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« Bilan » Contre-Révolution en Espagne - Présentation (6)


ESPAGNE : GUERRE OU RÉVOLUTION ?

Partout la démocratie capitule devant la dictature. Mieux, elle lui ouvre les bras. Et l'Espagne ? Loin de constituer l'heureuse exception, l'Espagne représente le cas extrême d'affrontement armé entre démocratie et fascisme sans que la lutte change de nature : elle oppose toujours deux formes de développement du capital, deux formes politiques de l'Etat capitaliste, deux structures étatiques se disputant la légitimité de l'Etat capitaliste légal et normal dans un pays. Il n'y a d'ailleurs affrontement violent que parce que les ouvriers se sont dressés contre le fascisme. La complexité de la guerre d'Espagne vient de ce double aspect, d'une guerre civile ( prolétariat-capital ) se transformant en guerre capitaliste ( les prolétaires soutenant dans les deux camps des structures étatiques capitalistes rivales ).

Après avoir donné toute facilité aux « rebelles » pour se préparer, la République allait négocier et/ou s'effacer devant eux, quand les prolétaires se levèrent contre le coup d'Etat fasciste, empêchant son succès dans la moitié du pays. La guerre d'Espagne ne se serait pas déclenchée sans cette authentique insurrection prolétarienne ( il s'agissait de bien plus qu'une émeute ). Mais ce seul fait ne suffit pas à caractériser toute la guerre d'Espagne et les événements ultérieurs. Il ne définit que le premier moment de la lutte, qui est effectivement un soulèvement prolétarien. Après avoir vaincu les fascistes dans un grand nombre de villes, les ouvriers ont le pouvoir. Telle est la situation immédiatement après leur insurrection. Mais que font-ils ensuite de ce pouvoir ? Le remettent-ils à l'Etat républicain, ou s'en servent-ils pour aller plus loin dans un sens communiste ? Ils font confiance au gouvernement légal, donc à l'Etat existant, l'Etat capitaliste. Toute leur action ultérieure se fera sous la direction de cet Etat. Voilà le point central. Dès lors tout le mouvement des prolétaires espagnols, dans la lutte armée contre France et les transformations économico-sociales, se plaçant dans le cadre de l'Etat capitaliste, ne pouvait qu'être de nature globalement capitaliste. Il est vrai que des tentatives de dépassement eurent lieu au plan social ( nous en parlerons plus loin ) : mais elles resteront toujours hypothéquées par le maintien de l'Etat capitaliste. La destruction de l'Etat est la condition nécessaire ( mais non suffisante ) de la révolution communiste. En Espagne, le pouvoir réel est exercé par l'Etat et non par les organisations, syndicats, collectivités, comités, etc. La preuve en est que la puissante C.N.T. devra céder devant le P.C. ( très faible avant juillet 1936 ). On peut le vérifier par ce simple fait que l'Etat saura faire brutalement usage de son pouvoir lorsqu'il le faudra ( mai 1937 ). Pas de révolution sans destruction de l'Etat. Cette « évidence »marxiste, oubliée par 99% des « marxistes » et justement rappelée par Bilan, se dégage une fois encore de la tragédie espagnole.

« Entre autres particularités, les révolutions ont celle-ci : à l'instant même où un peuple veut faire un grand bond en avant et commencer une ère nouvelle, il se laisse toujours dominer par les illusions du passé et remet toute l'influence et toute la puissance qu'il a payées si cher entre les mains d'hommes qui passent ou semblent passer pour les représentants du mouvement populaire dans un temps antérieur » [20] .

On ne peut pas opposer les « colonnes » ouvrières armées de la seconde moitié de 1936, à leur militarisation ultérieure et à leur réduction au rang d'organes de l'armée bourgeoise. Une différence considérable sépare ces deux phases, mais pas au sens où une phase non-révolutionnaire succéderait à une phase révolutionnaire. Il y a d'abord une phase d'étouffement du sursaut révolutionnaire, pendant laquelle les ouvriers conservent une certaine autonomie, un enthousiasme, voire un comportement communiste bien rapportés par Orwell. Puis cette phase superficiellement révolutionnaire, mais en profondeur de gestation d'une guerre classique anti-prolétarienne, cède naturellement la place à ce qu'elle avait préparé.

Les colonnes partent de Barcelone pour battre le fascisme dans d'autres villes, et d'abord à Saragosse. A supposer qu'elles aient tenté de porter la révolution à l'extérieur des zones républicaines, il aurait fallu d'abord ou en même temps révolutionner ces zones républicaines elles-mêmes [21] . Durruti sait que l'Etat n'a pas été détruit, mais il n'en tient pas compte. En chemin, sa colonne, formée à 70% d'anarchistes, pousse à la collectivisation. Les miliciens aident les paysans et leur font connaître les idées révolutionnaires. Mais « nous n'avons qu'un seul but : écraser les fascistes ». Durutti a beau dire : « ces milices ne défendront jamais la bourgeoisie », elles ne l'attaquent pas, non plus. Une quinzaine de jours avant sa mort ( 21 novembre 1936 ), Durruti déclare :

« Une seule pensée, un seul objectif... : écraser le fascisme... Que personne ne songe plus à présent aux augmentations de salaires et aux réductions d'heures de travail... se sacrifier, travailler autant que cela est nécessaire... il faut former un bloc de granit. Le moment est venu d'inviter les organisations syndicales et politiques pour en finir une fois pour toutes. A l'arrière, il faut savoir administrer.. Ne provoquons pas, par notre incompétence, après cette guerre, une autre guerre civile entre nous... Face à la tyrannie fasciste, nous ne devons opposer qu'une seule force; il ne doit exister qu'une seule organisation, avec une discipline unique » [22] .

Non seulement la volonté de lutte ne sert jamais de substitut à un programme révolutionnaire, mais l'activisme s'intègre facilement aux pièges du capitalisme ( le terrorisme en offre une autre preuve [22 bis]  ). La fascination de la « lutte armée » se retourne vite contre les prolétaires dès qu'ils dirigent exclusivement leurs coups contre une forme politique particulière et non contre l'Etat.

Dans des conditions différentes, l'évolution militaire du camp antifasciste ( insurrection, puis milices, enfin armée régulière ) rappelle celle de la guérilla antinapoléonienne décrite par Marx [23]  :

« Si l'on compare les trois périodes de la guerre de guérilla avec l'histoire politique de l'Espagne, on constaté qu'elles représentent les trois degrés correspondants auxquels le gouvernement contre-révolutionnaire avait peu à peu ramené l'esprit du peuple. Au début, toute la population s'était levée, puis des bandes de guérillas firent une guerre de francs-tireurs dont les réserves étaient constituées par des provinces entières; et enfin il y eut des corps sans cohésion, toujours sur le point de se muer en bandits ou de tomber au niveau de régiments réguliers. »

Les conditions ne sont pas juxtaposables, mais en 1936 comme en 1808, l'évolution militaire ne s'explique pas seulement ni même avant tout par des considérations « techniques » tenant à l'art militaire : elles découlent du rapport des forces politiques et sociales et de sa modification dans un sens anti-révolutionnaire. Notons que les « colonnes » de 1936 ne parviennent même pas à livrer une « guerre de francs-tireurs » et piétinent devant Saragosse. Le compromis évoqué ci-dessus par Durruti, la nécessité de l'unité à tout prix, ne pouvaient que donner la victoire à l'Etat républicain d'abord ( sur le prolétariat ), à Franco ensuite ( sur l'Etat républicain ).

Il y a bien un début de révolution en Espagne, mais qui échoue dès que les prolétaires font confiance à l'Etat existant. Peu importe ici leurs intentions. Quand bien même la grande majorité des prolétaires qui ont accepté de lutter contre Franco sous la direction de l'Etat, auraient été persuadés de conserver malgré tout le pouvoir réel, et de ne rallier l'Etat que par commodité, le facteur déterminant reste leur acte et non leur conviction. Après s'être organisés pour battre le coup d'Etat, en se donnant une amorce de structure militaire autonome ( les milices ), les ouvriers acceptent de placer ces milices sous la direction d'une coalition des « organisations ouvrières » ( pour la plupart franchement contre-révolutionnaires ) qui accepte elle-même l'autorité de l'Etat légal. Il est certain qu'au moins une partie de ces prolétaires croyaient conserver le pouvoir réel ( qu'ils avaient effectivement conquis, quoique pour peu de temps ), en ne laissant à l'Etat officiel qu'un pouvoir de façade. Voilà justement leur erreur, qu'ils ont payée très cher.

Si l'on fait exception des courants d'inspiration non-révolutionnaire, les adversaires des thèses de Bilan sur l'Espagne veulent bien admettre ce qui vient d'être dit, mais affirment cependant que la situation espagnole restait « ouverte » et pouvait évoluer. Il fallait donc ( au moins jusqu'en mai 1937 ) soutenir le mouvement autonome des prolétaires espagnols, même s'il se donnait encore des formes tout à fait inadéquates à sa vraie nature. Un mouvement était en marche, il fallait contribuer à son mûrissement. Bilan répliquait au contraire qu'il n'y avait pas, c'est-à-dire plus, de mouvement autonome du prolétariat depuis qu'il s'était enfermé dans le cadre étatique, qui ne tarderait pas à se transformer en carcan étouffant toute veilléité radicale. C'est ce qu'on voit à la mi-1937 : mais les « journées sanglantes de Barcelone » ne font que révéler ce qui était réalité depuis fin juillet 1936 : le pouvoir effectif était repassé des mains des ouvriers à l'Etat capitaliste. Ajoutons pour ceux qui assimilent fascisme et dictature bourgeoise que le gouvernement républicain a fait alors usage de... « méthodes fascistes » contre les ouvriers. Certes le nombre de victimes est bien inférieur à celui de la répression franquiste : cela tient précisément à la différence de fonction entre les deux répressions, démocratique et fasciste ( cf. § « L'antifascisme, pire produit du fascisme » ). Simple division du travail : la cible du gouvernement républicain était bien plus petite ( éléments incontrôlés, P.O.U.M., gauche de la C.N.T. ).

 
Notes
[20] Marx, « Espartero » New York Daily Tribune, 19 août 1854, in Oeuvres Politiques, Costes, t. VIII, 1931.

[21] A. Paz, Durruti. Le peuple en armes. La Tête de Feuilles, 1972, pp. 333, 365, 367.

[22] La Révolution Prolétarienne, no. 236, 10 décembre 1936.

[22 bis] Sur le terrorisme, et. Barrot, Violence et solidarité révolutionnaires, Ed. de l'Oubli, 1974 ( en particulier à propos du groupe espagnol dit « M.I.L. », dont faisait partie Puig Antich ).

[23] Marx, Ouvres politiques, op. cit., p. 163.

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