Introduction
En mars 1680, le vice-amiral de France, le comte d'Estrées, appareille de Brest, avec neuf navires du roi, entreprenant son quatrième voyage en Amérique depuis 1676. Comme lors de sa campagne précédente, il se contente de faire le relever des forces espagnoles en Amérique et de tenter de se faire restituer la barque du roi L'Utile, enlevée par l'Armada de Barlovento, à la côte de Puerto Belo, l'année précédente. Après avoir croisé dans les Petites Antilles et intimidé une fois de plus le gouverneur de l'île anglaise de Nevis, d'Estrées se rend à Santa Marta dont la population s'enfuit dans les montagnes à son approche. Et, le 20 juillet, il se présente devant le port de la ville de Cartagena où il obtient, comme il le reconte ici, la libération du capitaine Champagne, un fameux flibustier. Il passe ensuite au Petit-Goâve, à la côte de Saint-Domingue, qui venait d'être frappé (le 14 août) par un violent ouragan (sur son séjour à Saint-Domingue, voir aussi l'extrait de sa lettre du 7 septembre 1680).
Le comte d'Estrées au Ministre [extrait] À la rade du Petit-Goâve, 24 août 1680. (...) Cependant on avait pris les armes dans la ville. Et on ne peut assez représenter l' alarme où on y était. Et, comme ils se voyaient privés du secours de cinq cents des meilleurs hommes qu'ils avaient détachés depuis trois semaines, je ne doute pas que cela n'augmentât encore leur crainte. Ce détachement avait été fait sur la nouvelle que trois ou quatre cents flibustiers anglais et français favorisés des Indiens du golfe d'Arien, ennemis déclarés des Espagnols et qui sont au nombre de 8 à 9 mille, s'étaient avancés jusqu'à une lieue et demie de la mer du Sud, avec les services de six bons guides, avaient attaqué Panama, et ayant porté des canots sur leurs épaules, et pris par ce moyen des barques dans quelques petits ports de la mer du Sud, avaient fait ensuite de riches prises. Il n'a pas été possible de savoir la vérité des Espagnols, ingénieux à la cacher lorsqu'elle leur est désavantageuse. Tout ce qu'ils nous ont dit c'est que ces flibustiers d'abord avaient pris en effet un faubourg de Portobelo et, s'étant ensuite approchés de Panama, ils en avaient été repoussés par 90 hommes devant que d'y être arrivés, ce qui n'est seulement vraisemblable. Mais ils n'ont pas dit un mot du golfe d'Arien ni des Indiens, ne voulant donner aucune connaissance ni d'un chemin si dangereux ni du secours qu'on pouvait tirer de ces Indiens. Le 20, le gouverneur envoya un capitaine avec beaucoup d'autres gens de qualité pour me faire des compliments. Afin de connaître la disposition à me rendre les prisonniers français, et surtout le nommé Champagne qui était aux fers depuis onze ans, je priai cet envoyé de dire au gouverneur que j'avais à lui demander des prisonniers. Il m'assura qu'il n'y en avait point que le nommé Champagne, qui était prisonnier du Roi et de l'Inquisition. Et comme je pris un ton plus haut sur sa réponse, il fit tant d'exclamations sur le nom de Champagne et parût si étonné que je jugeai bien qu'il fallait leur donner de la crainte pour lui procurer sa liberté, tellement qu'après avoir laissé cette matière, je lui dis que j'avais dessein de faire partir le lendemain deux vaisseaux sur l'avis qu'il y avait des forbans le long de la côte. En effet, le Marin et la Tempête mirent à la voile le 22e d'assez bon matin, les ayant détachés à dessein de reconnaître les mouillages à 20 ou 30 lieues le long de la côte, du côté de Portobelo, d'amener tous les bâtiments qu'ils pourraient rencontrer pour servir de représailles en cas que le gouverneur s'opiniâtrât à ne pas rendre le capitaine Champagne, et surtout pour attaquer le convoi de Portobelo qui est un vaisseau de vingt-huit pièces de canons qui apporte tous les ans à Cartagène dans ce temps-là de l'argent pour le paiement des garnisons et pris l'année passée L'Utile. On en donna un ordre secret et cacheté au sieur chevalier de Flacourd qui même n'est encore su de personne, hormis de M. Gabaret. Ce pendant le départ de ces deux vaisseaux causa une grande alarme dans la ville, et crut en les voyant à la voile à insinuer les choses que j'ai dites au commencement. Le 23 on rendit le capitaine Champagne, en suite du mémoire que j'avais envoyé par M. le chevalier d'Ervaulx; sur lequel le gouverneur avec les principaux officiers, ayant tenu un grand conseil, son interprète entendit qu'ils disaient entre eux: il faut tout accorder à cet homme quand il nous demanderait davantage. Ils ont compté pour beaucoup d'avoir surmonté à cause de la présence des vaisseaux de Sa Majesté. Le dessein qu'ils avaient de ne rendre jamais ce chef de flibustiers, je ne saurais l'attribuer à autre chose qu'à l'opinion qu'ils ont eue de sa valeur, et à celle que sa patience dans une si longue prison leur a fait concevoir de sa fermeté. Il est de bonne famille de Vitry-le-François. Il a fait des actions déterminées et témoigné avoir de la prudence. Il connaît bien les Espagnols et le dedans de Cartagène, et comme il peut servir dans les desseins qu'on peut avoir, je l'ai engagé à passer avec nous en France pour le garder en ces occasions. (...) Le Marin et La Tempête arrivèrent le trentième juillet auprès de l'Excellent, n'ayant vu qu'une seule barque qu'ils n'avaient pu joindre, parce qu'elle s'était sauvée entre des rochers. Pour le vaisseau de Portobelo, il y a apparence que l'entreprise des flibustiers à troubler les mesures ordinaires: ils ont rapporté de leur voyage la reconnaissance experte des terres et des mouillages. On aurait été plus loin si on eut pas été pressé par l'état des vivres, car le munitionnaire a fait une grande méprise sur la quantité qui devait être embarquée, et plus même par la saison quoiqu'il nous contraignait de regagner le Petit-Goave pour débouquer avant le 10 de septembre, à cause du mauvais temps; mais, dans le conseil que l'on tint pour y assurer les moyens de pousser plus avant notre navigation, il fallut tous se rendre à ces raisons invincibles Depuis Cartagène jusqu'au cap de la Vele, on a mouillé souvent et lorsque la navigation nous y a obligés, mais la joie d'arriver ici après en avoir fait une assez heureuse a été troublée par le désastre que nous y avons trouvé. Nous avons vu l'image affreuse d'un terrible ouragan qu'il avait fait il y a huit jours; ce doit faire juger qu'il y a toujours des périls dans la navigation qu'on fait dans ces mers-ci et depuis le mois de juillet jusques au 15e d'octobre. Je ne m'étendrai pas sur les pertes des marchands qui étaient grandes et dirai seulement que le Roi y a perdu la barque longue La Belle par un pur effet de la destinée du capitaine, qui bien que fort brave homme avait vu tel présentiment de se noyer cette année qu'il le disait à tout le monde, de sorte que nous ayant quitté à la moindre apparence de de vent sur mer sur mes ordres toutefois, il est venu périr où il espérait trouver son salut; cependant, au lieu d'entrer dans le Cul de sac, il était demeuré dans la rade... avec les vaisseaux marchands. Il n'y a eu que deux hommes de sauver. Le reste a péri au nombre de trente-trois, compris le capitaine et le lieutenant. On m'a assuré qu'un autre bâtiment plus fort que lui ayant frappé de son beaupré sur son arrière l'avait enfoncé et coulé aussitôt à fond, soit que la Belle ait tombé sur ledit vaisseau en filant du cable ou que son ancre ait chassé. J'ai offert à tous les capitaines des vaisseaux marchands de les secourir de tout ce qui pourrait dépendre de moi, J'ai visité ceux de Sa Majesté depuis qu'ils sont à cette rade, et je dois à témoignage qu'il ne se peut rien ajouter aux soins des capitaines pour les tenir propres et en bon état, ni à l'ordre et à la discipline qu'on y a observé. On y a vu en bonne intelligence, non obstant le grand nombre d'officiers et les incommodités qu'ils y souffrent par cette raison-là. Il n'est mort jusqu'ici dans toute l'escadre que deux ou trois hommes, ce qui n'est pas moins à estimer que tout le reste. J'avoue que je ne croirais pas avoir satisfait entièrement à mon devoir si je ne faisais considérer que les officiers de cette escadre méritent de ne pas être oubliés à la première promotion et à la distribution des grâces; car, bien que ce voyage ait été plus aisé que le précédent, il ne laisse pas d'avoir été accompagné de beaucoup de peines et de fatigues et de dépenses pour les capitaines qui ont un grand nombre d'officiers à nourrir et n'ont été en aucun lieu jusqu'ici où les vivres n'aient été plus chers qu'on ne peut imaginer... source: Archives Nationales, Colonies, F3 164, fol. 342. |
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