LE BOLCHEVISME DEVIENT CONTREREVOLUTIONNAIRE![]() Tandis que la révolution russe s'est sérieusement efforcée, au moins dans un premier temps, d'arriver à un compromis entre le système de parti et celui des soviets, il ne pouvait en être question dans la révolution allemande. ![]() La social-démocratie, fondamentalement et totalement non-révolutionnaire, s'opposa avec une vive hostilité au bolchévisme et à es méthodes révolutionnaires. Otto Braun avait déclaré catégoriquement en 1917 dans l'organe officiel du parti Die Neue Zeit que le fossé entre la social-démocratie et le bolchévisme était infranchissable. Collaborer avec un parti de lutte des classes paraissait déjà aux dirigeants des syndicats embourgeoisés et corrompus jusqu'à la moelle des os être une effronterie insupportable. Les frontières étaient ainsi nettement tracées. ![]() Mais en 1918, lorsqu'un soulèvement révolutionnaire se produisit contre la volonté du parti et que la passion des masses s'enflamma dans l'appel au système des Conseils, on aurait pu penser que les bolchéviks russes allaient utiliser cette occasion favorable d'aider également en Allemagne l'idée des Conseils à triompher. Mais de même que Lénine n'avait pas précédemment soutenu le radicalisme de Rosa Luxembourg pour en faire le centre d'un mouvement de masse vraiment révolutionnaire, de même il se sentait peu enclin à aider maintenant les gauches allemandes par des conseils révolutionnaires ou des moyens plus concrets. ![]() Rosa Luxembourg a échoué, disent aujourd'hui ses critiques bolchéviks, par manque de suite dans les idées. Il manquait à son analyse juste de l'opportunisme allemand le courage d'aller jusqu'au bout. Fort bien, mais son courage et sa résolution auraient pu prendre deux chemins différents. ![]() Elle aurait pu d'une part faire de l'opposition interne de la social-démocratie un mouvement propre très strictement centralisé pour s'opposer à la ligne opportuniste dans le parti et les syndicats. Cela aurait été sa tâche dans un sens bolchévik avant la guerre. ![]() Elle aurait également pu au cours de la révolution prendre le contrôle du mouvement des Conseils et en faire l'arme du combat contre le grand poids de l'appareil officiel complètement discrédité du parti et des syndicats. C'était la tâche que lui imposait la révolution et qui aurait correspondu à la pratique du bolchévisme, qui a bien fait de même en Russie. ![]() Rosa Luxembourg ne sut pas choisir. On ne saurait méconnaître son manque de courage et de résolution, mais le bolchévisme qui se pose aujourd'hui en critique a-t-il fait le nécessaire pour l'aider à choisir l'intérêt de la révolution allemande ? Comment s'est comporté le bolchévisme, en particulier, qui avait pris le pouvoir en Russie, face aux événements qui suivirent la défaite de Rosa Luxembourg en Allemagne ? Les a-t-il ignorés comme Lénine avant la guerre, ou bien est-il pratiquement intervenu pour modifier le cours des événements et sauver la révolution ? ![]() Le bolchévisme avait vaincu en Russie avec un tout petit parti et avec le mouvement des soviets qui s'est rapidement amplifié. La ligue Spartacus, dont Rosa Luxembourg était l'un des dirigeants, n'était au fond qu'un petit groupe peu cohérent. N'était-il pas possible de le renforcer et de le développer selon le modèle russe pour en faire un puissant mouvement de Conseils qui serait sorti du sol allemand et dont l'impact serait devenu si irrésistible la victoire n'aurait pu lui échapper ? ![]() Même si Lénine, et ceci reste à prouver, n'avait vu dans le mouvement des soviets qu'un moyen dont on se sert pour conquérir le pouvoir et que l'on élimine plus tard, même dans ce cas il aurait été de son devoir révolutionnaire d'encourager la gauche allemande à procéder de la même façon, de la presser de créer un mouvement des Conseils et d'exercer même, si c'était nécessaire, sa pression morale dans ce sens. ![]() Rien de tel ne se produisit. Lénine et le bolchévisme tout entier prirent la position inverse. A peine l'idée des Conseils s'était-elle éveillée dans les masses de la révolution allemande, à peine était-elle en train de devenir un pouvoir révolutionnaire, dont la construction ne nécessitait plus que conseils et soutien, qu'elle fut attaquée dans le dos à partir de la Russie. ![]() Le mot d'ordre révolutionnaire « Tout le pouvoir aux Conseils ! », non seulement ne trouva Pas d'écho en Russie, mais le brouillage systématique orchestré par les bolchéviks le rendit incompréhensible, le sabota de toutes les manières imaginables et empêcha sa diffusion. Pas le moindre encouragement. « Occupation des entreprises ! », « Prise du pouvoir économique directement par les masses laborieuses ! », « Implantation de la révolution dans les ateliers de production ! », « Changement fondamental de tout le système législatif et exécutif ! », « La volonté des masses est la toi suprême ! », rien de tout cela ne fui jamais suggéré. ![]() A la place, le mot d'ordre incroyable, qui ne pouvait agir sur les militants révolutionnaires que comme une mystification, une gifle brutale, une énorme trahison : « Retournez dans le parti, dans les syndicats, dans les parlements ! » C'était un véritable coup de poignard dans le dos. Une agression qui cassait l'élan révolutionnaire audacieux des masses. Un coup bas porté en pleine attaque décisive, au beau milieu de la prise de conscience péniblement acquise que ces prolétaires de la guerre, devenus révolutionnaires, faisaient de leur force bouillante. Un sauvage coup d'arrêt dans le feu d'une activité révolutionnaire enfin trouvée. Et ce mot d'ordre consternant venait d'on endroit qui passait pour la citadelle de la révolution, qui semblait être pour les masses l'Olympe de la sagesse, de la résolution et de l'expérience révolutionnaires ! On ne peut exprimer l'effet de cette douche écossaise ! ![]() Ainsi donc plus de mot d'ordre des Conseils, plus de système des Soviets, plus de rupture avec le passé. Et pourquoi donc ? Pourquoi en Russie et non en Allemagne ? Comment ce qui était ici un trait de génie et le triomphe de la révolution pouvait-il être là une sottise et un crime ? ![]() Que signifiait ce brusque revirement ? Une intrigue de la social-démocratie ? Une contre-mine de la bourgeoisie ? Un coup fourré ? Une trahison ? ![]() Mais non, c'était bien pire. Le contre-mot d'ordre était un acte tout à fait officiel de la Politique bolchévique et Lénine l'a couvert de son nom. L'Etat-major bolchévik au complet était derrière cette capitulation de ce qui avait été un peu avant une idée de génie. ![]() Radek, commissaire bolchévik, en Allemagne, déclare au nom de ses mandants que le mot d'ordre des Conseils était une folie et que ceux qui le défendaient étaient des imbéciles et des criminels, que l'idée d'un gouvernement des Conseils en Allemagne était d'un ridicule fini et une aventure fatale. ![]() A sa suite, une armée d'agents payés par les bolchéviks s'opposèrent à l'assaut révolutionnaire des masses allemandes. Lors du Congrès constitutif du K.P.D. la décision, prise à une écrasante majorité, de construire et de faire fonctionner le parti dans le sens de l'idée des Conseils de façon anti-centraliste, antiparlementariste et antisyndicaliste fut sabotée et rejetée sans second vote, et stupidement remplacée par la construction d'un parti centralisé et autoritaire au sens léniniste. La levée en masse d'agitateurs bolchéviks payés en dollars et le fleuve inépuisable des tracts bolchéviks submergèrent le champ de bataille de la révolution allemande. Toutes les portes d'une propagande sauvage étaient ouvertes, et tous hurlaient à pleins poumons le contre-mot d'ordre : « A bas le mouvement des Conseils ! Finie la comédie des Soviets ! Retour au parti, au parlement et aux syndicats ! » ![]() Les masses étaient indécises, découragées, désespérées, comme foudroyées. Le ricanement des réactionnaires les encerclait. Les bonzes du parti et des syndicats aiguisaient sur elles leurs moqueries et leur mépris. La presse déversa sur elles des tombereaux de calomnies concernant la mauvaise gestion des Conseils, leurs « débauches, détournements, escroqueries et histoires de femmes ». Là où il y avait une résistance, les ennemis de l'ordre étaient écartés par des dénonciations, des descentes de police, des tribunaux d'urgence et des incarcérations. Partout les fonctionnaires et les militants bolchéviks se manifestaient comme agents provocateurs, indicateurs, mouchards, témoins à charge, hommes de main, comme un type de truands qu'il faut avoir connu pour comprendre où le fascisme a pu par la suite recruter si vite ses sbires. ![]() Le mouvement allemand des Conseils succomba lentement mais irrésistiblement sous l'effet de l'action concertée de la calomnie, du mépris, de l'isolement, du soupçon, de la dénonciation et d'une propagande aussi bruyante que vindicative. Liebknecht, Rosa Luxembourg, Jogichès et presque tous les autres fondateurs de la ligue Spartacus furent assassinés. Des milliers d'autres furent emprisonnés. Noske en liquida plusieurs autres milliers dans les batailles de rues et les caves de la police. Beaucoup fuirent ta barbarie de cet effondrement dans lequel les contre-révolutionnaires de l'Ouest et les révolutionnaires de l'Est se trouvaient réunis pour abattre la « folie des Conseils » des haïssables « ultra-gauches ». ![]() C'est sur les cendres du mouvement des Conseils allemands et sur la tombe de la révolution allemande que la vieille social-démocratie, les vieux syndicats et les vieux parlements fondèrent le pouvoir politique de l'Allemagne noire-rouge-or de l'après-guerre avec la bénédiction de l'Etat des soviets bolchévik. |