Le métier de boucanier vu par le père Dutertre (1665)


Introduction

Le père dominicain Jean-Baptiste Dutertre, qui vécut longtemps aux Antilles où il arriva dans les années 1630, est l'auteur d'une impressionnante histoire de ces îles. J'en ai extrait un passage savoureux concernant les boucaniers de Saint-Domingue, dont plusieurs exerçèrent aussi le métier de flibustier. La pièce principale est suivie de l'extrait d'un récit de voyage fait aux Antilles environ cinquante ans plus tôt qui décrit, lui, la façon dont les Espagnols chassaient le boeuf sauvage avant la naissance des boucaniers. Ces textes doivent être mis en relations avec ceux de Deschamps du Rausset, Dampier et d'Exquemelin.


Histoire générale des Antilles de l'Amérique habitées par les Français [extrait]

par le R.P. Jean-Baptiste Dutertre (1667-1671)

(...) Les boucaniers sont ainsi nommés à cause du mot de boucan, qui est une façon de gril de bois, composé de plusieurs bâtons ajustés sur quatre fourches, sur lesquelles les boucaniers rôtissent des porcs quelques fois tous entiers, dont ils se nourrissent sans manger de pain. C'était en ce temps une sorte de gens ramassés, devenus adroits et vaillants par la nécessité de leur exercice, qui était d'aller à la chasse des boeufs pour en avoir les cuirs, et d'être chassés eux-mêmes par les Espagnols, qui ne leur donnaient jamais de quartier. Comme ils n'avaient jamais voulu souffrir de chefs, ils passaient pour des gens indisciplinables, et dont la plus grande partie s'étaient réfugiés en ces lieux, et réduits en cette manière de vie, pour éviter les punitions dues aux crimes qu'ils avaient commis en Europe, et cela se pouvait vérifier pour plusieurs.

Ils n'avaient ordinairement aucune habitation, ni maison arrêtée, mais seulement des rendez-vous où étaient les boucans, et quelques ajoupas, qui sont des auvents couverts de feuilles pour les garantir de la pluie, et pour mettre les cuirs de boeufs qu'ils avaient tués, en attendant que passât quelques navires pour les troquer contre du vin, de l'eau-de-vie, de la toile, des armes, de la poudre, des balles et quelques autres ustensiles dont ils avaient besoin, et qui sont tous les meubles des boucaniers.

Je ne veux pas m'étendre pour prouver que leur vie est laborieuse, et pleine de péril: c'est assez de dire qu'allant tous les jours à la chasse, ils ne sont vêtus que d'un caleçon, et tout au plus d'une chemise, chaussés de la peau du jaret d'un porc, liée par dessus et par derrière le pied avec des aiguillettes de la même peau, et ceints par le milieu du corps d'un sac, qui leur sert pour se coucher dedans pour se garantir d'un nombre innombrable de maringouins qui les piquent et leur sucent le sang de toutes les parties de leur corps qui demeuremt à découvert. Lors qu'ils ont tué un boeuf, ils l'écorchent avec bien de la peine et se contentent de lui casser les os des jambes, et d'en sucer la moelle toute chaude; et laissent perdre tout le reste. Ils vont ensuite chercher un porc qu'ils apportent avec leurs cuirs au boucan, quelques fois de deux ou trois lieues. S'ils mangent à la campagne, c'est toujours avec le fusil bandé et bien souvent dos à dos, de peur d'être surpris par les mulâtres espagnols qui les tuent sans miséricorde, et assez souvent la nuit, donnant un coup de lance dans le sac, où ils sont endormis. Lors qu'ils reviennent de la chasse au boucan, vous diriez que se sont les plus viles valets des bouchers, qui ont passé huit jours dans la tuerie sans se nettoyer. J'en ai vu quelques uns qui avaient fait cette misérable vie l'espace de vingt ans, sans voir de prêtres et sans manger de pain. Cependant ils sont si débauchés que tout ce qu'ils amassent en deux ou trois mois, avec tant de peine, est mangé quelquefois en quatre ou cinq jours de temps, et il s'en trouve très peu qui aient amassé du bien, et qui aient fait du profit par le boucanage. (...)


source: DUTERTRE, Jean-Baptiste, Histoire générale des Antilles de l'Amérique habitées par les Français, Fort-de-France, 1973.

Voyage fait à la côte d'Afrique, au Brésil puis dans les Indes occidentales avec le capitaine Charles Fleury (1618-1620) [extrait]

...ce sont des hommes qui n'ont autre métier qu'à tuer des boeufs, à cause de quoi on les nomme masteurs c'est-à-dire tueurs, et pour ce faire ils ont des bâtons longs, comme une demi-pique qu'ils nomment «lanas». À un des bouts est emmanché un fer, qui est fait en forme de croissant, lequel tranche fort par le dedans d'icelui. Lors qu'ils vont à la chasse ils mènent grande quantité de gros chiens qui, ayant découvert le boeuf, l'amusent en tâchant à le mordre et tournoyant continuellement à l'entour de lui, cependant le masteur vient qui, avec sa lana, lui coupe le jarret de derrière, et ainsi le boeuf tombe en vie sans se pouvoir relever et, s'il en veut davantage, il continue ainsi sa chasse. Ils sont tellement dispos qu'ils sont aussitôt arrivés à la bête que leurs chiens, combien que le plus souvent ce soit en un pays fort incommode. Ayant assez abattu de ces taureaux, ils les dépouillent de leur cuir, ce qu'il font avec une telle habileté, que je crois pas que, que qui ce fût eût plutôt plumé un pigeon. Après ils étendent le cuir pour le faire sécher au soleil (car ils ne tuent pas ces boeufs pour les manger, mais seulement pour en accomoder le cuir). Les Espagnols vont en certain temps charger les navires de ces cuirs, qui sont de grand prix.


source: anonyme, Un flibustier français dans la mer des Antilles (1618-1620), présenté par Jean-Pierre Moreau, Éditions Payot et Rivages, coll. «Petite Bibliothèque Payot» no. 209, Paris, 1994, 278 p.

LES ARCHIVES DE LA FLIBUSTE
sommaire || summary
Le Diable Volant