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« Bilan » Contre-Révolution en Espagne - Présentation (22)


RÉVOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE

Bilan a raison d'insister sur la nécessité pour la révolution de détruire l'appareil d'Etat bourgeois, et d'en déduire qu'il n'y a pas révolution tant que le prolétariat n'agit pas dans cette direction. Il est vrai aussi que les mesures de transformation économico-sociale restent vaines sans destruction de l'Etat. Mais ce courant conçoit encore la révolution communiste de façon politique. Il n'arrive pas à la comprendre comme mouvement social où destruction de l'Etat et construction d'une structure de décision nouvelle vent de pair avec la communisation de la vie économique et sociale [99] . Il conçoit ces deux aspects comme des moments successifs : leur interaction lui échappe. Il renverse la position réformiste, centriste ou anarchiste, sans changer de problématique. Contre l'optique qui met au premier plan la socialisation de l'économie, il privilégie la question du pouvoir; la révolution serait politique d'abord, économique ensuite.

La révolution communiste doit aussi affirmer un pouvoir, capable de s'imposer à la fois pour combattre la bourgeoisie et pour unifier le mouvement révolutionnaire. Par exemple, ce n'est pas d'avoir pratiqué une guerre dé front qui entraîna la chute du mouvement révolutionnaire espagnol. C'est parce qu'il était déjà battu qu'il se laissa enfermer dans une guerre de front, et y mourut. Mais le « pouvoir révolutionnaire » ne serait qu'une forme vide s'il ne transformait pas en même temps la nature de la société. Il ne peut exister que comme instrument de cette transformation. Si la révolution devait être politique d'abord, sociale ensuite, elle créerait un pouvoir n'ayant d'autre fonction que la lutte contre la bourgeoisie, fonction négative, de répression donc. Une révolution communiste ( mondiale ) devant s'étendre sur des années, sur une génération, imagine-t-on de continuer pendant tout ce temps à verser des salaires et à payer des marchandises ?

Prôner la prise du pouvoir comme un préalable, c'est fétichiser le pouvoir, oublier que l'Etat est aussi la résultante de la société, et théoriser l'instauration d'un système d'organisation et de contrôle ne reposant sur d'autre contenu que sa prétention communiste, sa « volonté » de réaliser le communisme quand il sera suffisamment fort. Au contraire, si la révolution est à la fois processus économique et politique, comme disait le K.A.P.D., la communisation des rapports sociaux interdit à tout groupe particulier de s'ériger en pouvoir nouveau sur la société. Le maintien, même provisoire, de l'économie marchande et capitaliste, favoriserait la naissance d'une couche de spécialistes du pouvoir, utilisant l'idéologie révolutionnaire pour se fabriquer une légitimité. Leur seule raison d'être serait leur profession de foi communiste. Le propre de la politique est de ne rien pouvoir ( et donc vouloir ) changer à la nature de la société; elle réunit ce qui est séparé sans aller au-delà. Le pouvoir est là, il gère, il contrôle, il rassure, il réprime, voilà tout [99 bis] .

La domination politique ( où la tradition théorique anarchiste d'hier et d'aujourd'hui voit le problème essentiel ) repose sur l'incapacité des prolétaires à se prendre en mains, à organiser leur vie, leur activité. Elle ne tient que par la dépossession radicale qui caractérise le prolétaire. Quand tout un chacun participera à la production de son existence, les moyens de pression et d'oppression dont disposait l'Etat deviendront inopérants. C'est parce que le salariat nous prive des moyens de vivre, de produire, de communiquer, allant jusqu'à nous livrer lui-même nos émotions ( mass media, etc. ), que son Etat est tout puissant. Concevoir la destruction de l'Etat comme une lutte année contre la police et les forces militaires, c'est prendre la partie pour le tout. Le communisme est d'abord une activité. Un système où les hommes produisent leur propre existence sociale paralyse tout pouvoir séparé. Dans une révolution communiste future, la réaction se retrouvera comme d'habitude autour des mots d'ordre d' « organisation » et de « pouvoir démocratique » pour mieux paralyser le mouvement. Les révolutionnaires affirmeront au contraire la nécessité ( entre autres ) de mesures communistes concrètes.

La communisation est nécessaire au triomphe de la révolution. L'Etat capitaliste ne pourrait pas être détruit par une action exercée seulement contre ses structures étatiques, cette action aurait les plus grandes chances d'échouer. Le prolétariat ne réussira que s'il met en oeuvre sa fonction sociale contre le capital, utilisant lui aussi l'économie comme arme, dissolvant les rapports économiques capitalistes, sapant les bases sociales de l'ennemi. L'extension géographique du mouvement sera un processus autant social et économique que militaire. Tâches positives et négatives se conditionneront mutuellement.

« Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique. Il n'y a jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps » [99 ter] .

L'Espagne a freiné la clarification au sein de groupes comme l'Union Communiste et la Ligue belge. Mais la fixation sur la question politique, mise en relief avec la guerre d'Espagne, a également bloqué le développement théorique de la gauche italienne, qui en restera pour l'essentiel à une conception « successive » de la révolution ( politique puis économique ).

Pour cette raison, la compréhension de l'involution russe échappe à la gauche italienne et même à ceux qui en sont sortis sur des bases révolutionnaires, comme Internationalisme après 1945 ( cf. le § « La Ligue des Communistes Internationalistes » ). Après octobre 1917, la Russie offre en effet un excellent exemple de dégénérescence du pouvoir en l'absence de révolution sociale. Il n'est pas possible d'étudier ici pourquoi la communisation de la Russie fut impossible. En tout cas, l'isolement international et l'arriération économique n'expliquent pas tout, -- à moins d'oublier la perspective tracée par Marx ( et peut être applicable après 1917, dans un autre contexte ) de renaissance sous une forme nouvelle des structures agraires communautaires non encore absorbées par le capital [99 quart] . Quoi qu'il en soit, le pouvoir bolchevik est la meilleure illustration de ce qui arrive à un pouvoir qui n'est que pouvoir.

En toute bonne foi et très logiquement, l'Etat bolchévik a dû se maintenir coûte que coûte ( dans la perspective de la révolution mondiale d'abord, pour lui-même ensuite, et seulement ensuite ), et il n'eut pas d'autre solution que la coercition. Bien entendu, les aspects bourgeois de la théorie et de la pratique bolcheviks ont joué leur rôle, mais il ne fut pas déterminant, comparé à la situation objective de cet Etat obligé de « tenir » sans changer grand-chose aux conditions de vie réelles. Rapidement le problème no. 1 devient la nécessité de rester au pouvoir, de préserver tant bien que mal l'unité d'une société qui part en morceaux. D'où d'une part les concessions à la petite propriété paysanne ( qui éloignent encore plus du communisme ), suivies de réquisitions. Et de l'autre la répression anti-ouvrière et anti-opposition politique dans le parti et à l'extérieur.

Hennaut montrant les limites de l'expérience russe, et Bilan se revendiquant sans cesse de l'exemple « réussi » d'octobre 1917 ( opposé à l'échec de juillet 1936 ), ont tort et raison l'un et l'autre. D'un point de vue purement négatif, Bilan voit correctement ce qui ne s'est pas passé en Espagne. D'un point de vue positif sur les caractères d'une révolution communiste future, Bilan se trompe au même titre que Hennaut, car Bilan oppose le but au mouvement. Ils ne sortent pas du dilemme léninisme-antiléninisme. On aboutit aujourd'hui à ce que des groupes comme Révolution Internationale savent à peu près ce que la révolution doit détruire, mais non ce qu'elle doit faire pour pouvoir le détruire. La vraie critique est celle qui considère le mouvement prolétarien en fonction du communisme, non pas conçu comme « programme », mais à la fois comme rupture et processus.

Il n'est pas étonnant que les rédacteurs de Bilan soient passés à côté de ce point central. Les mouvements révolutionnaires d'après 1917 n'ont presque jamais atteint le stade pratique obligeant les communistes à intégrer cet aspect dans leur vision théorique. Les discussions de cette époque tournent en majeure partie autour de polémiques d'organisation, sans dégager le contenu communiste de la révolution. Même lorsque la gauche allemande envisage le communisme, c'est pour imaginer une autre organisation de la production.

Le capacité prolétarienne d'auto-organisation et de changement même immédiat est indispensable à la révolution. Marx écrit à propos de l'Espagne que toute révolution suppose un certain degré d' « anarchie » ( initiatives dans tous les domaines ). Mais elle échoue sans sa dimension médiate ( problème du pouvoir ).

 
Notes
[99] Barrot, Le mouvement communiste, Champ Libre, 1972, 2e partie. Et l'article sur l'Etat dans le no. 2 de La Guerre Sociale, 1978.

[99 bis] « De la politique », Le Mouvement Communiste, no 5, octobre 1973.

[99 ter] Misère de la philosophie, in Oeuvres, Gallimard, t. 1, 1963, p. 136.

[99 quart] Invariance, 2e série, no. 4.

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