Introduction
Suite au naufrage de l'île d'Aves, le comte d'Estrées ne perd ni la faveur du Roi ni celle de son ministre: il faut dire que les membres de la haute noblesse sont peu attirés par la carrière des armes sur mer; et, après tout, d'Estrées, s'il n'est vraiment pas marin, possède un courage personnel et un dévouement pour le service du Roi que plusieurs nobles pourraient lui envier. Le voilà donc, un an après la castatrophe, de retour dans la mer des Caraïbes. Il ne s'agit plus cette fois de porter la guerre contre les Néerlandais pas plus contre les Espagnols, mais de prendre des informations générales sur les forces de ces derniers en Amérique. L'extrait qui suit provient d'un mémoire qu'il rédigea à la fin de son voyage, mouillant alors à Cuba. Il y mentionne les raids des flibustiers contre cette île ainsi que le fameux capitaine Champagne, prisonnier à Cartagena et dont il obtiendra la libération l'année suivante.
mémoire du comte d'Estrées [extrait] baie de Matanzas, 21 août 1679 Je ne dois pas oublier que don Francisco de Landesma m'a fait des grandes plaintes des corsaires français, me priant de les châtier et de les chasser des côtes de cette île, où ils faisaient des descentes tous les jours, m'ayant envoyé un pilote pour les chercher. En effet, il y avait quatre vaisseaux corsaires à la côte du Nord ou à celle du Sud. J'ai appris de ce pilote, qui a été deux ans prisonnier au Petit-Goâve et qui ne hait pas les Français, parce qu'il en a été bien traité, plusieurs choses utiles pour la navigation et les mouillages à la côte de cette île, la force des garnisons et des habitants et les lieux propres à faire des descentes. Il m'a assuré que la flotte de Neuve Espagne était extrêmement riche et portait à Cadis près de 36 millions de livres; qu'un corsaire de la Tortue, ayant pris un petit vaisseau espagnol qui allait pêcher de l'argent sur ce galion qui se perdit il y a quinze ou vingt ans et y ayant été conduit par le pilote et les plongeurs indiens, en avait enlevé la valeur de 200 000 ducats; que deux autres corsaires, avec cent cinquante hommes, avaient pris et pillé la ville de Port-au-Prince, qui est à huit lieues dans les terres de l'île de Cube, où il y a six cents habitants, et que l'on n'entendait parler depuis deux mois d'autre chose que des descentes de corsaires aux environs de la Havane, où ils pillaient les habitations et enlevaient les hommes et les femmes sans aucune résistance. Il serait difficile de faire une peinture plus sincère et plus naturelle de la misère des Espagnols de l'Amérique, puisque ceux-ci, se piquant d'être les plus braves, n'ont pas encore trouvé le moyen de s'opposer à ces petites et continuelles entreprises. J'avoue que je ne me console pas que le mauvais temps se soit opposé au dessein que j'avais de reconnaître la côte de terre ferme, surtout Carthagène, où l'on aurait sans doute trouvé les mêmes défauts; mais, pour réparer ce que les vents nous ont fait perdre, on pourrait ordonner aux vaisseaux qui viendraient aux îles françaises, au lieu de s'enfermer dans les ports pendant la saison des ouragans, de la passer à la côte de terre ferme et de s'approcher de Carthagène pour retirer les prisonniers français. Il me semble que deux vaisseaux de quarante-quatre pièces de canon et une frégate de vingt-quatre pourraient suffire pour attirer la considération des Espagnols et les obliger à les rendre. Par ce moyen, nos officiers s'accoutumeraient à naviguer dans ces mers et se rendraient cette navigation aisée et familière, outre que les équipages, que les maladies attaquent pendant un séjour de trois mois dans les ports, seraient toujours en santé, comme on vient d'en faire l'épreuve, et les vaisseaux ne seraient pas endommagés par les vers. Je ne sais si c'est la raison ou mon zèle qui me fait croire que la conquête des postes les plus importants des Espagnols n'est pas fort difficile; mais j'avoue que je me trouve tellement prévenu de cette opinion que je ne doute pas que, s'il plaisait au Roi de prendre quelque goût aux affaires de ces pays-ci et d'y donner l'attention qu'elles méritent avec la prudence et le secret qui accompagnent toujours ses desseins et ses conseils, on ne vînt à bout d'une si utile et glorieuse conquête. Tout se réduit à la prise de la Havane ou de Carthagène, qui ne sont ni difficiles à prendre que l'on pense, ni des entreprises d'une excessive dépense; mais, en attendant que la conjoncture y fût propre, il y a des choses à ménager et à faire qui sont des acheminements infaillibles qu'il ne faut pas négliger, pour lesquels il semble que la dépense de 50 ou 60 000 écus tous les ans ne pourrait être mieux employée. J'aurai l'honneur d'expliquer plus particulièrement à mon retour les pensées que ce voyage m'a fait concevoir; cependant je m'informerai avec soin dans les îles françaises, si les vents nous permettent d'y retourner promptement, des secours que l'on peut tirer de celles du Vent et de la côte de Saint-Domingue. Il me reste à faire considérer qu'il serait avantageux de retirer les prisonniers français qui sont entre les mains des Espagnols de l'Amérique. Il y en avait encore cent cinquante à Carthagène lorsque les galions y ont passé, et entre autres un garçon nommé Champagne, que les Espagnols redoutent plus lui seul que tous les fribustiers ensemble. Il y a huit ou neuf ans qu'il est prisonnier, et a fait devant que l'être des actions si extraordinaires et contre les Anglais et les Espagnols, qu'il ne se peut rien ajouter à l'estime que ceux-là en font et à la crainte de ceux-ci. On le croit gentilhomme et qu'il cache son véritable nom sous celui de Champagne. En effet, à ce que j'ai appris, il n'a que d'honnêtes et nobles inclinaisons, et paraît qu'il a été bien élevé, sachant un peu les fortifications et le latin. Il semble qu'on doit fortement s'attacher à le retirer, parce que la connaissance qu'il pourrait donner de la conduite des Espagnols, de leur force et de leur faiblesse, servirait extrêmement à ne se point méprendre sur le choix des entreprises qu'on pourrait former, car il n'est resserré que depuis deux ou trois ans, et auparavant il a eu assez de liberté et d'application, à ce que j'ai appris, pour être bien informé de toutes choses. |
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