Transphénoménologie de l'amour.

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" Mange! Que de souvenirs dans ce mot... Ma mère m'avait dit ça, la mère de ma mère l'avait dit aussi. Toutes les mères l'avaient dit, d'aussi loin que l'on remonte dans l'histoire de la vie! J'avais quitté ma famille pour ne plus sentir cette prison du mange, du fait-ci, du ne fait-pas-ça, de l'ordre qu'on reçoit , du dictat de la commande qui oblige à une soumission aveugle. Ce mange, je l'avais entendu durant toute ma jeunesse, durant toute mon enfance, durant la période où je vivais dans le ventre de ma mère. Je l'avais entendu au monastère sous la forme du 'apprends', du 'étudie', du 'il faut connaître'! Mais connaître quoi ? Connaître tout ce qui est en dehors de nous sans d'abord se connaître soi-même ? Où cela mène-t-il ? Qui peut se vanter de connaître s'il ne se connaît lui-même ? "

Je pensais tout cela sans amertume... Célia s'était faite silencieuse, à mon insu. Elle mange, portant les regards vers moi.

Son service de vaisselle est à l'état neuf. Il est de qualité et donne l'appétit. Elle apporte des verres et du vin, elle verse du vin. Nous nous touchons du bout des verres.

- C'était au printemps... Te souviens-tu ? A l'horizon, le crépuscule s'étire paresseusement sous la dernière caresse d'un jour attiédi. Déjà les Laurentides pâlissent, enrobées des teintes du soir. Nous revenons d'une course pour voir tes jeunes garçons qui pensionnent chez une dame de là-bas. Avant de rentrer chez-toi, nous marchons dans les champs donnant accès aux plaines. La nuit parsème ses ombres. Les arbres frémissent et l'on devine des messages d'espoir dans le frou-frou léger des feuilles... Le spectacle est grandiose alors que les eaux du fleuve épousent les nuances du ciel. Une vague de joie déferle sur l'être; une soif de vie sensibilise le corps, on se découvre des forces insoupçonnées...Pourtant, tu es distraite...

- Je pensais alors aux enfants...

- Je les trouvais adorables. Je suis bien heureux qu'ils réussissent bien dans la vie.

- Nous avons bien réussi la nôtre, je veux dire pendant le temps que nous avons partagé. Nous avons connu les joies de l'amour, nous avons profité de nos vingt ans malgré les lendemains incertains, nous avons vécu le meilleur des Becaud, des Brassens...

- Tu m'avais fait sortir de la cellule , de la réclusion de l'étude. Nous fréquentions les clubs de danse, les restaurants où il nous arrivait de nous empiffrer. Nous avons connu l'obscurité des cinémas partageant,à l'insu des spectateurs, les gestes discrets de la caresse. Je vivais une adolescence amoureuse dans tes bras!

- Ce fut une belle période.

- Il y avait quelque chose en moi qui protestait et m'attirait, tout à la fois... Une sorte de malaise mal identifié, à ce moment-là. J'ai du chercher très loin, dans mon enfance, les origines de ce mal. J'ai écrit, à ce sujet, une lettre à mes enfants, cet été. Je l'ai apportée, avec la photo. Si tu veux la lire, elle est justement ici...

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Lettre à mes enfants.