Le métier de boucanier vu par Exquemelin (1666-1672)


Introduction

Entre 1666 et 1672, Exquemelin exerça à les métiers d'habitants, boucaniers et flibustiers à la Tortue et Saint-Domingue. Il a laissé une excellent description de la façon de vivre des boucaniers, qui étaient fort recherchés des équipages flibustiers en raison de leur adresse au tir. Le présent texte doit être mis en relation avec les écrits de Deschamps du Rausset, Dutertre et Dampier, traitant du même sujet.


Histoire des aventuriers flibustiers qui se sont signalés dans les Indes [extrait]

par Alexandre Olivier Exquemelin (1686)

Les Caraïbes... ont coutume de couper en pièces leurs prisonniers de guerre et de les mettre sur des manières de claies, sous lesquelles ils font du feu. Ils nomment ses claies «barbacoa»; le lieu où ils sont, «boucan»; et l'action, «boucaner», pour dire rôtir et fumer tout ensemble. C'est de là que nos boucaniers ont pris leur nom, avec cette différence qu'ils font aux animaux ce que les Indiens font aux hommes. Les premiers qui ont commencé à se faire boucaniers étaient habitants de ces îles et avaient conversé avec les sauvages. Ainsi, par habitude, lorsqu'ils se sont établis pour chasser et qu'ils ont fait fumer de la viande; ils ont conservé au lieu dont ils se servaient pour cet usage le nom de boucan, et en ont retenu celui de boucaniers. Les Espagnols appellent les leurs «matadores de toros», et le lieu, «matería», c'est-à-dire tueurs de taureaux et tuerie. Ils les appellent aussi «monteros», mot qui signifie coureurs des bois. Les Anglais nomment les leurs d'un mot qui signifie tueurs de vaches.

Les boucaniers ne font point d'autre métier que celui de chasser. Il y en deux sortes: les uns ne cchassent qu'aux boeufs pour en avoir les cuirs; les autres aux sangliers, pour en avoir la viande, qu'ils salent et vendent aux habitants. (...)

Les boucaniers qui chassent aux boeufs sont ceux qu'on nomme véritablement boucaniers, car ils veulent se distinguer des autres qu'ils appellent chasseurs. Leur équipage est une meute de vingt-cinq à trente chiens, dans laquelle ils ont un ou deux venteurs qui découvrent l'animal. Les prix de ces chiens est réglé entre eux: ils se les vendent les uns aux autres six pièces de huit ou six écus. J'ai ouï dire à ces gens qu'un maître de navire de La Rochelle, ayant voulu faire marchandise de chiens avec eux, en apporta grand nombre dans son navire quand il retourna aux îles, croyant lesvendre aux boucaniers et faire un gain considérable, mais ils se moquèrent de lui, et il fut contraint de laisser aller ses chiens; il en retint le nom de marchand de chiens, et il eut un si grand dépit que, depuis ce temps-là, il n'est pas revenu traiter avec les boucaniers. Ils ont, avec cette meute, de bons fusils, qu'ils font faire exprès en France. Les nommés Brachie, à Dieppe, et Gelin, à Nantes, ont été les meuillers ouvirers pour ces armes; le canon a quatre pieds et demi de longs et la monture est autrement faite que celle des fusils ordinaires de chasse dont on se sert en France. Aussi les appelle-t-on fusils de boucaniers. Ils sont tous d'un calibre dtirant une balle de seize à la livre. Ces gens portent ordinairement quinze ou vingt livres de poudre, et la meuilleure vient de Cherbourg, en basse Normandie; on l'appelle poudre de boucanier. Ils la mettent dans des calebasses, bien bouchée avec de la cire, de crainte qu'elle ne vienne à se mouiller, car ils n'ont aucun lieu pour la tenir.

Leurs habillements sont deux chemises, un haut-de-chausses, une casaque, le tout de grosse toile, et un bonnet d'un cul de chapeau ou de drap, où il y a seulement un bord devant le visage, comme celui d'une carapoue. Ils font leurs souliers en peau de porc et de boeuf ou de vache. Ils ont avec cela une petite tente de toile fine, afin qu'ils puissent la tordre facilement et la porter avec eux en bandoulière, car, quand ils sont dans les bois, ils couchent où ils se trouvent. Cette tente leur sert pour se reposer et pour se garantir des moustiques dont j'ai parlé, car sans cela il leur serait impossible de dormir.

Lorsqu'ils sont ainsi équipés, ils se joignent toujours deux ensemble, et se nomment l'un et l'autre: matelots. Ils mettent en communauté ce qu'ils possèdent, et ont des valets qu'ils font venir de France, dont ils paient le passage et qu'ils obligent de les servir pendant trois ans. On les nomme: engagés.

Quand les boucaniers partent de la Tortue, où ordinairement ils viennent apporter leurs cuirs et prendre en échange ce dont ils ont besoin, ils s'associent dix ou douze, avec chacun leurs valets, pour aller chasser ensemble dans quelque contrée. Arrivés sur le lieu, ils choisissent les uns et les autres un quartier différent et, lorsqu'il y a du péril, ils chassent tous ensemble. D'autres sont seuls avec leurs valets. Lorsqu'ils arrivent dans un lieu pour y demeurer quelque temps, ils bâtissent de petites loges dite «ajoupas».

Le maître va devant, et les valets et les chiens le suivent sans se détourner d'un pas, excepté le venteur ou braque qui va à la recherche d'un taureau. Quand il en trouve un, il donne trois ou quatre coups d'aboi; sitôt que les autres chiens l'entendent, ils courent de leur mieux, le maître et les valets après, jusq'à ce qu'ils soient venus à l'animal. Alors, ils s'approchent chacun d'un arbre pour se garantir de sa furie, en cas que le maître manquât de le tuer du premier coup; car ces animaux sont extrêmement furieux, lorsqu'ils se sentent blessés. Dès que le taureau est à bas, celui qui en est le plus proche va promptement lui couper le jarret, de peur qu'il ne se relève. Après quoi, le maître en tire quatre gros os, qu'il casse et dont il suce la moelle toute chaude; cela lui sert de déjeuner. Il donne un morceau de viande à son venteur, et laisse là un de ses gens pour achever d'écorcher la bête et emporter le cuir au lieu qu'il marque, qui est quelquefois l'endroit d'où ils sont partis le matin; après quoi, il poursuit la chasse avec ses compagnons. Mais, pour entretenir le courage de ses autres chiens, il ne leur donne rien à manger qu'après la chasse de la dernière bête. Quand le premier qu'il tue est une vache, il donne ordre à celui qui demeure pour l'écorcher de partir le premier et de prendre de la viande pour la faire cuire, afin que les autres la trouvent prête à leur retour. Ils portent toujours avec eux une chaudière pour cet usage. Ils ne prennent ordinairement que les tétines des vaches et laissent la chair de boeuf et de taureau, parce qu'elle est trop dure.

Le maître poursuit la chasse jusqu'à ce qu'il ait chargé chacun de ses valets d'un cuir, et que lui-même en ait un aussi. S'il arrive qu'étant tous chargés, leurs chiens rencontrent encore quelque bête, ils posent à terre leur charge; s'ils la tuent, ils l'écorchent et en étendent le cuir ou le pendent à un arbre, de peur que les chiens sauvages ne le prennent, et, le lendemain, ils retournent le chercher. À peine sont-ils arrivés au boucan, qu'avant de se mettre à table chacun va brocheter un cuir, c'est-à-dire l'étendre sur la terre et l'attacher tout autour avec soixante-quatre chevilles qui le tiennent étendu, le dedans de la peau en haut; ensuite ils le frottent de cendres et de sel battus ensemble, afin qu'il sèche plus tôt, ce qui arrivent en peu de jours. Ce travail fini, ils vont souper. Celui qui avait quitter la chsse le premier pour cuire la viande la tire de la chaudière au bout d'un morceau de bois pointu et pose sur la bâche, qui sert de plat; ensuite il ramasse la graisse qu'il met dans une calebasse, et on y presse le jus de quelques limons que l'un d'eux aura apportés, y joignant un peu de piment qui lui donne le goût. C'est là leur sauce, et pour cette raison ils l'appellent «pimentade». Tout étant ainsi apprêté, on met la bâche sur laquelle est la viande à une belle place, la calebasse où est la pimentade au milieu; chacun s'assied autour armé de son couteua et d'une brochette de bois au lieu de fourchette, et tous mangent de bon appettit. Ce qui reste, on le donne aux chiens.

Après le souper, s'il fait encore jour, les maîtres vont se promener ou fument leur pipe de tabac, car dès qu'ils ont mangé ils fument. Ils vont voir ici s'ils ne trouveraient point quelques avenues, c'est-à-dire des chemins tracés que les taureaux font dans les bois. Ils se divertissent encore à tirer au blanc, pendant que leurs engagés hachent du tabac ou étendent la peau des jambes des taureaux, dont ils se servent pour faire des souliers. Souvent, ils tirent à balle seule à qui abattra des oranges sans les toucher, en coupant suelement la queue avec la balle. ces gens tirent parfaitement bien; ils font aussi exercer leurs valets, lorsqu'ils leur plaisent et qu'ils les aiment, car il s'en trouve parmi eux qui les maltraitent.

Ce métier est à la vérité un des plus rudes qu'on puisse faire dans la vie. Lorsque le matin, on donne à un homme un cuir qui pèse pour le moins cent ou cent vingt livres, pour le porter quelquefois trois ou quatre lieues de chemin, dans les bois et des halliers pleins d'épines et de ronces, et que l'on st souvent plus de deux heures à faire un quart de lieue, cela ne peut être qu'un tâche extrêmement pénible à quiconque n'a jamais fait ce métier-là. Quelques uns de ces boucaniers sont si barbares, qu'ils assomment de coups un garçon qui ne sert pas à leur gré. Il s'en trouve à la vérité de raisonnables; ils ne chassent point le dimanche et laissent reposer leurs valets, mais ils les envoient le matin tuer un sanglier, pour se régaler pendant la journée. Ils le fendent pour en ôter les entrailles, et le mettent rôtir tout entier à une broche soutenue sur deux petites fourches, puis ils font du feu des deux côtés.

Un de ces boucaniers avait coutume, le dimanche, de faire porter ses cuirs au bord de la mer, de peur que les Espagnols ne les prissent et ne les brûlassent, car lorsque ceux-ci trouvent leurs boucans, ils coupent les cuirs en pièces ou les brûlent. Un valet représentait un jour à son maître qu'il ne devait pas le faire travailler le dimanche parce que Dieu avait établi ce jour pour le repos en disant: «Tu travailleras six jours, et le septième tu te reposeras. ‹ Et moi, reprit le boucanier, je dis que six jours tu tueras des taureaux pour en avoir les cuirs, et que le septième tu les porteras au bord de la mer.» Et, en lui faisant ce commandement, il le lui imprima sur le dos à coups de bâton. Il faut endurer, car il n'y a point d'endroit où se sauver: ce ne sont que des bois et des montagnes. Et si quelqueMun s'échappe et qu'il rencontre les Espagnols, il n'est pas sûr de sa vie, ceux-ci n'entendant point sa langue, le tuent avant qu'il puisse s'expliquer et faire entendre qu'il est esclave et fugitif.

Quand ils portent leurs cuirs au bord de la mer, ils font des charges réglées qui sont d'un boeuf et de deux vaches; j'entends le cuir seulement, mais ce sont leurs termes; ou bien trois cuirs de demi-taureaux, c'est-à-dire qui sont encore jeunes: ils les nomment «couvarts»; ils mettent trois couvarts pour deux boeufs, et deux vaches pour un boeuf. Ils plient ces cuirs en bannette, pour n'en être point incommodés lorsqu'ils marchent dans les bois parmi les arbres, et vendent ces bannettes aux marchands six pièces de huit. On ne compte là que la monnaie qui a cours, et ce sont des pièces de huit espagnoles, car on n'y voit point de monnaie française. Il y a des boucaniers si allègres et qui courent avec tant de vitesse, qu'ils attrapent les boeufs à la course et leur coupent le jarret. Un mulâtre, nommé Vincent de Rosiers, a été le premier homme de son temps pour cela, on a remarqué que de cent cuirs qu'il envoyait en France, il n'y en avait pas dix qui fussent percés de balles.

Les boucaniers qui ne chassent qu'aux sangliers ont leur équipage comme ceux dont je viens de parler. Ils chassent les sangliers de la même manière que les autres chassent les boeufs, excepté qu'ils accommodent la chair autrement. Lorsqu'ils sont réunis le soir de la chasse, chacun écorche le sanglier qu'il a apporté et en ôte les os; il coupe la chair soit par aiguillettes, soit comme les femmes en France dépècent la panse des cochons pour faire des andouilles. Quand cette viande est ainsi coupée, ils la mettent sur des bâches et la saupoudrent de sel battu fort menu; ils la laissent comme cela jusqu'au lendemain, quelquefois moins si elle a pris son sel et qu'elle jette sa saumure: après quoi, ils la mettent au boucan.

Ce boucan est une loge couverte de bâches qui la ferment tout autour. Il y a vingt à trente bâtons gros comme le poignet et longs de sept à huit pieds, rangés sur des traverses environ à un demi-pied l'un de l'autre. On y met la viande et on fait force fumée dessous; les boucaniers brûlent pour cela toutes les peaux des sangliers qu'ils tuent, avec leurs ossements, afin de faire une fumée plus épaisse. À la vérité, cela vaut mieux que du bois seul, car le seul volatil qui est contenu dans la peau et dans les os de ces animaux s'attache à la viande qui a pour lui bien plus de sympathie que pour le sel volatil du bois, qui monte avec la fumée. Aussi cette viande a un goût si exquis, qu'on peut la manger dès qu'elle sort du boucan, sans la faire cuire, et quand même on ne saurait ce que c'est, l'envie prendrait d'en manger en la voyant, tant elle a bonne mine, car elle est vermeille comme la rose et a une odeur admirable. Mais le mal est qu'elle ne dure que très peu en cet état; six mois après avoir été boucanée ou fumée, elle n'a plus que le goût de sel.

Quand ces gens ont amassé une certaine quantité de viande, ils la mettent en paquets ou en ballots, dans ces bâches qui servent à l'emballer. Ils font des paquets de soixante livres de viande nette, et les vendent six pièces de huit chacune; ils fondent le saindoux du porc-sanglier et le mettent dans des pots pour le débiter aux habitants. Cette potiche de «mantègue», c'est ainsi qu'ils nomment cette graisse, vaut six pièces de huit.

Le plus malhabile de la troupe demeure au boucan pour apprêter à manger aux autres et pour fumer la viande. Il y a des habitants qui envoient en ces lieux leurs engagés lorsqu'ils sont malades, afin qu'en mangeant de la viande fraîche, qui est une bonne nourriture, ils puissent rétablir leur santé.

Le travail étant fini, les maîtres vont se divertir, de même que les autres boucaniers dont j'ai parlé. Cette vie n'est pas, à beaucoup près, si rude que celle des premiers; aussi n'est-elle pas si profitable. Ces derniers font une grande destruction de sangliers, car ils n'emploient pas tous ceux qu'ils tirent. Quand ils en ont tiré un qui est maigre, ils le laissent là, en vont chercher un autre, et continuent donc de cette sorte jusqu'à ce qu'ils aient fait leur charge: en sorte qu'ils tuent quelquefois cent sangliers dans un jour et qu'ils n'en rapportent que dix ou douze.

Ils ne sont pas plus indulgents envers leurs serviteurs que les autres. L'un d'entre eux voyant que son valet, qui était nouvellement venu de France, ne pouvait le suivre, lui donna, dans colère, au travers de la tête, un coup de la crosse de son fusil qui le fit tomber en syncope. Le boucanier crut l'avoir tué, le laissa lè, et alla dire aux autres que ce garçon était «marron». C'est un mot qu'ils ont entre eux, pour dire que leurs domestiques ou leurs chiens se sont sauvés. Ce mot est espagnol et signifie bête fauve ou sauvage.

(...)

La récompense que les boucaniers donnet à leurs valets lorsqu'ils les ont servis trois ans consiste en un fusil, deux livres de poudre, six livres de plomb, deux chemises, deux caleçons et un bonnet. Alors, ils deviennent leurs camarades et vont chasser avec eux. Ils envoient leurs cuirs en France. Quelquefois, ils y vont eux-mêmes, et ramènent de là des valets qu'ils n'épargnent non plus qu'on les a épargnés.

Les boucaniers vivent fort librement les uns avec les autres, et se gardent une grande fidélité. Si quelqu'un trouve le coffre d'un autre où est sa poudre, son plomb et sa toile, il ne fait point de difficulté d'en prendre selon son besoin, et lorsqu'il rencontre celui à qui le coffre appartient, il lui dit ce qu'il en a tiré, et le rend quand il en a la commodité. Ils se font cela les uns aux autres sans façon.

Autrefois, quand deux boucaniers avaient quelque différend, les autres les accommodianet. Si cela ne se pouvait, et que les parties demeurassent trop opiniâtre, ils se faisaient raison eux-mêmes en vidant leur querelle à coups de fusil. Ils se mettaient à une certaine distance l'un de l'autre, et le sort marquait celui qui devait tirer le premier. Si celui-ci manquait son coup, l'autre tirait s'il voulait. Quand il y en avait un de mort, les autres jugeaient s'il avait été bien ou mal tué, s'il ne s'était point commis de lâcheté à son égard, si le coup était donné par-devant. Le chirurgien en faisait la visite pour voir l'entrée de la balle, et s'il trouvait qu'elle avait pris par-derrière ou trop de côté, on imputait le coup à la perfidie, et on attachait celui qui avait fait l'assassinat à un arbre où il avait la tête cassée d'un cop de fusil. C'est ainsi qu'ils se faisaient justice les uns aux autres. Mais, à présent qu'ils ont des gouverneurs, ils viennent devant eux pour terminer leurs différends.

Les boucaniers espagnols, qui se nomment entre eux «matadors» ou «monteros», chassent autrement que les Français. Ils ne se servent point d'armes à feu, mais de lances et de croissants. Ils ont des meutes comme les Français, et se font suivre de deux ou trois valets qui animent leurs chiens. Quand ils ont trouvé un taureau, ils le poussent dans une prairie ou le matador, qui s'y trouve à cheval, court lui couper le jarret, après quoi il le tue avec sa lance. Cette chasse est très plaisante à voir, car, outre que ces gens y sont adroits, ils font autant de cérémonies et de détours que s'ils voulaient courir le taureau devant le roi d'Espagne. En 1672, j'ai vu les matadors chasser sur cette île et sur celle de Cuba, où un taureau creva trois chevaux avant que l'Espagnol qui lui donnait la chasse pût le tuer. Aussi fit-il un voeu à Notre-Dame-de-la-Guadeloupe, qui l'avait délivré de ce péril. Les chasseurs espagnols ne se donnent pas tant de peine que les Français. Ils fontsécher leurs cuirs comme eux, mais ils se servent de chevaux pour les porter sur les lieux destinés à cet effet. Ils préparent leurs mets avec plus de délicatesse et ne mangent point leur viande sans pain, ou sans cassave, outre qu'ils ont toujours avec eux le régal de vin, d'eau-de-vie ou de confitures. Ils sont aussi, dans leurs habits, infiniment plus propres et fort curieux d'avoir du linge blanc.

Ces deux nations se font continuellement la guerre. Les Espagnols, dans le dessein de chasser les Français, ont formé cinq compagnies de cent hommes chacune, qu'ils nomment «lanceros», à cause qu'ils n'ont pour armes que des lances. Il doit toujours y en avoir la moitié en camapgne, pendant que l'autre se repose, et quand il y a quelque grande entreprise, tout le corps est obligé de marcher. Ils sont à cheval et n'ont que quelques mulâtres à pied pour découvrir où xont les Français, et les surprendre s'il se peut, car, lorsque ceux-ci sont sur leurs gardes, les Espagnols n'osent pas s'exposer à leur feu.

Quand les boucaniers français savent que cette cinquantaine est en campagne, il s'avertissent tous, et le premier qui la découvre le fait savoir aux autres, afin de les attaquer s'il y a moyen. Les Espagnols, de leur côté, ne manquent pas de faire épier où les Français ont leur boucan, et tâchent de les y surprendre de nuit et en temps pluvieux, afin de les massacrer sans qu'ils puissent se servir de leurs armes.

(...)

Les Espagnols voyant qu'ils ne pouvaient avec leur cinquantaine détruire les Français, ni leur faire abandonner l'île, ou du moins la chasse, résolurent de détruire le bétail afin d'obliger, par ce moyen, les boucaniers à tout quitter. Ils dépeuplèrent toute l'étendue du pays qui est depuis Saman, Monte Cristi, Bayaha, Isabela, Limonade, Sapso, Caracol, le Trou Charles-Morin jusqu'à l'Aucon de Louise, les Gonaïves et le cul-de-sac à la boucle du sud, où les Français n'avaient jamais pénétré. Ils exécutèrent leur entreprise sans coup férir. Ils étaient soutenus de leur cinquantaine; il fallut céder à la force. Cette destruction est cause que présentement il y a très peu de boucaniers. Dès le temps que je partis, leur nombre commençait de diminuer. Les Espagnols cependant n'y ont rien gagné, car lorsqu'il n'y a plus eu de chasse, le nombre des habitants français s'est tellement augmenté que le roi de France, sans employer d'autre force que celle de ses sujets, put se rendre maître de tout le pays.


source: EXQUEMELIN, Alexandre Olivier, Histoire des aventuriers flibustiers qui se sont signalés dans les Indes, etc., Paris, 1699, 2 tomes.
LES ARCHIVES DE LA FLIBUSTE
sommaire || summary
Le Diable Volant