UN PARTI ? QUAND ET POURQUOI ?![]() La polémique de Lénine contre l'extrême gauche se concentre sur quatre points : parti, syndicats, parlement et compromis. ![]() D'abord le parti. ![]() Lénine avait fondé son parti, qui s'appelait à l'origine social-démocratie russe et formait une section de la IIe Internationale, non en Russie mais en émigration à l'étranger. Depuis la scission de Londres en 1903, l'aile bolchévique ne formait qu'une secte peu nombreuse, dont les membres les plus capables étaient l'avant-garde groupée autour de Lénine. Les masses bolchéviques n'avaient même pas d'existence sur le papier, elles n'existaient que comme des chimères dans les calculs révolutionnaires des dirigeants. L'avant-garde était formée scientifiquement, avec une discipline sévère, entraînée révolutionnairement et constamment tenue et contrôlée par des épurations répétées. Ce petit parti était pour ainsi dire l'école de guerre de la préparation révolutionnaire. Ses principes d'éducation de base étaient : autorité inconditionnelle du dirigeant, centralisation sévère, discipline de fer, dressage continu des opinions, combativité et dévouement, disparition complète de la personnalité dans l'intérêt du parti. ![]() Ce que Lénine créa de cette façon était un corps d'officiers, une élite d'intellectuels, une tête, une avant-garde qui, une fois jetée dans la révolution, devait s'emparer de la direction et maîtriser le succès obtenu. ![]() Il est inutile d'essayer de déterminer logiquement et abstraitement si cette espèce de préparation à la révolution est juste ou fausse. On ne peut résoudre cette question que par la dialectique en cherchant où elle s'articule : de quelle révolution historique s'agit-il ? Quels buts devait-elle se donner ? S'agit-il d'une révolution bourgeoise ou prolétarienne ? ![]() Le parti hiérarchisé et l'idéologie des dirigeants étaient justes en Russie ou il s'agissait d'une révolution bourgeoise tardive. Le parti avait là la tâche d'abattre le système féodal du tsarisme et de créer une société bourgeoise. Plus la volonté du parti dirigeant est rigide et se donne pour seul but cette révolution, plus la conquête et la formation du pouvoir sont conscientes et déterminées et plus la constitution de l'Etat bourgeois sera couronnée de succès, plus la position de la classe prolétarienne aura de perspectives de développement dans le nouvel Etat. ![]() Mais ce qui est une bonne solution pour une révolution bourgeoise n'est pas forcément valable pour une révolution prolétarienne et ce, pour la bonne raison qu'elles ne se donnent pas les mêmes objectifs, qu'elles doivent compter avec des conditions et des moyens différents et qu'elles poursuivent d'autres buts. ![]() D'après la méthode révolutionnaire de Lénine, les dirigeants sont à la tête des masses; ils incarnent la formation révolutionnaire parfaite, l'intelligence de l'avant-garde, la supériorité intellectuelle dans la compréhension de la situation et dans le commandement des forces combattantes. Ce sont des spécialistes rompus à la révolution, des stratèges professionnels, des généraux dans la bataille. ![]() Or, cette distinction entre tête et corps, entre les intellectuels et la masse, officiers et simples soldats, correspond au dualisme de la société de classe, au sommet et à la base, caractéristiques de l'ordre bourgeois. Une classe ou une couche en haut, dressée à commander, décidée et préparée, et une autre classe en bas, censée suivre, forcée d'obéir et soumise à une volonté étrangère. La conception du parti de Lénine est née de cet ancien schéma de classe. Son parti n'est qu'une réplique de la réalité bourgeoise et de ses lois. ![]() Celui qui veut fonder un ordre bourgeois trouve dans la séparation entre dirigeants et masses, avant-garde et prolétariat, la condition exacte qui correspond aux conditions et aux buts de la préparation de la révolution. Ses chances de réussir sont d'autant plus grandes que la direction est plus instruite, consciente et intelligente, et que les masses sont plus soumises et plus obéissantes aux injonctions et aux ordres des dirigeants. Lénine voulait une révolution bourgeoise en Russie, son avant-garde en tant que parti était tout à fait adaptée à la situation. Mais lorsque la révolution a changé de caractère et est devenue prolétarienne, Lénine n'a rien changé à sa méthode révolutionnaire et ses artifices tactiques et stratégiques échouèrent. S'il finit par vaincre, il ne le dut pas à son avant-garde, mais au mouvement des conseils venu du camp des menchéviks. Et quand, après la victoire, il se sépara du mouvement des conseils, tout le succès de la révolution est inévitablement retombé dans la sphère des rapports bourgeois, dont Saline est le dernier héritier et le continuateur. L'Etat soviétique, annoncé au son des trompettes ressemble aujourd'hui à s'y méprendre aux Etats fascistes et les fioritures socialistes et les ornements soviétiques en trompe-l'oeil ne changent rien à sa vraie nature. ![]() Il faut avoir le courage de dire que Lénine n'avait aucun sens de la dialectique, qu'il était tout à fait incapable de voir les choses dans leur enchaînement historique et dans les rapports de nécessité dialectique. Sa pensée est tout entière mécaniste et fonctionne selon des lois rigides et des principes immuables. Pour lui, il n'y avait qu'un seul parti réellement révolutionnaire, le parti bolchévik, une seule révolution, la révolution russe. Il n'y avait qu'une seule méthode révolutionnaire, idéale, sûre et victorieuse, la sienne. Ce qui valait pour la Russie devait aussi valoir pour l'Allemagne, la Hollande, la France, l'Angleterre, l'Amérique, la Chine, la Somalie et l'Hindoustan. Ce qui avait été juste pour la révolution bourgeoise en Russie devait l'être pour les révolutions prolétariennes du monde entier, La dynamique d'une formule tournait avec une monotonie monomaniaque dans un cercle égocentrique sans se soucier des différences de temps et d'espace, de matériau et de milieu, des degrés de développement et des niveaux culturels, des hommes et des idées. C'était la dictature incarnée de l'ère des machines dans la politique, des techniciens et des monteurs de la révolution, des inventeurs de la normalisation de l'être social, des robots d'acier révolutionnaires. C'est pourquoi le sens profondément révolutionnaire d'un abandon radical de la tradition du parti lui resta toujours caché. Il n'a jamais compris le secret de la nouvelle orientation socialiste du système des conseils, qui a été pour lui un instrument momentané et non un principe de base de la conception socialiste. Il ne comprit jamais la destruction du pouvoir, de la contrainte et de la terreur de la dictature comme moyen de libérer les hommes. Son univers politique se divisa toujours en deux hémisphères : celui de l'autorité, de la direction et de la violence d'un côté, celui de l'obéissance, de la formation de cadres et de la subordination de l'autre. Dictature et discipline sont les mots qui reviennent le plus souvent dans ses écrits. ![]() Il est très compréhensible qu'il ait été déconcerté et révolté par le mouvement d'extrême gauche qui osait s'opposer à sa stratégie révolutionnaire. C'est ce qui explique qu'il ne fut pas capable de voir dans son comportement des raisons objectives, mais seulement déraison, sottise, confusion de pensée, stupidité, frivolité, bassesse, méchanceté et vulgarité. Il devient ainsi clair que ses pires accès de fureur aient été provoqués par l'exigence, qui allait de soi pour les communistes de conseils : que les prolétaires doivent enfin prendre en main leur propre destinée. |