REVOLUTIONNER LES SYNDICATS![]() Prendre en main sa propre destinée -- c'est la phrase-clé qui permet de comprendre toutes les questions, le pivot de toutes les oppositions entre les bolchéviks et l'extrême gauche. C'était le cas pour le parti, ce le fut aussi pour les syndicats. ![]() Les formations d'extrême gauche pensaient que les ouvriers révolutionnaires n'avaient plus rien à faire dans les syndicats réactionnaires, que leur tâche était de développer des formes propres de lutte issues de leur pratique dans les entreprises. Elles poussaient donc à la formation d'organisations d'usines susceptibles de constituer la base de l'organisation des conseils. ![]() Lénine était tellement irrité par ce projet qu'il ne maîtrisait plus ses resproches et es accès de fureur. Il réprimanda d'anciens militants éprouvés et expérimentés comme le ferait un adjudant vis-à-vis de recrues dans la cour d'une caserne allemande. Bien sûr, il croyait avoir objectivement raison. Sans doute, mais uniquement dans le sens où la police de l'ordre bourgeois a raison contre un mouvement ouvrier dans l'illégalité qui exige un autre ordre social, le sien. ![]() Plus forts étaient ses écrits et plus puissante sa voix, plus ses arguments étaient faibles et son point de vue insoutenable. Pour démontrer que la position de l'extrême gauche était fausse et contre-révolutionnaire, il ne pouvait guère avancer que l'expérience des bolchéviks en Russie. Mais les Hollandais n'étaient pas des Russes et les Allemands avaient affaire à la révolution allemande. Il leur était donc facile, et ils avaient raison de le faire, de repousser l'arrogance non dialectique qui prétendait prescrire despotiquement au monde entier les expériences spécifiques d'une époque donnée dans un pays donné et dans des circonstances données comme la seule sagesse universellement valable. Ils pouvaient aussi repousser avec un sourire cette présomption qui poussait l'autarcie intellectuelle jusqu'à ne reconnaître de valeur historique et révolutionnaire qu'à ce qui avait poussé sur son propre fumier, avait été pétri dans son propre pétrin et cuit dans son propre four. ![]() L'a b c de l'expérience socialiste veut que les syndicats aient une grande importance pour la lutte des classes au commencement du mouvement ouvrier et qu'ils puissent devenir de solides points d'appui pour l'émancipation prolétarienne. Il n'était pas utile que Lénine en fasse la confidence au monde entier comme si c'était une invention toute nouvelle. D'ailleurs ce n'est qu'une demi-vérité. Celui qui ne se contentait pas des expériences de la secte bolchévique et de la Russie arriérée en savait un peu plus, notamment que les syndicats, qui sont au début de leur existence le véhicule du progrès et le moteur du développement, ont coutume de devenir sur la fin des freins au développement et des agences de la réaction. Lénine lui-même n'avait-il pas fait allusion à cette réalité « indiscutable » qu'avec le temps s'était formée une « aristocratie ouvrière corporative, étroite, égoïste, sans entrailles, cupide, philistine, d'esprit impérialiste et corrompue par l'impérialisme » ? [10] Eh bien, c'est précisément cette corporation corrompue, cette bande de gangsters qui domine le mouvement syndical. Elle a exercé, particulièrement pendant la révolution allemande, sa piraterie moderne au détriment des masses. C'est elle que les formations d'extrême gauche visaient en exigeant que les travailleurs rompent toute relation avec eux. ![]() Lénine a obstinément refusé de comprendre de quoi il s'agissait. Aux vieux syndicats chargés de vices, il opposait les jeunes syndicats de Russie et leurs vertus. D'un côté, beaucoup de choses allaient mal, disait-il, de l'autre tout bien. Il suffisait de s'en tenir au bien, c'est-à-dire que pour rester chaste, il fallait garder sa virginité. Un excellent précepte ! N'était-ce une fois de plus qu'un manque de sens dialectique ou plutôt de la prestidigitation ? ![]() S'en tenir au bien, cela signifiait pour Lénine rester dans les syndicats. Car, d'après Lénine, il faut travailler là où sont les masses. Mais où sont les masses ? Dans les bureaux des syndicats ? Dans les cercles des bonzes ? A huis clos, dans les réunions secrètes du conseil supérieur avec les capitalistes ? Dans les banques où les leaders touchaient leurs chèques pour les services rendus ? Ou bien seulement dans les réunions ordinaires de militants ? Nulle part, à aucun de ces endroits ne se trouvent les masses. ![]() Elles se trouvent uniquement et sans aucune exception dans les usines, les ateliers de production, les équipes, bureaux et autres lieux de travail. ![]() C'est là en réalité l'endroit où il faut agir. La lutte n'est pas une affaire extérieure à l'usine, étrangère aux conditions de travail, elle n'est pas une corvée faite le soir après le travail ou un sport du dimanche; elle s'assimile au travail salarié, aux conditions de travail et au sort social des ouvriers. Etre esclave du travail et mener la lutte des classes est une seule et même chose et il doit en être ainsi dans la pratique. ![]() Où se joue alors la Grande Charte des exigences prolétariennes ? Nullement dans les bureaux des syndicats à l'aide de manifestes, dans des salles de cafés au moyen de résolutions, dans les rues et les parcs sous forme de meetings, devant les portes des usines à coups de grèves, mais bien dans les entreprises elles-mêmes avec l'organisation d'usine, laquelle s'édifie sur la base du système des conseils. Et qu'édifient les capitalistes eux-mêmes, dont l'organisation du travail, passant aux mains des ouvriers, devient automatiquement une organisation de lutte selon leur volonté consciente. ![]() Dans cette organisation d'usine, il n'y a aucune place pour les dirigeants de métier, aucune séparation entre dirigeant et masse, aucune différence hiérarchique entre l'intelligence et le travail, la tête et les bras, aucune place pour l'égoïsme, le parasitisme, la dépravation et la corruption, aucune condescendance, fossilisation ou embourgeoisement. Ici, chacun est compagnon de travail en même temps que compagnon de lutte, toujours en contact réciproque avec l'autre, aiguillonné par la même volonté de combattre, sous le contrôle de tous et toujours avec la vive conscience de sa responsabilité. ![]() C'est là que les ouvriers ont vraiment leur destin dans leurs propres mains. ![]() Mais Lénine ne voulut rien savoir de cette solution ait problème des syndicats. Ce qu'il proposait était uniquement de réformer et de gagner de l'intérieur les syndicats à la révolution. Et comment cela devait-il se passer ? Simplement en remplaçant les bonzes social-démocrates par des bonzes bolchéviks. C'est comme l'oeuf de Christophe Colomb ! ![]() Lénine restait en toutes circonstances fidèle à sa croyance naïve qu'il existe une bonne et une mauvaise bureaucratie. La mauvaise pousse sur le sol social-démocrate, la bonne sur le terrain du bolchévisme. C'est pour lui une loi de la nature, presque une prédestination métaphysique. ![]() Vingt ans d'expérience de la politique syndicale des bolchéviks ont dévoilé l'extravagance et le ridicule de cette croyance. Conformément aux directives de Lénine, les communistes ont tout tenté pour révolutionner les syndicats. Le succès fut nul. La tentative de fonder une forme de syndicat nouveau s'est soldée par un échec car la rivalité révolutionnaire entre dirigeants de la social-démocratie et ceux du bolchévisme s'est révélée n'être en pratique qu'une rivalité dans la corruption. ![]() Les précieuses énergies de la lutte ouvrière ont ainsi été gaspillées pendant vingt ans dans des expériences insensées et sans avenir du lieu d'être jetées dans la lutte contre l'impérialisme et le fascisme. Les masses, qui étaient sûres de leurs propres forces, ont été systématiquement empêchées de passer aux actes, elles ont vu leur activité fourvoyée, ont été découragées par les nombreuses erreurs et frustrées de leur victoire. ![]() Dès 1918 Rosa Luxembourg se plaignait amèrement que le plus grand acquis moral que la classe ouvrière ait jamais amassé » se soit trouvé « sacrifié inutilement et sans retour » par les bolchéviks. Cette plainte est aujourd'hui mille fois plus justifiée. ![]() Mais ce n'est pas tout. Par ses méthodes, le bolchévisme a directement travaillé pour le fascisme. Dicter, corriger, contrôler chaque pas des masses, prévenir et saboter toute velléité d'indépendance, décevoir et affaiblir le moindre mouvement de confiance en soi par des insuccès artificiellement provoqués et les intimider pour les tentatives suivantes - c'est le chemin direct qui a finalement conduit à la soumission sans résistance au pouvoir fasciste. ![]() La victoire du fascisme n'a pu être si facile que parce que les dirigeants des partis et les syndicats ouvriers avaient tellement dressé, émasculé et corrompu le matériel humain qu'il est devenu la proie consentante de l'assujettissement, auquel il avait été éduqué pendant des décennies. ![]() Parmi les coupables, Lénine est sans doute l'un de ceux qui portent la plus lourde responsabilité. ![]() [10] Voir Le Gauchisme. Ed. 10-18. p. 66. |