DICTATURE SUR LE PROLETARIAT![]() La reconstruction de l'après-guerre fut difficile dans tous les pays. Elle était certainement plus difficile encore en Russie. Les restes putréfiés du tsarisme se mêlaient à l'orgie de sang de la guerre, les dévastations des ouragans de la révolution aux excès d'une longue et épouvantable guerre civile en un chaos pitoyable. ![]() L'ensemble de l'économie était à terre et seuls les besoins les plus élémentaires pouvaient être tout juste satisfaits. Partout ce n'était que misère de la population, jachère, dévastations, ruines et déclin. On vivait comme dans une forteresse assiégée des derniers restes misérables d'une économie de guerre provisoire, délabrée et démembrée au point d'en être totalement inefficiente. ![]() Une réglementation sévère était nécessaire pour apporter un peu d'ordre dans la distribution des biens de consommation existants. Ce « communisme de guerre » avait besoin d'institutions avec pouvoir délibératif et exécutif, d'un appareil administratif et d'une autorité bureaucratique pour maîtriser la pénurie, le chaos et le désordre général et contrôler la moindre bouchée. ![]() Le gouvernement avait toujours envisagé de développer ce communisme de guerre en un système économique planifié, mais il fallait surmonter beaucoup d'obstacles pour mettre en route cette transformation : recul généralisé des surfaces cultivées. de l'industrie et du commerce, insécurité permanente créée par la guerre civile, aggravation des relations entre villes et campagne à la suite des réquisitions effectuées avec beaucoup de violence, écart grandissant entre les prix industriels et les prix agricoles, morcellement de l'économie paysanne par suite du partage des terres, manque de semences, d'engrais et de bêtes de trait, léthargie des masses après que leurs espoirs dans le socialisme eurent été déçus, épuisement général consécutif à la famine, la peur, la lutte et l'insécurité. Et non des moindres, l'incapacité notoire des instances dirigeantes à organiser les choses en grand. Le pays s'enfonçait dans un chaos de plus en plus profond. ![]() Face au déclin, Lénine chercha le salut dans le retour provisoire aux méthodes de l'économie privée d'avant la révolution, mais cela n'apporta pas non plus le redressement escompté. La N.E.P. dut être à son tour liquidée. La collectivisation de l'agriculture fut entreprise, la campagne d'industrialisation démarra. Les finances furent remises en ordre et enfin commença le règne de l'économie planifiée. Lentement, elle émergea du fond de sa ruine et de son agonie, niais il y avait toujours des sécheresses, des mauvaises récoltes et des famines. Des millions de personnes périrent. L'énergie et la résistance des masses ne pouvaient plus supporter d'autres épreuves ni montrer plus de patience. Elles étaient dans un état d'extrême épuisement. ![]() A chaque phase de cette évolution, la pauvreté, la famine et la pénurie généralisée n'avaient pas cessé de réclamer du secours aux autorités locales, au pouvoir législatif, à l'administration et aux bureaux, au gouvernement du pays. La nécessité fit naître les règles, les décrets, les mesures de contrainte, les contrôles et les mesures exécutoires de toutes sortes. Et c'est bien ce qui découlait de l'essence de la dictature qui avait été déclarée forme de gouvernement. ![]() La dictature devait -- selon la doctrine bolchévique -- être exercée par le prolétariat sur ce qui restait de la bourgeoisie. Leurs organes, les soviets, devaient représenter le prolétariat. Mais dans la plupart des cas, les soviets disparaissaient. Des fonctionnaires du parti ou des commissaires particuliers devaient donc en reprendre les attributions. La bureaucratisation du parti, caractéristique de tout le mouvement ouvrier des pays capitalistes, a été étendue en Russie à la totalité de la vie publique. Et elle a pris des formes d'autant plus grossières, plus dures et plus violentes que la détresse était plus grande, la population plus arriérée et la résistance plus ouverte. Le fonctionnaire de l'administration, l'homme derrière le guichet, le gendarme, le commissaire avec brassard et serviette sont devenus les représentants typiques, aussi redoutés que hais, du pouvoir de l'État. L'autorité bureaucratique dans toutes ses formes était de nouveau à l'oeuvre et elle régnait sur les masses. Dictature sur le prolétariat ! C'est ainsi qu'apparut le socialisme tant vanté ! ![]() « Et il n'y a aucun doute », écrit Trotski dans sa Révolution trahie, « si la révolution prolétarienne avait triomphé en Allemagne -- et c'est la social-démocratie qui en a empêché la victoire -- révolution économique de l'Union soviétique et de l'Allemagne aurait fait de tels progrès que le destin de l'Europe et du monde aurait aujourd'hui un aspect beaucoup plus favorable ». En effet, cet aspect favorable existait déjà à l'époque et surtout, la Russie serait parvenue au socialisme. Mais là où Trotski se trompe, c'est quand il pense que la social-démocratie porte seule la responsabilité de cette trahison. C'est un conte que Moscou essaye d'imposer au monde pour cacher la responsabilité au moins aussi grande des dirigeants soviétiques de l'époque. Le mouvement des Conseils allemand aurait permis de corriger et de contrebalancer la trahison de la social-démocratie, mais il est tombé sous les coups de l'intervention de la Russie. Ce fut la faute impardonnable de la Russie, faute qui retomba au premier chef sur la Russie elle-même. ![]() Naturellement, la situation très défavorable de la Russie à cette époque a des causes plus profondes encore. Il lui manquait le fort développement technique, la haute efficacité de la productivité du travail et le développement en rapport des mentalités humaines indispensables pour réaliser le socialisme. Il lui manquait toute l'époque capitaliste au cours de laquelle les techniques, la productivité du travail et les hommes atteignent progressivement un degré de maturité qui rend possible le passage à une forme socialiste de l'économie et de la société. On a voulu en Russie remplacer l'évolution organique étalée sur tout un siècle, avec ses performances matérielles et ses qualités humaines, par une théorie sophistiquée, d'habiles spéculations, des trésors de fausse logique, l'art de persuader par la grandiloquence de subtiles manoeuvres, une organisation rigide, une autorité excessive et tout un système de contrainte, de violence et de dictature. On peut maîtriser et violenter la nature jusqu'à un certain point avec des méthodes de ce genre, mais on ne peut pas modifier l'histoire et c'est là que le bolchévisme a fait naufrage. ![]() Lénine s'est rongé les sangs - d'accord en ceci avec l'exigence fondamentale de Marx et d'Engels, ainsi qu'avec ses propres convictions - à tenter d'empêcher la montée d'une bureaucratie parasitaire et anti-progressiste, et de déboucher sur l'organisation d'une nouvelle forme réellement socialiste de société. Mais tout s'y opposait : l'économie rudimentaire, l'arriération de la structure sociale, le très bas niveau culturel, le manque de maturité des hommes. Et avant tout sa propre carence, qui était grande : il n'a en réalité jamais compris Marx et le problème de la dialectique historique. ![]() En s'appuyant sur Marx et Engels, Lénine a, pour éviter la naissance d'une bureaucratie, préconisé les mesures suivantes : 1 ) délégation, mais aussi révocation à tout moment, 2 ) rémunération ne dépassant pas le salaire d'un ouvrier, 3 ) transformation de la surveillance et du contrôle en fonctions générales exercées par tous à tour de rôle, « afin que tous deviennent bureaucrates un certain temps et qu'ainsi personne ne puisse devenir bureaucrate ». ![]() Mais la réalité de la vie était plus forte que les projets faits dans les bureaux. En cette époque de grande détresse il fallait approvisionner les masses, les habituer à un système de rapports nouveaux, les instruire pour obtenir l'exécution des mesures décidées; il fallait surveiller, appuyer, encourager et éventuellement contraindre au punir. Il fallait en même temps contrôler leurs opinions, faire face à leurs critiques, briser leur résistance, combattre leur opposition, les empêcher de passer dans le camp de la contre-révolution. Il fallait réprimer les révoltes montantes, exécuter avec violence les réquisitions forcées, vaincre par les armes les guerres de paysans. On voulait supprimer l'analphabétisme, éliminer l'influence des prêtres et des religieux, il y avait des épidémies dans le pays. La chaleur de l'été et le froid de l'hiver semblaient même conspirer contre le système soviétique. ![]() La bureaucratie avait donc beaucoup à faire. Dans tous les domaines de la vie, elle eut l'occasion de faire face à des tâches et des éventualités de plus en plus importantes, elle put s'affirmer, se confirmer et démontrer qu'elle était utile et indispensable. C'était elle qui maintenait l'ordre, freinait les masses et sauvait l'Etat. Sans son énergie et sa vigilance, il n'aurait sans doute pas résisté, Il fallut naturellement lui en être reconnaissant et c'est ainsi que la bureaucratie condamnée au « dépérissement » se transforma en quelques années en un système contraignant tel que l'histoire n'en a jamais connu. ![]() Au cours des années, surtout après la mort de Lénine, apparurent de grandes divergences d'opinion parmi les dirigeants au sujet de la tactique politique en général et des solutions à d'importants problèmes de la vie de l'Etat en particulier. A droite et à gauche se développa une opposition grandissante contre la clique dominante du gouvernement et la position prépondérante de la bureaucratie. Celle-ci, attaquée directement et menacée dans son existence même, se mit totalement à la disposition du pouvoir politique et forma son organe de choc privilégié. Le seul fait que Staline, comme secrétaire général du parti, pouvait disposer de centaines de milliers de secrétaires locaux du parti, personnellement choisis et installés par lui, et qui étaient donc ses obligés, lui assurait un poids énorme dans la prise des décisions. Par réaction, cette croissance du pouvoir personnel a provoqué un développement grandissant de la bureaucratie. L'influence des fonctionnaires de l'Etat et de la direction de l'Est su la conduite des affaires et sur la politique générale se sont très vite réciproquement renforcées de même que, à l'inverse, ces dernières ont provoqué une augmentation du pouvoir de la bureaucratie. ![]() La dictature du prolétariat s'est ainsi transformée à vue d'oeil en dictature d'un clan politique, puis en celle d'un tout petit groupe et finalement en dictature d'une seule personne, sans que l'on puisse dire à quel point celle-ci est prisonnière de la bureaucratie. ![]() La démocratie ouvrière perdait son terrain et son influence dans les mêmes proportions et selon la même progression, tant dans les organisations ouvrières que dans l'appareil d'Etat. Son importance faiblissait, son droit politique de décision n'existait plus que sur le papier d'où elle ne tarda pas à disparaître. Son autonomie devenait une farce et les soviets sombrèrent au point de devenir un leurre. Le parti aussi fut vidé de sa substance, il finit par tourner à vide. Les secrétaires du parti et les autres fonctionnaires ne devaient plus être élus par les membres, mais étaient nommés par les organismes dirigeants. De même la rédaction des journaux fut investie par le haut, les mandats distribués. Les mots d'ordre, les résolutions, les manifestes n'étaient plus développés par les camarades à partir de discussions théoriques et de pratique concrète, mais décrétés par les bureaux du parti. Un service d'information sévèrement organisé communique à l'opinion le cliché de la position à adopter sur chaque problème. Il prescrit aussi toutes les initiatives, les revirements d'opinion, les déviations et les changements, et ceci de façon si uniformément stupide et sommaire, en excluant toute opposition, que des phrases de la propagande, les mots d'ordre et la tactique sont les mêmes pour l'Oural que pour la Saxe, les Asturies, le Canada ou la Terre de Feu. Il n'y avait jamais eu pire ilotisme, pire dressage de la masse à une si aveugle obéissance. ![]() Les militants du parti ne sont plus que des figurants aux meetings, aux votes et aux autres festivités. Leur rôle d'esclaves politiques ne leur laisse que la liberté illimitée d'encenser leurs dirigeants. Il n'y a en ceci aucune différence entre Staline, « père des peuples », et Hitler, « sauveur de la nation ». |