir » et « La dernière main ». Ici, la figure des mains renforce l'idée de partage et d'union des corps. Enfin, l'expression « avoir beau » donne par ailleurs un indice de la futilité de la démarche du poète qui tente d'endormir sa douleur dans les bras des femmes. Cette idée est encore plus manifeste dans les vers suivants :

Je ne prends rien dans ces filets de chair et de frissons
Du bout du monde au crépuscule d'aujourd'hui
Rien ne résiste à mes images désolées.

        Le dernier vers de cette strophe rappelle le thème du souvenir par l'expression « mes images désolées », qui renvoie à des souvenirs tristes, nus et mornes. Par extension, on peut conclure que le locuteur est profondément triste et affligé, et que sa douleur qui prend toute la place est incurable. L'intensité et l'incommensurabilité de son chagrin sont traduites dans l'expression « du bout du monde au crépuscule d'aujourd'hui ».
        La quatrième strophe forme la troisième partie du poème. Elle renoue avec le registre descriptif du début, mais les verbes d'action sont beaucoup plus nombreux, comme si la nature s'éveillait. Elle apparaît donc comme une synthèse des parties précédentes puisqu'elle reprend des éléments de chacune d'elles. Par exemple, on y retrouve le thème de l'obscurité incarné dans le mot « nuit » et des références à la nature dans les termes « ailes » et « plaines ». Les mots « désir », « silence », « gelées » et « rejette » renvoient quant à eux à la partie précédente, qui abordait entre autres la désolation et la tristesse.
        La quatrième partie est composée de la dernière strophe du texte et présente un contraste notable avec le reste du poème. D'abord, elle se démarque par la présence d'un nouveau personnage représenté dans le pronom « nous » qui commence la strophe. Si l'on se fie à l'ensemble de l'ouvrage, les référents du « nous » seraient le locuteur et la femme aimée. D'autre part, les verbes sont au passé, contrairement aux autres verbes du poème. Le locuteur remonte le flot de ses souvenirs et s'arrête sur une décision prise par le couple selon laquelle « rien ne se définirait / Que selon le doigt posé par hasard sur les commandes d'un appareil brisé ». Ce passage beaucoup moins descriptif ne renferme aucun terme se rapportant à la nature. Au contraire, Éluard emploie une image très mécanique et peu poétique, celle de « l'appareil brisé ». Le qualificatif « brisé » permet de relier cette strophe au reste du texte, car il récupère le thème de la destruction et de la tristesse. Ces deux vers peuvent aussi être rattachés au titre du recueil et au mouvement surréaliste. En effet, ils laissent entendre qu'il faut s'en remettre au hasard et agir de façon spontanée. Tout bien considéré, ces deux vers sont empreints d'une grande tristesse, de mélancolie et de regret.
En somme, les liens tissés entre les quatre parties du poème révèlent son sens. Les deux premières strophes reflètent les états d'âme du locuteur qui se sent détruit et triste, et qui se retrouve dans le noir. La thématique de la destruction et du vide intérieur est d'ailleurs accentuée par la longueur des strophes qui deviennent de plus en plus courtes. L'affliction du poète est rattachée à un événement de son passé qu'il évoque et qui pourrait être, à la lumière des autres poèmes de l'ouvrage, une rupture amoureuse. Le locuteur se sent vide et la sexualité ne lui est d'aucun recours. Une impression de froideur et de tristesse infinie se dégage du texte en raison du vocabulaire et des images utilisées. Enfin, le paysage sinistre décrit peut être rattaché au titre du poème. En effet, le titre fait référence à un peintre très lié au mouvement surréaliste, qui a peint plusieurs paysages désolés, sombres et dépouillés, dont l'atmosphère ressemble à celle du texte.

        Le deuxième poème, « Belle et ressemblante » (p. 22), est, comme « Yves Tanguy », un texte représentatif du recueil. Il est composé de dix vers libres qui ne contiennent aucun verbe conjugué. Les images et la description sont donc privilégiées dans ce poème.
        « Belle et ressemblante » joue avec les effets de symétrie et de répétitions. D'abord, les vers se ressemblent beaucoup dans leur construction. Les trois premiers vers ainsi que les vers 7, 8 et 10 débutent par l'article indéfini « un » suivi d'un substantif, puis d'un complément. Les vers 4 à 6 commencent quant à eux par l'adjectif indéfini « tout » suivi d'un nom, alors que l'avant-dernier vers forme un complément circonstanciel se rapportant au vers précédent. Outre le parallélisme de syntaxe, le texte compte plusieurs autres types de reprises. Par exemple, l'expression « un visage » en début de phrase revient trois fois dans le poème, soit dans le premier, le septième et le dernier vers. Le même phénomène se produit avec le complément du nom « du jour » qui figure aux vers 1, 2 et 9. Par ailleurs, les vers 5, 6, 8 et 10 renferment deux fois le même terme, mais sous sa forme singulière et plurielle, soit « source », « miroir », « caillou » et « visage ». Ces répétitions créent un effet de symétrie et de renforcement des idées, et sont révélatrices de la comparaison tissée dans le texte.
         Comme l'indique le titre, le poème traite de la beauté et de la ressemblance, qui sont surtout exprimées par des images métaphoriques. Le texte s'ouvre sur l'expression « un visage » qui agit comme comparé. Les images qui suivent se rapportent à ce visage. Le titre révèle aussi l'opposition exprimée entre la beauté et l'unicité de la femme, et sa ressemblance avec toutes les femmes. Ce contraste se manifeste, entre autres, par l'emploi en tête de vers de l'article indéfini « un » et de l'adjectif indéfini « tout », comme nous l'avons vu précédemment. Ainsi, les trois premiers vers laissent entendre que le visage dont il est question, soit le visage de l'être aimé, est unique dans sa beauté, dans sa pureté, dans sa poésie :

Un visage à la fin du jour
Un berceau dans les feuilles mortes du jour
Un bouquet de pluie nue

        L'opposition entre « berceau » et « feuilles mortes » montre la singularité du visage qui se trouve dans un environnement qui ne lui ressemble pas.
        Les vers qui suivent abordent plutôt le thème de la ressemblance et traduisent des sentiments plus négatifs :

Tout soleil caché
Toute source des sources au fond de l'eau
Tout miroir des miroirs brisé
Un visage dans les balances du silence
Un caillou parmi d'autres cailloux
Pour les frondes des dernières lueurs du jour
Un visage semblable à tous les visages oubliés.

        Ainsi, la femme représente tous les soleils cachés, toutes les sources et tous les miroirs brisés, et elle est semblable à d'autres cailloux comme à tous les visages oubliés. Le dernier vers apporte un éclairage essentiel au poème. Pris dans son sens littéral, il contient une contradiction, car le visage est comparé à une réalité impossible à se représenter. L'originalité de cette image et son caractère inusité viennent d'ailleurs de cette antilogie. Au sens métaphorique, ce passage signifie que la femme dont il est question fait dorénavant partie des souvenirs du poète et non plus de sa réalité présente. On sent toute l'impuissance du locuteur devant le temps qui passe et les événements tristes qui se répètent malgré lui. Ce vers introduit aussi le thème de l'amour perdu qui guidera la lecture du texte en entier. À ce thème sont associés les termes à connotation négative qui évoquent un sentiment d'anéantissement et de douleur, c'est-à-dire « fin », « feuilles mortes », « caché », « brisé », « silence », « frondes », « dernières » et « oubliés ». Ainsi, par un effet de symétrie, la deuxième partie de chaque vers se rapporte « à tous les visages oubliés », c'est-à-dire aux amours perdues. « La fin du jour », « les dernières lueurs du jour », « les feuilles mortes du jour » et les « balances du silence » font référence à la fin de la relation amoureuse. La tristesse de ces images traduit le rapport à l'amour du locuteur qui associe ce sentiment à la lumière, à la vie et à la plénitude. D'autre part, pour le poète, les femmes qu'il a aimées sont comparables à des « soleil[s] caché[s] », à des « sources au fond de l'eau », à des « miroirs brisés », à des « cailloux pour les frondes ». L'image du miroir brisé est particulièrement forte. Non seulement elle incarne le malheur relié à la superstition, mais elle rappelle la vision éluardienne de l'amour qui se veut une fusion des conjoints qui se reflètent l'un l'autre. Le miroir brisé ne peut plus refléter, car la relation est rompue.
        En somme, le locuteur décrit la femme qu'il aime au moyen de la synecdoque du visage. Il insiste d'abord sur sa beauté et son unicité pour finalement l'associer aux autres femmes qu'il a aimées et qu'il a perdues. Les multiples effets de symétrie et les répétitions font bien ressortir le contraste entre la beauté et la ressemblance. De plus, des nombreuses images à connotations négatives évoquant la fin de la relation amoureuse se dégage une tristesse et un sentiment d'impuissance.

        Cette atmosphère triste se retrouve également dans le poème sans titre dont le premier vers est « Maison déserte » (p. 72). Ce texte aborde le thème de la solitude qui revêt une grande importance dans La Vie immédiate. Il contient dix mots répartis en six vers, disposés de façon particulière. Ici encore, l'anaphore est une figure privilégiée. Le terme « maison » dans sa forme singulière ou plurielle est répété trois fois en début de vers, ce qui crée un effet d'insistance :

Maison déserte

              abominables

Maisons

              pauvres

Maisons
Comme des livres vides.

        Le passage du singulier au pluriel marque une volonté d'universalité et de généralisation d'une situation qui, au départ, ne concerne que le poète.
L'image de la maison a une symbolique très forte. La maison est l'espace de la famille, du couple. Elle est un lieu choisi et partagé par les amoureux. La maison déserte traduit donc l'absence ou la perte de l'amour. C'est aussi le projet de vie commune rompu. Les qualificatifs qu'Éluard attribue aux maisons désertes témoignent de sa façon de concevoir le projet amoureux. Ainsi, pour le poète, une vie amoureuse épanouie est merveilleuse et féconde; elle le remplit et le garde de la solitude amoureuse « abominable » et « pauvre ». La dernière comparaison du poème vient renforcer cette idée. En effet, sur le plan symbolique, la maison représente « le centre sacré de la vie » et « la trame continuelle [du] vécu (3) ». La maison déserte serait ainsi symbole de la vie en solitaire qui devient inutile, comme un livre vide. Par conséquent, la maison inhabitée, ainsi que le livre vide, est contre nature et vaine, comme l'est la vie sans amour. L'effet de vide est d'ailleurs accentué par la disposition des mots sur la page qui crée de nombreux blancs.
         En somme, ce très court texte qui va à l'essentiel aborde la thématique de la solitude en se servant de l'image de la maison associée à la vie et à l'amour.

        En conclusion, « Yves Tanguy », « Belle et ressemblante » et le poème sans titre débutant par « Maison déserte » sont typiques de La Vie immédiate. Ces textes abordent des thèmes chers à Éluard, tels que la douleur associée à la solitude, la sensualité, la relation amoureuse et la femme dans sa beauté. De plus, certaines images et certains champs lexicaux contenus dans ces trois textes se retrouvent dans d'autres poèmes du livre, par exemple la nature, la vue, l'opposition entre la nuit et le jour, le souvenir, le corps humain, les mains comme symboles de l'union amoureuse, la nudité, l'eau, le miroir, etc. En somme, ces thèmes et images récurrents traduisent les obsessions du poète, qui sont reprises dans l'ensemble de son oeuvre. Cependant, si
au point de vue de la sémantique le recueil manifeste une certaine unité, il en est autrement sur le plan formel. En fait, comme le note D. Combe (4), les contrastes stylistiques abondent dans La Vie immédiate. Des poèmes à la signification obscure qui évoquent l'écriture automatique, tels que « Yves Tanguy », côtoient des textes très brefs, dépouillés et simples, comme « Maison déserte... ». L'ouvrage se ferme aussi sur une « critique de la poésie » écrite dans un ton très provocant et accusateur. Cette hétérogénéité stylistique fait de La Vie immédiate « le pivot de l'oeuvre d'Éluard » et « révèle [...] toute l'ambiguïté de la position d'Éluard vis-à-vis du surréalisme, dès 1932 (5) . »

 


        BIBLIOGRAPHIE

  • CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE (pages consultées le 11 octobre 2003), Trésor de la langue française informatisé, [en ligne], http://frantext.inalf.fr/tlf.htm

  • COMBE, D., « la Vie immédiate », in Dictionnaire des œuvres littéraires de langue française, (1994), [CD-ROM], Bordas, 1 cd-rom.

  • COUPAL, Marie, Le rêve et ses symboles, Boucherville, Éditions de Mortagne, 1985, 539 pages.

  • ÉLUARD, Paul, La Vie immédiate suivi de La Rose publique et Les yeux fertiles, et précédé de L'Évidence poétique, Paris, Gallimard, 1967, 250 pages.

  • HACHETTE MULTIMÉDIA (pages consultées le 11 octobre 2003), Yahoo! Encyclopédie, [en ligne], http://fr.encyclopedia.yahoo.com/


Dernière mise à jour : 25 October, 2003
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