Back Forward Table of Contents Return to Homepage Return to Homepage

« Bilan » Contre-Révolution en Espagne - Présentation (5)


PORTUGAL

Bien qu'il reste susceptible de rebondissements, le cas portugais ne présente une énigme insoluble qu'à ceux ( les plus nombreux ) qui ignorent ce qu'est une révolution. Même des révolutionnaires sincères mais confus demeurent perplexes devant l'effondrement d'un mouvement qui leur semblait si ample quelques mois auparavant. Cette incompréhension repose sur une confusion. Le Portugal illustre ce dont est capable le prolétariat, démontrant une fois de plus que le capital est obligé d'en tenir compte. L'action prolétarienne n'est pas le moteur de l'histoire, mais constitue sur le plan politique et social la clé de voûte de l'évolution de tout pays capitaliste moderne. Cependant, cette irruption sur la scène historique ne coïncide pas automatiquement avec une progression révolutionnaire. Mélanger théoriquement les deux, c'est prendre la révolution pour son contraire. Parler de révolution portugaise, c'est faire passer pour révolution une réorganisation du capital. Tant que le prolétariat reste dans les limites économiques et politiques capitalistes, non seulement ses mouvements élémentaires ne font pas changer de base la société, mais même les réformes acquises ( libertés politiques et revendications économiques ) sont vouées à une existence éphémère. Ce que le capital concède à une poussée ouvrière, il peut le reprendre en totalité ou en partie dès sa retombée : tout mouvement se condamne s'il se borne à une pression sur le capitalisme. Tant que les prolétaires agissent ainsi, ils ne font que taper du poing sur la table.

La dictature portugaise avait cessé d'être la forme adéquate au développement d'un capital national, comme le prouvait son incapacité à régler la question coloniale. Loin d'enrichir la métropole, ses colonies la déséquilibraient. Heureusement, pour abattre le « fascisme », il y avait... l'armée ! Unique force organisée du pays, elle était la seule à pouvoir lancer ce changement : quant à l'effectuer avec succès, c'est une autre affaire. Comme d'habitude, aveuglées par leur fonction et leur prétention au pouvoir dans le cadre du capital, la gauche et l'extrême gauche ont diagnostiqué un profond bouleversement de l'armée. Après n'avoir vu dans les officiers que des tortionnaires colonialistes, les gauchistes ont découvert tout à coup une armée populaire. La sociologie aidant, on démontre les origines et les aspirations « populaires », donc probablement socialisantes, des militaires. Il suffisait de cultiver leurs bonnes intentions qui ne demandaient, croyait-on, qu'à être éclairées par les « marxistes ». Du P.S. aux gauchistes les plus extrêmes, tout le monde se ligua pour masquer ce simple fait que l'Etat capitaliste, n'avait pas disparu, et que l'armée restait son instrument essentiel.

Parce que les rouages étatiques s'ouvraient aux militants ouvriers, on crut que l'Etat changeait de fonction. Parce qu'elle tenait un langage populiste, on estima que l'armée était du coté des ouvriers. Parce qu'il régnait une relative liberté d'expression, on jugea que la « démocratie ouvrière » ( fondement du « socialisme » comme chacun sait ) était en bonne voie. Il y eut bien sûr une série de coups de semonce, de reprises en mains où l'Etat se montra tel qu'il était resté. Là encore, gauche et gauchisme en tiraient la conclusion qu'il fallait exercer une pression encore plus forte sur l'Etat, mais surtout ne pas l'attaquer, de peur de faire le jeu de la « droite ». Ils réalisaient pourtant exactement le programme de la droite, en y ajoutant ce dont la droite est généralement incapable : l'adhésion des masses. L'ouverture de l'Etat à des influences « de gauche » ne signifiait pas son affaiblissement, mais son renforcement. Il mettait une idéologie populaire et un enthousiasme ouvrier au service de la construction d'un capitalisme national portugais.

L'alliance gauche-armée était précaire. La gauche apportait les masses, l'armée la stabilité par la menace omniprésente des armes. Il aurait fallu que les P.C. et P.S. contrôlent bien les masses. Pour ce faire, ils devaient accorder des avantages matériels dangereux pour la viabilité d'un capitalisme faible. D'où la contradiction et les remaniements politiques successifs. Les organisations « ouvrières »sont capables de dominer les travailleurs, non de rendre au capital la rentabilité qui lui manque. Il fallait donc résoudre la contradiction et rétablir la discipline. La prétendue révolution aura servi à lasser les plus résolus, à décourager les autres, et à isoler, voire à réprimer, les révolutionnaires. Intervenant ensuite brutalement, l'Etat montre bien qu'il n'avait jamais disparu. Ceux qui ont voulu ou dit le conquérir de l'intérieur n'ont fait que le soutenir à un moment critique. Un mouvement révolutionnaire n'est pas impossible au Portugal, mais dépend d'un contexte plus large, et de toute façon ne sera possible que sur d'autres bases que le mouvement capitaliste-démocratique d'avril 1974.

La lutte ouvrière, même « revendicative », contribue à mettre le capital en difficulté, et constitue en outre l'expérience nécessaire où le prolétariat se forme pour la révolution. Elle prépare l'avenir : mais cette préparation peut jouer dans les deux sens, elle n'est pas automatique, elle peut aussi bien étouffer que renforcer le mouvement communiste. Dans ces conditions, insister sur l'« autonomie » des actions ouvrières ne suffit pas [19 bis] . L'autonomie n'est pas plus un principe révolutionnaire que le « dirigisme » par une minorité. La révolution ne se revendique pas plus de la démocratie que de la dictature.

C'est seulement en accomplissant certaines mesures que les prolétaires peuvent garder le, contrôle de la lutte. S'ils se limitent à une action réformiste, elle doit à terme leur échapper et être prise en charge par un organisme spécialisé, de type syndical, qu'il s'appelle syndicat ou « comité de base ». L'autonomie n'est pas une vertu révolutionnaire en soi. Elle ne prouve rien par elle-même. Toute forme d'organisation dépend du contenu de ce pour quoi l'on s'organise. L'accent ne peut être mis sur l'auto-activité des ouvriers, mais sur la perspective communiste dont seule la réalisation permet effectivement à l'action ouvrière de ne pas tomber sous la direction des partis et syndicats traditionnels. Le contenu de l'action est le critère déterminant : la révolution n'est pas affaire de « majorité » ( cf. les § « La Ligue des Communistes Internationales » et « Révolution politique et sociale » ). Privilégier l'autonomie ouvrière conduit à une impasse.

L'ouvriérisme est parfois une réaction saine, mais s'avère catastrophique quand il se fige à ce stade et se théorise. Dès lors on escamote les tâches décisives de la révolution. Au nom de la « démocratie » ouvrière, on enferme les prolétaires dans l'entreprise et les problèmes de la production ( sans voir la révolution comme destruction de l'entreprise en tant que telle ). On obscurcit la question de l'Etat. Au mieux, on réinvente le « syndicalisme révolutionnaire ».

 
Notes
[19 bis] Cf. le recueil Portugal, l'autre combat, Spartacus, 1975, et le journal Combate.

Back Forward Table of Contents Return to Homepage Return to Homepage