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- Comment se conclurent ces amours déchirées ? demande Célia d'un ton qui laisse voir l'ébauche d'une réponse qu'elle imagine déjà connaître.
- D'une manière que je ne découvris qu'après les faits accomplis...
Morel et Françoise étaient des gens ambitieux, leurs calculs ne laissaient pas voir les objectifs qu'ils visaient. Elle, sous son apparence de fille délurée, lui sous sa carcasse d'homme tolérant, avaient des projets dont j'appris l'existence qu'après coup...
Il faut dire qu'alors, mon comportement amoureux me tenait dans la plus grande absence des problèmes en dehors de mon vécu.
Venons en aux faits: je devenais partie du planning d'un topo inconnu. Selon des desseins, ou, si tu préfères, des intentions qui ne me préoccupaient pas,je devais, un soir, dont je ne te révélerai pas la date, attrapper le train qui passe sur le viaduc de Cap Rouge, vers trois heures du matin. Le projet consistait à m'accrocher à la dernière voiture du convoi qui ralentissait nécessairement à l'abordage du tracel. De là, je devais descendre au milieu du tracel, de manière à voir s'il arrivait des voitures pour les signaler avec une petite lampe de poche. Les signaux devaient être dirigés vers l'église. Des voitures ordinaires, un jet de lumière; des voitures de policiers, deux jets. Ange-Aimée devait me suivre jusqu'au milieu du tracel, mais après le passage du train, de manière que Morel et sa compagne soient assurés de la présence de quelqu'un... Il me fut facile d'accrocher le train et de me rendre jusqu'au centre du tracel, la vitesse était au ralentie... Mais là, là, je fus pris de vertige : déséquilibre dans le noir, éblouissement des quelques lampadaires qui dansaient devant mes yeux, égarement visuels par rapport à l'endroit où je me situais, emballement des rares maisons qui dansaient sous mes yeux, émotions de me retrouver chavirant dans le vide; c'était l'enivrement, l' étourdissement, la folie de la solitude au bord du précipice, le frisson de l'instabilité, le malaise,la peur, le tourbillonnement perceptuel,la tourmente, quoi! J'étais à deux cent cinquante pieds du sol, sur une voie d'à peine 10 pieds de largeur sur une longueur d'un kilomètre, sinon deux... Heureusement, Ange-Aimée arriva pour me tenir au moment où j'allais chavirer dans les vapeurs,le vertigo...Elle me pris par le bras, me serra contre elle et je sentis l'équilibre se rétablir. Il n'y avait eu aucune voiture dans les rues, que ce soit de la côte St-Félix ou des rues tranquilles du village, avant son arrivée, du moins d'après ce que j'en avais pu observer, dans l'état où je me trouvais.
Morel et Françoise ne donnaient pas signe de vie; à vrai dire, je ne savais même pas ce pourquoi ils m'avaient amené là. Tout ce que je croyais alors, c'est qu'ils avaient voulu savoir si l'effet de l'isolement, sur le tracel, la hauteur où je me situais et l'obscurité de la nuit provoqueraient la peur chez moi.
Ce n'était pas cela du tout, mais laisse-moi te raconter cela plus tard...
La vie, en bas, se révéla fort animée. Des lueurs inquiétantes apparaissaient dans la partie arrière de l'église, dans le presbytère. Des lumières apparurent aux fenêtres des habitants de la rue Provencher, des voitures se mirent à démarrer... Le cataclysme, quoi!
- C'est le temps de partir, me dit Ange-Aimée en me prenant sous le bras en direction opposée de celle d'où j'étais arrivé.
- Mais pourquoi changer de direction ? Il me semble que c'est plus court en revenant sur nos pas.
- Ce serait dangereux...
Tout comme par miracle, je n'avais plus de vertige. J'entendais Ange-Aimée me parler mais c'était comme si plus rien n'était dangereux. Ma monade m'accompagnait et je me retrouvais indifférent à tout ce qui existait autour... Le sentier était comme tout tracé devant moi et des balustrades de lumières dessinaient la voie.
Ange-Aimée me parlait des bouillonnements dans son l'estomac, des ballottements dans le ventre, des bourrasque dans sa tête. Bien qu'elle ne voulut pas montrer son désarroi, elle branlait dans sa culotte; je sentais le flux et le reflux des troubillonnements de la panique secouer dans un remue-ménage sans pareil toutes les certitudes autocratiques dont elle croyait être en possession jusqu' alors. Je parlai tout doucement pour expliquer qu'il ne fallait pas regarder les traverses comme étant détachées. Il fallait les voir comme un ensemble, uni. Il s'agissait de garder le pas égal. Il ne fallait pas contempler le paysage nocturne. Les maisons risquaient de se mettre à danser. Il s'agissait tout simplement de s'imaginer que nous marchions sur une passerelle avec des rampes bien solides. Quant aux étoiles , il ne fallait éviter de les regarder car elles risquaient de créer de la turbulence dans nos cerveaux avec le va-et-vient de nos corps qui devaient garder une oscillation constante, donnant un rythme régulier à notre avancée si nous ne voulions pas ressentir les vibrations de la voie de chemin-de-fer. Je n'arrêtais pas de parler, cherchant à détourner son attention du tumulte auquel ses sens étaient soumis. La panique fut évitée et nous mîmes finalement pied sur terre! Comme de si rien n'était, là, elle reprit l'initiative, nous aiguilla vers un sentier qui nous conduisit aux bords du lac St-Augustin, puis dans un chalet dont elle avait la clef.