LE PARTI, C'EST LA BUREAUCRATIE![]() Lénine avait doté la bureaucratie d'un contrôle ouvrier pour l'empêcher d'évoluer du « mauvais côté ». Mais celui-ci ne pouvait éviter que la bureaucratie devienne ce qu'elle doit devenir, de par sa nature. ![]() Comme les sous-officiers dans l'armée, les petits cadres du parti se recrutent généralement parmi les éléments les plus habiles, les plus intelligents, mais aussi les plus complaisants, les plus souples, les plus combinards et souvent même les plus corrompus de la troupe ou de la base. Il ne s'agit pas pour eux d'avantages matériels directs, comme une rémunération supérieure, de meilleures retraites ou de meilleurs logements, des vacances plus longues ou un travail plus agréable etc. Lénine a tenu à ce que, dès le début, en Russie, le dirigeant effectue beaucoup de travail non rémunéré et qu'il renonce en toutes circonstances aux avantages exceptionnels qui étaient alloués aux membres ordinaires du parti pour des tâches particulières. Le petit cadre était en règle générale financièrement plus mai loti que l'ouvrier qualifié. ![]() C'était plutôt le pouvoir qu'ils exerçaient, lié à leur position élevée, qui fut la première motivation de cette catégorie de dirigeants. Non pas tant un facteur matériel que psychologique. Etre à la tête, pouvoir donner des ordres, tenir en main le pouvoir de décision, appartenir à la direction... leur apportent d'autres satisfactions, incomparablement plus flatteuses qui font oublier les inconvénients matériels. L'appareil bureaucratique exerce ainsi toujours et partout son pouvoir d'attraction sur tous les hommes ambitieux et avides de pouvoir qui voient dans la position de dirigeant ou de fonctionnaire l'occasion d'assouvir leurs besoins de promotion et leurs désirs de puissance. ![]() Si l'on croyait en Russie avoir trouvé dans le contrôle ouvrier le moyen de faire obstacle à ces tendances, on oublia que la sélection des ouvriers ne répondait aucunement à des critères psychologiques. La psychologie a été et est encore traitée par les partis politiques comme le parent pauvre. Les marxistes vulgaires en particulier avaient peur qu'elle ne mit en péril l'orientation matérialiste-économiste de la doctrine marxiste. Ceux-là ne la connaissaient que de seconde ou de troisième main. Ils auraient pu trouver même chez Marx que le facteur psychologique joue dans les conceptions révolutionnaires de son enseignement un rôle capital. ![]() Le Parti Communiste comme les autres manifestait un mépris supérieur pour la psychologie et refusait de concevoir que ses connaissances puissent être utiles à la pratique politique. Il s'ensuivait que les partisans de la lutte contre la « mauvaise bureaucratie », même sérieux et de bonne foi, n'avaient aucune connaissance de base en psychologie. Leur lutte était une fausse bataille et elle devait rester telle, même si la raison profonde de ce phénomène leur restait cachée. Car une lutte réelle contre la bureaucratie aurait dû se donner pour objectif le parti lui-même. Le traitement des problèmes russes se retrouvait dans le vieux cercle vicieux : une fois qu'on y est entré, on accumule les erreurs sang parvenir à en sortir. ![]() L'utilisation pratique de la psychologie dans le combat contre la bureaucratie ne présuppose pas seulement que l'on ait des connaissances en psychologie, niais aussi que l'on trouve un milieu qui se prête à sa juste utilisation. Un couvercle ne convient pas à tous les pots ni une doctrine à toutes les situations. En Russie en tout cas, la situation politique et sociale était telle que l'application des procédés psychologiques modernes y était impossible. ![]() Après un long et profond esclavage, le peuple russe avait accédé à l'émancipation et à la liberté politique. Dans l'antagonisme des changements historiques, seule l'antithèse du libéralisme bourgeois pouvait succéder au féodalisme patriarcal. Le libéralisme bourgeois est indissolublement lié à l'individualisme, à l'aspiration personnelle, au désir de s'élever, à la soif de puissance et au besoin de se mettre en valeur. L'homme libéral est égoïste, ambitieux, entreprenant, il entre dans la compétition individuelle, il vise à s'enrichir dans la vie économique et à conquérir la direction et le pouvoir politique. C'est l'homme de l'ère capitaliste. Le terrain sur lequel il se bat est celui des affaires et de l'économie de marché. Son terrain politique, le parti et le parlement. ![]() En s'organisant en parti communiste, le mouvement socialiste ouvrier en Russie a créé le terrain historiquement favorable à l'époque individualiste qui s'annonçait. Mais en voulant être en même temps socialiste, en confisquant la propriété privée. en supprimant le système de production capitaliste et ses possibilités de profit individuel, et en éliminant le parlement, le nouvel Etat soviétique a privé l'homme individualiste de presque toutes ses possibilités de se développer et de tirer parti de son énergie propre. Les tentatives d'en faire un homme socialiste, de l'engager dans les soviets, dans les collectivités économiques ou dans les communes et de lui donner les moyens de s'épanouir et de se rendre utile dans des réalisations orientées vers la vie collective, échouèrent. Il ne lui restait donc qu'un seul secteur où il pouvait éprouver et développer sa personnalité : le parti. La vie du parti devenait sa propre vie. L'homme russe après 1917 devint le type classique d'homme de parti, avec toutes ses qualités et ses défauts, toutes les vertus et perfections, tous les vices, les dogmatismes et les intolérances qui tiennent aux partis. ![]() L'homme russe n'était pas fait. pour les pas plus que les soviets, pas plus que le soviets pour lui. Issu de la féodalité, il était trop peu habile. En tant qu'homme individualiste il était trop individualiste. Il n'avait nulle part sa place. ![]() Mais il a trouvé dans le parti le facteur qui lui convenait. Son désir de se mettre en valeur le mena tout droit à la bureaucratie. Du pouvoir dans le parti il s'éleva au pouvoir dans l'Etat. Pendant que la bureaucratie du parti se transformait en bureaucratie d'Etat, l'homme individualiste devenait bureaucrate. Il est ainsi devenu membre de cette « couche privilégiée, étrangère aux hommes, placée au-dessus des masses », de cette nouvelle classe qui s'opposait tout naturellement au prolétariat, comme son homologue bourgeois. ![]() Tous ces développements furent favorisés par les conditions culturelles et sociales en Russie, la faiblesse numérique d'un prolétariat peu conscient, le profond délabrement politique et économique dû à la longue guerre civile, le risque menaçant d'effondrement du pouvoir de l'Etat, la présence aux frontières des armées d'invasion et le caractère provisoire du régime socialiste tâtonnant d'une expérience à l'autre. ![]() D'après la conception de Lénine, le pouvoir d'Etat aurait dû être expressèment aboli. Or, on avait tout fait pour le reconstruire et le consolider. Ce n'est que lorsqu'il aurait été reconstruit et consolidé qu'on pourrait vraiment l'abolir. Qui devait comprendre, qui pouvait saisir une doctrine si curieuse ? La contradiction entre la théorie et la pratique était évidente. Mais il y avait beaucoup d'autres contradictions du même genre : le combat contre la bureaucratie et la croissance très rapide de celle-ci était l'une d'entre elles. ![]() Les masses n'avaient pas le temps de penser à toutes ces contradictions, elles avaient trop à faire pour assurer leur survie. D'ailleurs la dictature ne tolérait aucune contradiction, cette dictature du prolétariat qui devenait chaque jour un peu plus une dictature sur le prolétariat. ![]() Les dirigeants mettaient tous leurs espoirs sur le coup de dé de la révolution mondiale. C'est d'elle que devait finalement venir le salut du pouvoir des soviets. Ils élaboraient la recette de cette révolution mondiale jusque dans les moindres détails, décalquée du modèle russe, et en faisaient l'éloge au prolétariat de tous les pays. ![]() Mais la révolution mondiale ne vint pas et la Russie se trouva dans une impasse. Le modèle révolutionnaire n'était pas au point, les pronostics étaient faux, la doctrine de l'Etat aussi. La distinction entre bonne et mauvaise bureaucratie n'était pas au point. La pratique de la construction du socialisme non plus. Le bolchévisme tout entier n'était pas au point. ![]() S'il arrive dans l'histoire, dit Marx, qu'il y ait quelque chose entre la théorie et la pratique qui ne s'accorde pas, la faute en est toujours à la théorie. La théorie bolchévique n'avait pu contraindre la nécessité historique à se dérouler selon ses désirs. C'est donc là nécessité historique qui a forcé le bolchévisme à évoluer sous la pression des faits. ![]() Lénine a déjà changé le marxisme en léninisme, Staline transforme maintenant le léninisme en stalinisme. ![]() Ce ne fut pas l'accomplissement de la révolution mais sa fin. |