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« Bilan » Contre-Révolution en Espagne - Présentation (13)


L'ANARCHISME ET SES DÉFENSEURS

La guerre d'Espagne ne démontre pas plus la faillite l'« anarchisme » que le 4 août 1914 celle du « marxisme » ( des anarchistes notoires, dont Kropotkine, ont d'ailleurs adhéré à l'Union Sacrée en 1914 [41]  ). Ce qui est remarquable, ce n'est pas l'intégration de la C.N.T. à l'Etat. Ce fait confirme l'analyse des syndicats faite entre autres par la gauche allemande après 1914. Quelle que soit son idéologie originelle, tout organe permanent de défense des salariés se transforme en organe de conciliation et d'intégration [42] . Même lorsqu'il est réprimé, et animé par de nombreux militants radicaux, en tant qu'institution, il est condamné à leur échapper pour devenir instrument du capital. La participation gouvernementale de 1936 n'est pas plus une nouveauté que la capitulation des partis socialistes en 1914. En 1934, Maurin observe déjà que les anarchistes ne font pas de politique directement, mais « par personne interposée » [43] .

Ce qui est intéressant, c'est le mécanisme pratique et idéologique par lequel une foule d'anarchistes, bien que révolutionnaires sincères, mais parce qu'anarchistes, ont accepté de capituler devant le pouvoir d'Etat, et sont partis faire la guerre à Franco sous la direction d'un Etat capitaliste. Dès le premiers jours, C.N.T. et F.A.I. parlent de lutte militaire contre les fascistes, pas de révolution sociale en cours ou à faire. Mais ce qui semble paradoxal est totalement logique. Ce qu'on doit critiquer dans l'anarchisme, ce n'est pas son hostilité obstinée contre l'Etat, mais sa négligence face au problème du pouvoir d'Etat. Tout en donnant l'impression d'être l'ennemi de l'Etat par excellence, l'anarchisme se caractérise en effet comme l'incapacité définir une attitude révolutionnaire contre l'Etat. Soit il le surestime en voyant dans « l'autorité » l'adversaire no. 1 de la révolution, soit il le néglige en croyant que la révolution puisse se faire sans sa destruction, ou que cette destruction se fasse toute seule. Marx dit en 1871 que la révolution doit détruire l'Etat, et l'anarchisme croit aller plus loin en disant qu'il faut le détruire immédiatement. C'est ainsi qu'on résume le plus souvent la distinction marxisme-anarchisme : comme dit Lénine, ils seraient d'accord sur le but, mais en désaccord sur le moyen.

Or la démarcation véritable réside dans la compréhension du rapport entre Etat et société. Pour être incapable de le poser, l'anarchisme est d'abord plus confus que faux, oscillant de la surestimation du danger étatique à sa sousestimation, -- comme dans le cas de la guerre d'Espagne. La confusion anarchiste se vérifie dans ce fait qu'un courant aussi hostile à l'Etat accepte de le tolérer, puis de l'appuyer. Nous ne parlons pas ici bien sûr des dirigeants, mais des éléments radicaux. On a vu la position de Durruti, et l'on verra bientôt celle de Berneri. Aucun anarchiste n'est parvenu à comprendre ce qui s'était passé en Espagne et à en tirer les leçons : voilà la véritable faillite. D'un côté, l'anarchisme attribue trop d'importance à l'Etat, de l'autre il ne voit pas son rôle effectif, celui de garant ( mais non de créateur ) du rapport capitaliste. La lutte contre l'Etat n'est ni le but ni même l'aspect principal de la révolution, mais l'une de ses conditions, nécessaire mais non suffisante. L'Etat n'est en effet ni le moteur ni le rouage essentiel du capital, mais l'instrument de sa force sociale unifiée. Le vrai problème n'est donc pas le comportement ( normal ) de la C.N.T., mais la faillite pratique d'un courant révolutionnaire.

Avant 1936, la C.N.T. oscillait entre l'insurrection prématurée, dont A. Paz donne une description lyrique dans son livre sur Durruti, et le réformisme syndical habituel. Devant les actes révolutionnaires souvent désespérés de ses membres, elle appliquait le principe : Je suis leur chef, il faut donc que je les suive. Mais elle n'hésitait pas non plus à les abandonner à l'occasion. En 1936, ne pouvant ni ne voulant « faire la révolution », mais désireuse de jouer un rôle dans les systèmes des forces politiques existant ( donc bourgeois ), elle soutient une gauchisation de l'Etat établi ( donc capitaliste ). Les organes créés sous son aile ( C.C. des Milices ) visent à pousser l'Etat à gauche, ou peut-être à se substituer à lui, mais sans le détruire, en s'installant comme pouvoir parallèle. Or l'essence de l'Etat ne réside pas dans des formes institutionnelles spécifiques mais dans sa fonction unificatrice : il est l'unité du séparé. Même lorsqu'il semble faible, s'il subsiste comme cadre capable de rassembler les morceaux de la société capitaliste, il vit encore, il hiberne en quelque sorte. Puis il se renforce, se remplit à nouveau des formes spécifiques qu'il avait abandonnées provisoirement, dès qu'il le faut, c'est-à-dire dès épuisement du soi-disant pouvoir parallèle. Le Portugal vient d'en donner un nouvel exemple.

L'antifascisme consiste à soutenir l'Etat existant sous sa forme démocratique pour éviter qu'il revête la forme dictatoriale : on s'alignera donc toujours sur le plus modéré. La République espagnole multiplie les concessions pour amadouer les classes moyennes, mais plus elle ira dans ce sens ( allant jusqu'à rivaliser de ferveur nationaliste avec les nationalistes ), et plus elle s'affaiblira. De même les démocraties italienne et allemande ne pouvaient s'attaquer aux bases sociales du fascisme, parce que cette base n'était autre que le capital. La C.N.T. accepte tout pour sauver l'unité antifasciste, et les anarchistes honnêtes ne manquent pas de le lui reprocher, de Berneri à V. Richards : mais sa dégringolade et sa capitulation devant les procès truqués, la répression, etc., découlent de son acceptation originelle d'une action possible sous la conduite de l'Etat. La F.A.I. ( qui joue le rôle de « parti » par rapport à la C.N.T. qu'elle contrôle comme son « organisation de masse » ) se définit avec précision :

« Nous ne pouvions lutter contre le gouvernement qui allait se constituer[après juillet 1936] puisque toute lutte et toute opposition représentaient un affaiblissement. Rester en dehors de lui, c'était nous mettre dans une situation d'infériorité » [44] .

Après avoir soutenu le gouvernement sans y participer, elle y entre ( en Catalogne en septembre, à l'échelle de l'Etat central en novembre ). Il est caractéristique qu'elle se justifie ensuite exactement comme les P.C. expliquent leur passage au pouvoir après 1945. Quand nous étions ministres... voyez tout ce que nous avons fait ! Et d'énumérer leurs réalisations ( qui sont le produit d'initiatives populaires et non de leur action, qui consista à les freiner ). Mais la justification suprême se résume à l'idée qu'en réalité le gouvernement légal n'avait pas le pouvoir : le mouvement ouvrier aurait conservé « en fait sinon de droit, le pouvoir politique révolutionnaire » [45] . Signe de la confusion évoquée plus haut, l'idéologie anarchiste permet de participer au pouvoir capitaliste... parce qu'il n'a pas le pouvoir réel. De deux choses l'une : ou bien il l'a et la C.N.T. se met au service de l'Etat bourgeois; ou il ne l'a pas et pourquoi le garder ? Pour sauver les apparences face à l'étranger, réplique la C.N.T. Le « réalisme politique » de la C.N.T. lui fait cautionner tous les compromis, y compris après que l'Etat et son allié russe aient montré leur vrai visage en s'acharnant contre les révolutionnaires. Au moment crucial, comme le P.O.U.M., la C.N.T. désarme idéologiquement les prolétaires en masquant l'antagonisme qui les oppose à l'Etat. Elle les livre à la répression en les appelant à cesser la lutte contre un ennemi décidé à aller jusqu'au bout. Prête à tout pour survivre, elle s'allie avec l'U.G.T. C'est pour cela qu'elle ne défend pas le P.O.U.M. : « les libertaires avaient d'abord à se défendre eux-mêmes » [46] . Il n'y a pas d'autre alternative à partir du moment où l'on accepte le mot d'ordre : « D'abord vaincre Franco. »

« Puisque la C.N.T. ne pouvait pas faire tomber Négrin[premier ministre socialiste allié au P.C.] et les communistes et que, par ailleurs, elle était d'accord avec eux pour continuer la guerre jusqu'à la victoire, il ne lui restait plus qu'à participer au gouvernement coûte que coûte » [47] .

Elle poursuivra même cette participation dans les gouvernements républicains fantômes après-guerre : on ne sera plus d'abord antifasciste, mais « antifranquiste » [48] .

A l'étranger, le mirage espagnol fonctionne fort bien et les éloges de la C.N.T. ne manquent pas. Une brochure belge assimile par exemple 1931 à une révolution politique et s'étonne qu'elle ne soit pas allée plus loin, et ait même, attaqué les ouvriers, alors que les syndicats voulaient « élargir [sa] portée économique, ». Quant à la situation après juillet 1936 : « Sous la conduite de la C.N.T., de la F.A.I. et de l'U.G.T., les ouvriers sont les maîtres absolus. Il n'y a plus trace de gouvernement régulier » [49] . Ce déguisement des faits frappe d'autant plus dans un texte par ailleurs honnête.

La position de Prudhommeaux apparaît presque comme une oeuvre de commande. Venu de la gauche communiste, il avait animé L'Ouvrier Communiste puis Spartacus ( à ne pas confondre avec les Cahiers Spartacus ultérieurs de R. Lefeuvre ), évoluant de la gauche allemande à l'anarchisme. Son panégyrique de la C.N.T.-F.A.I. est peut-être son plus mauvais texte : sa naïveté rappelle trop les descriptions enthousiastes de la Russie de Staline par ceux que Trotsky appelait « les amis de l'U.R.S.S. ». Prudhommeaux réduit d'emblée la révolution à l'aspect militaire : « L'armement du Peuple est le premier problème de toute lutte sociale » [50] . Le plus remarquable est son formalisme ouvrier identique à celui du P.O.U.M., des trotskystes, etc. : il fait comme si l'Etat et le C.C. des Milices étaient sous la direction des ouvriers par l'intermédiaire des organisations « ouvrières ». L'apologie de la démocratie directe peut aller de pair avec une conception parfaitement politique de représentation des masses par « leurs » organisations [51] .

 
Notes
[41] Sur l'anarchisme avant 1914, cf. J.-Y. Bériou. préface à D. Nieuwenhuis, Le socialisme en danger, Payot, 1974.

[42] Cf. La gauche allemande. Textes, suppl. au no. 2 d'Invariance, 2e série, en particulier l'intervention de Bergmann au IIIe, congrès de l'I.C.

[43] Alba, Histoire du P.O.U.M., p. 61.

[44] C. Lorenzo, Les anarchistes espagnols et le pouvoir, 1869-1969, Seuil, 1969. p. 124. Cf. aussi pp. 102 sq.

[45] C. Lorenzo, Les anarchistes espagnols et le pouvoir, 1869-1969, Seuil, 1969., p. 126.

[46] C. Lorenzo, Les anarchistes espagnols et le pouvoir, 1869-1969, Seuil, 1969., p. 303.

[47] C. Lorenzo, Les anarchistes espagnols et le pouvoir, 1869-1969, Seuil, 1969., p. 316.

[48] C. Lorenzo, Les anarchistes espagnols et le pouvoir, 1869-1969, Seuil, 1969., pp. 355, 386.

[49] J. de Boe, La révolution en Espagne, Bruxelles, s. d., pp. 10, 19.

[50] A. et D. Prudhommeaux, La Catalogne libre ( 1936-1937 ). Ed. Le Combat Syndicaliste, 1970 ( reproduction d'une brochure parue à l'époque chez Spartacus ), p. 5. Après 1945, ces deux auteurs publièrent une bonne étude historique sur la naissance du P.C. allemand et l'insurrection manquée de janvier 1919 : Spartacus et la Commune de Berlin, Spartacus, 1949.

[51] La Catalogne libre, pp. 7, 59.

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