Transphénoménologie de l'amour.

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Sans nous en rendre compte, nous avions quitté la danse et Célia n'était plus dans mes bras. Quelle singulière distraction! Pourtant, il n'y avait pas eu d'aigreur, d'acrimonie, d'amertume, de brouille... Nous avions déjà vécu ces moments de séparations instantannées dans le passé, avant la quittance finale. Le tout se faisait sans rouspétance, ni malveillance, maussaderie, rancoeur ou ressentiment, à ce qu'il me semblait.

De nouveau rassis à la table, je me laisse aller, entraîné par ses doux regards et, sans maussaderie, nous reprenons la conversation.

- Mais, ne nous attardons pas aux moments un peu passés du présent. Parle-moi plutôt de ce qui t'arrive au moment de notre séparation...

Ange-Aimée

- J'avais pris conscience, depuis toi, d'un besoin nouveau: celui de la volupté. Je ne parvenais plus à oublier le bien-être que procurent les caresses, l'enivrement de la jouissance de la vie à deux, lorsqu'elle se partage en toute simplicité, au bonheur de vivre en harmonie, non seulement avec soi-même mais avec l'autre, cet être dont je n'étais qu'une moitié. Mon isolement ne dura que le temps de l'été dispersé à fréquenter les plages et à vider des bouteilles. À l'automne,à mon grand contentement, je fis connaissance d'une fille charmante, aimable, et partageant des idéaux semblables aux miens. Ce fut, une fois encore, la communion spirituelle d'êtres physiques dont la délectation devait nous conduire très bientôt aux délices d'une vie d'enivrement, d'ivresse,de joie, de jouissance. Tous les sens s'éveillaient entre nous dans une sensualité lascive introduite pas à pas par une mollesse sybarite, sensualiste, érotique, orgasmique... Les plaisirs étaient le régal de chacune de nos rencontres.

- C'était mieux qu'avec moi...

- Je dormais à peine. Réveillé entre trois et quatre heures du matin, je m'habillais lentement, distrait par les baisers voluptueux de mon amante. Les lèvres gonflées, les yeux brûlants, oscillant sous les caresses de mon amoureuse, je me décidais finalement au départ, prenant soin d'éviter tout ce qui aurait pu éveiller les voisins d'appartement. J'aimais ces instants de crainte où je devais concentrer le reste de mes énergies à éviter le bruit. Je connaissais par coeur l'humeur capricieuse de la porte, de l'escalier dont les craquements sournois m'arrachaient des battements de coeur à la pensée d'éveiller les autres locataires. J'en étais encore à l'adolescence de l'amour... Ainsi entouré d'attentions, je participais à un jeu délicieux, je dévorais à pleines lèvres un fruit dont la saveur exquise ne lasse pas. J'appréciais mon rôle d'amant qui ne quémande pas, ne supplie pas, ne souffre pas pour l'obtention d'un plaisir qui se vit dans l'affinement. Chacun des instants sont éternels lorsqu'ils sont vécus intensément, sans arrière pensée, sans la soumission à la faute... Je te jure, je n'ai jamais fait l'amour sans l'avoir fait devant Dieu... Mais je divague... Même le climat de l'hiver n'est pas dur quand il ramène d'un coup sec la vie à la surface du corps. Au sortir de chez elle pour revenir à mon appart, j'appréciais le grand calme de la nuit qui lègue sa beauté austère et garde, pour elle seule et moi, la lumière assoupie de ses lampadaires.

- Je ne te demande rien à propos de l'endroit où elle habitait...

- Ange-Aimée vivait dans le Vieux, en bas, rue des Remparts. Moi, je devais revenir à la pension Blais. En revenant, seuls les hôtels gardaient les yeux ouverts. C'était l'hiver, il me semble te l'avoir dit. La neige, indifférente au repos, jouait à mes pieds, glissait devant moi, galoppait soue le fouet du vent, venant perler mon front d'une eau pure. Passant devant l'Hôtel-Dieu, j'imaginais que j'étais le seul et unique habitant de la ville à me trouver en santé, jouissant d'une altière liberte, héritier des constellations célestes, du fleuve encore chargé de glace, du bruit des marées rappelant une profonde respiration, les soirs de tempêtes. Parfois, les toits crépitaient sous la morsure du froid. Je sursautais, scrutais les endroits où l'espace libre entre deux maisons pouvait dissimuler de mystérieux assassins. Un grand bonheur me saisissait alors en pleine poitrine à la pensée de la vie extraordinaire qui était mienne et dont personne ne connaissait le secret. Sous le coup de la joie, je jouais avec la neige jusqu'à la porte de la pension.

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