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C'est avec attention que Célia lit la lettre. Nous mangeons en même temps. A la fin, elle me dit:
- Il me semble que tu cherches loin pour trouver des réponses que je n'ai pas et dont l'absence ne me tourmente pas. Les enfants apprennent très simplement. Il suffit de les accompagner dans leur développement et la nature fait le reste. Tu te tourmentes pour des choses qui sont toute naturelles.
Ces paroles me réconfortent momentanément.
- Tout n'est que passage. Aucun moment ne nous est donné. J'ai comme l'impression d'être un réseau de transport de quelque chose qui s'appelle la conscience et qui peut me faire reconnaître des fixations, mais tout change en moi et , je le suppose, dans les autres... Tu peux regarder cette image et la fixer mais dès que tu l'animes dans tes pensées, elle varie indéfiniment.
- C'est comme un kaléidoscope!
Je regarde Célia jouer avec l'image. Elle s'amuse comme un enfant et je la trouve extraordinaire. C'est si simple de la voir. Elle était comme ça au temps où nous nous fréquentions. Qu'est-ce qui fait qu'elle a gardé la même attitude, le même sens de l'amusement. Qu'est-ce qui fait que nos amours ont emprunté des sentiers différents?
- Tu as eu des problèmes d'enfance, toi... Tu te souviens, tu étais beaucoup trop structuré, à l'époque!
"Et une monade surgit d'emblée dans mon esprit. C'est cette peur de devenir l'esclave d'une femme, ce qui me réveille la nuit, depuis quelque temps et qui me ronge d'inquiétude... Cette obcession dont je fais la connaissance me réveille la nuit, ne me laisse à peu près pas de repos!"
p> J'ose lui dire,"... à l'époque... Nos amours avaient été rompues!"
Elle sait très bien l'inquiétude dont j'étais l'objet à ce moment-là...Mais... lui en avais-je parlé ? Mes certitudes s'affaissent.
- Pourquoi es-tu revenu ?
- Je vais maintenant partir. Je voulais te revoir, savoir si je ressentirais les mêmes émotions.
- Mais pourquoi tant de mystères? Pourquoi partir ? C'est à peine si nous avons fini le repas!
- L'amour est toujours là... J'ai encore peur de cette obcession de l'être livré dans l'incertitude de la possession d'autrui. - C'est du mélodrame...
- Tu as oublié les monades! J'en suis une mais nous pouvons encore communiquer humainement.
- Je constatais: folie ? possession ? Je suis devenu un étranger aux préoccupations immédiates, comme indifférent... indifférent de ce qui peut nous arriver.
- Te souviens-tu ? Nous vivions la période adolescente de nos amours. Dans la rue, nous troquions nos corps avec l'un ou l'autre des passants et nous vivions à travers nous-mêmes les sensations qui les habitaient. Nous courrions les rues, le soir, criant, chantant, nous poussaillant, échangeant nous corps-à-corps affectueux... Il nous arrivait d'arpenter la terrasse, solitaires, les soirs de brumes, nous abritant chacun à notre tour sous les lampadaires auréolés de gris. Nous n'apercevions plus le fleuve, nous flottions comme dans un nuage. Nous distinguions parfois un morceau du fouillis des toits gisant dans l'ombrelle des lumières arborescentes alors que le château s'ensevelissait dans le crachin des brumes... Et nous revenions, ici, à travers les ruelles. Nous nous arrêtions au café de Paris, avalions notre demi-litre de vin...
- Nous aimions le Cellier des Dauphins...
- Côtes du Rhône!
- En attendant d'aller le déguster à Paris!
- Comme dans la chanson:" Nous irons, à Paris, tous les deux... tous les deux!
Nous éclatons de rires, saturés des émotions de joie de l'époque!
Je prends conscience que tout ce qu'on pense avoir oublié du passé revit entièrement en nous, sous forme "oubliettes". On a en soi comme un écran d'ordinateur sur lequel on a fait appel à de multiples programmes qui disparaitront sous le prochain et qu'on croit effacé... On pèse sur la touche "retour" et chaque image du passé revient à la présence...