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Fascisme Brun, Fascisme Rouge ( 6 )


RETOUR A L'AUTORITARISME

Lénine dans son livre l'Etat et la Révolution a défendu, en s'appuyant sur Marx, l'idée que l'Etat, forme caractéristique de la domination bourgeoise, doit disparaître après la révolution prolétarienne.

Mais non pas en l'écartant d'un coup. Plutôt, en l'amenant à s'éteindre lentement mais sûrement. C'était la tâche du bolchévisme en Russie d'entamer et de conduire cette extinction. Il faut admettre que cette entreprise s'effectuait dans des conditions très défavorables et extrêmement difficiles.

Le seul atout que Lénine avait pour mener à terme ce projet était les soviets. Mais les soviets n'avaient aucune place dans le système bolchévik qu'il avait créé.

La question n'était pas simplement : avec les soviets ou sans les soviets ? Avec les soviets ou sans eux, cela signifie qu'il subsiste de profondes différences dans la structure organique, la stratégie révolutionnaire, les moyens de lutte, les méthodes tactiques, les objectifs sociaux, la réorganisation pratique et les principes de la société nouvelle.

De ces constatations, il résulte qu'un Lénine, avec pour mot d'ordre les soviets, aurait pu être un tout autre homme qu'un Lénine sans ce mot d'ordre.

Il en résulte également que ces difficultés et ces obstacles peu communs étaient d'une importance vraiment secondaire dans sa tentative d'ériger le communisme en Russie et dans son éventuelle réussite.

Si Lénine avait créé son système bolchévik pour un mouvement internationaliste des travailleurs et s'il avait eu la chance de pouvoir le mettre à l'épreuve dans le pays le plus développé du monde, dans le combat révolutionnaire d'un prolétariat industriel, il est à parier à cent contre un qu'il aurait essuyé le même échec qu'en Russie.

Car l'échec de la révolution russe, d'une révolution qui devait mettre un terme à l'exploitation, supprimer l'Etat, libérer les hommes de leur destin de prolétaires et réaliser le socialisme, n'était pas conditionné par l'absence de révolution mondiale, les pêchés de la bureaucratie, ni par Staline. Il était uniquement conditionné par le système bolchévik.

Pendant les années qu'il consacra aux études et à la chute du régime tsariste, Lénine ne pensait qu'à l'avènement d'un gouvernement bourgeois de gauche contre lequel un prolétariat, instruit et dirigé par les bolchéviks, pourrait lutter.

Il n'était préparé en aucune façon, ni pratiquement, ni théoriquement, à un gouvernement prolétarien.. Rien n'est plus significatif dans ce sens que le fait qu'il ait écrit son livre l'Etat et la Révolution juste avant la lutte décisive, au moment même où se posait le problème de la révolution prolétarienne, au moment où pour ainsi dire il lui brûlait les doigts.

Puis, quand la révolution russe devint prolétarienne, les événements le dépassèrent. Ils le placèrent subitement et de façon inattendue devant le problème d'une nouvelle société socialiste que le système bolchévik devait créer de toutes pièces. Toutes les exigences sur lesquelles butèrent le tsarisme puis la bourgeoisie devaient maintenant être satisfaites par une économie socialiste. Devant l'ampleur de la tâche, l'insuffisance du système bolchévik éclata. Ce qu'il entreprit dégénéra en soi-disant communisme de guerre qui n'avait de communisme que le nom. La réalisation de l'idée des soviets ayant échoué dans l'armée, leur suppression suivit progressivement dans l'administration, l'appareil d'Etat et dans tout l'édifice social et culturel.

On procéda avec précaution, lenteur et ruse en voilant au mieux l'abandon, en masquant la déviation, d'abord pour tranquilliser sa propre mauvaise conscience et aussi pour ne pas réveiller et exciter la méfiance et la résistance des masses. La reconnaissance du système des soviets fut réaffirmée avec ostentation dans toutes les déclarations officielles. Et le pouvoir d'Etat ne se lassait pas de se déclarer pouvoir des soviets, alors même que celui-ci avait été réduit depuis longtemps au rang des accessoires. Il n'en a jamais eu honte, même lorsque la trahison est devenue évidente devant le monde entier et l'étoile rouge n'a jamais couronné que la dérision de l'idée des soviets, depuis longtemps mise au rancart.

Le Parti avait été, non exclusivement mais tout de même en premier lieu, l'aile marchante de la propagande et de l'expérience des soviets. C'est lui qui les a minés de l'intérieur et finalement supprimés. C'est lui qui a repris à son compte les tâches qu'ils s'étaient fixées.

Au fond, le parti n'est pas une forme d'organisation du prolétariat mais de la bourgeoisie. C'est sous la pression des événements que le prolétariat a dû depuis quelques décennies l'adopter. Car lorsque le prolétariat commença à participer au système électoral de la bourgeoisie et finit même par se tourner vers le parlementarisme, il n'avait pour ce faire aucun appareil propre. Ainsi furent créées des unions électorales qui avec le temps prirent de plus en plus nettement le caractère de partis. Par la suite, le parti s'est avéré être une structure d'action et de lutte à l'intérieur du milieu politique bourgeois si conforme aux intérêts de l'opposition prolétarienne qu'il fut conservé, élargi et doté d'une plus grande efficacité. Par conséquent, le mouvement socialiste de cette époque ne voyait aucunement l'intérêt de remplacer le parti par une autre forme d'organisation. D'ailleurs, plus le prolétariat déplaçait ses luttes vers les parlements et considérait la politique sociale comme le véritable but de son action parlementaire, plus le parti lui semblait être l'instrument adapté de la représentation des masses.

Le parti ne fonctionnait qu'avec l'aide d'une bureaucratie. Tout son appareil est construit sur le modèle de l'Etat bourgeois, autoritaire, centralisé, opérant de haut en bas avec la séparation typique de ses membres en deux classes. L'initiative, l'autorité se rencontrent exclusivement chez les dirigeants imbus de leur supériorité. Les masses n'ont qu'à attendre et exécuter les ordres, tourner et manoeuvrer au commandement et former une matière malléable entre les mains de leurs chefs. Elles reçoivent des mots d'ordre préparés, lisent les journaux écrits par la direction, elles obéissent aux décisions prises en haut et croient à la vérité de l'écriture sainte telle que les prêtres du parti la leur exposent. Le parti est en même temps église philosophique et militarisme politique, il est l'image de l'appareil d'Etat bourgeois dans laquelle se manifeste la perfection technique de l'organisation bureaucratique. En S'organisant autour d'un parti, les bolchéviks ont prouvé qu'ils n'étaient pas conscients du caractère réactionnaire et bourgeois de cette forme d'organisation. En faisant du parti l'organe de l'appareil d'Etat ils réintroduisent dans l'exercice et la représentation du pouvoir le principe autoritaire de classe. Le parti devint l'écueil sur lequel buta leur projet socialiste.

Certes, le parti avait tout d'abord été conçu comme un organe d'élimination de l'Etat. Lénine exigeait que la bureaucratie soit dépouillée de son caractère de « pouvoir privilégié, étranger aux hommes, placé au-dessus des masses ». Elle devait perdre son nimbe de «  privilège supérieur » et faire des « fonctionnaires de simples exécutants des tâches qui leur étaient confiées ». Lénine était la victime de la croyance naïve qui distingue une bonne bureaucratie d'une mauvaise. La mauvaise, il la voyait partout dans l'univers bourgeois; et la bonne, il l'attendait en premier lieu du Parti Communiste. Partant de ce principe, elle devait donc se développer dans la société soviétique. Et en bon bolchévik qu'il était, il pensait que la violence pouvait changer l'essence de la bureaucratie à sa volonté.

C'était une énorme erreur. Ce qui était prévisible ne tarda pas à se produire : la bonne bureaucratie qu'il avait appelée de ses voeux se révéla rapidement n'être que la mauvaise bureaucratie habituelle et bien connue.

On est étonné de voir comment Lénine, qui comme personne d'autre pensait avoir compris l'essence de la dialectique, en fit un usage si erroné. Sa prétention à vouloir être le meilleur dialecticien voulait justement cacher qu'il était l'un des pires. Il n'avait aucun sens de la dialectique, c'était un opportuniste. Cette confusion est caractéristique de tout son système et de toute sa politique. Elle est d'ailleurs devenue l'héritage de ses successeurs.. Aujourd'hui encore leur comportement a ceci de typique qu'ils essayent de justifier comme génial retournement dialectique le pire retournement opportuniste [4].

Une fois entré dans le cercle diabolique de ses erreurs, le bolchévisme ne pouvait plus en sortir. A force de se duper et se tromper soi-même, on fut amené en toute logique à tromper et à duper les masses déroutées.

Les soviets, qui ne surent pas détruire l'Etat, furent donc détruits par lui. Au lieu de mettre la bureaucratie au service du peuple, c'est le peuple qui est devenu l'esclave de la bureaucratie. Un autre roi Midas changea tout l'or en poussière.

Les fonctions des soviets et par là-même leur importance politique, ne cessèrent d'être rognées, tronquées et attribuées à d'autres organismes. Ils finirent par se voir cantonnés au rôle des comités d'usine allemands à l'époque de Guillaume Il. Seules les questions et les affaires d'importance secondaire restaient de leur compétence et sous leur influence. En 1920 ils n'étaient plus que l'ombre de ce qu'ils avaient été. Ils faisaient bien dans les discours de propagande et ne constituaient plus guère qu'un élément décoratif sans contenu réel ni efficacité pratique.

Mais, au lieu d'avouer ouvertement et sans ambages l'abandon des soviets, on a prétendu devant les masses russes et l'opinion mondiale que le « pouvoir des soviets » régnait en Russie, comme forme d'organisation censée correspondre au socialisme et en assurer le développement. Aujourd'hui encore le stalinisme continue à parier de « Russie soviétique », de « régime soviétique » et de « politique soviétique », alors que ces impudentes contre-vérités sont depuis longtemps un secret de polichinelle.

C'est la bureaucratie elle-même qui s'accroche farouchement à cette mystification, et elle a de bonnes raisons de le faire. La tromperie consciente et organisée lui permit au début de se développer sans restriction et sans être dérangée, derrière la façade des soviets. Elle lui permet aujourd'hui de mener sa politique de façon totalement irresponsable, au détriment du système soviétique en quelque sorte, qui a lui-même réellement disparu. Elle y trouve aussi la couverture qui lui manque lorsqu'apparaissent les fatales conséquences de ses erreurs. En même temps, devant l'opinion mondiale, le système des soviets qu'elle hait, elle le présente comme une forme inefficace et dangereuse de diriger l'Etat.

Car si la bureaucratie ne veut pas des soviets, elle ne veut pas non plus de révolution prolétarienne. C'est pourquoi elle est dans l'obligation de la châtrer en discréditant sans appel le système des soviets, tant théoriquement que pratiquement.


[4] cf. J. Harper ( Anton Pannekoek ) Lénine philosophe. Ed. Cahiers Spartacus. Préf. de Mattick. Postface de Korsch.

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