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les révolutionnaires ont-ils
une contre-révolution de retard ?
(notes sur une classe impossible)

 

1. définir le prolétariat, pour quoi faire ?
Tout ce que nous disons n'a de sens et d'intérêt qu'en fonction d'une réalité qu'il n'est pas facile de fixer dans une définition simple, immédiatement accessible à ceux qui sont porteurs de cette réalité. C'est l'ironique paradoxe de la théorie révolutionnaire, présent dès ses origines. Les écrits de Marx abondent en formules surprenantes, dès qu'il s'agit de définir le sujet révolutionnaire : « une classe de la société civile qui n'est pas une classe de la société civile » (Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, Gallimard, Oeuvres, t. III, p. 397). « La classe qui, dans la société, n'a plus rang de classe et n'est pas reconnue comme telle : dès maintenant, elle marque la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc., au sein même de la société présente » (Idéologie allemande, Gallimard, id. p. 1123). Pour obscures qu'elles soient au premier abord, ces définitions se sont montrées bien plus fécondes que la simple égalité avec laquelle elles voisinent chez le même Marx : prolétaires = ouvriers. Les définitions qui rendent compte de la nature contradictoire du prolétariat reflètent ce qu'il y a de plus profond, et de plus profondément neuf dans le travail de Marx et dans la théorie révolutionnaire en général. La nouveauté nous apparaît aujourd'hui plus neuve que jamais, car la contradiction n'a pas cessé de s'approfondir, et de s'étendre : la condition prolétarienne tend à s'imposer à la grande majorité de l'humanité et l'activité contradictoire du prolétariat ne cesse de répandre ses produits minés sur la planète. En même temps, le prolétariat en tant que tel ne s'est guère manifesté ces dernières années. Approfondissement de la contradiction prolétarienne et faiblesse des attaques du prolétariat expliquent la crise actuelle du communisme théorique, où l'on voit les uns abandonner toute référence à la lutte de classe et les autres se raccrocher à un effort de formulation qui peut ressembler parfois à de la scolastique. Nous allons prendre le risque de nous exposer aux deux reproches à la fois.
Toute la difficulté vient de ce que la dynamique qui définit le prolétariat est celle de son autonégation. Il n'est pas aisé de saisir dans la réalité une entité dont le maximum d'existence consiste à s'abolir ! L'effort de saisie théorique anticipe sur l'effort de saisie du prolétariat par lui-même. Seule cette réalité à venir donne au fond son sens à l'effort théorique. Et cet effort qui ne contient pas en lui-même son propre sens est pourtant doublement nécessaire. Nécessaire parce que si nous n'avions que notre subjectivité pour nous dire que ce monde est lamentable, il n'y aurait même plus à parler de mouvement révolutionnaire mais de poésie ou de mystique. Doublement parce que la définition du prolétariat étant celle de la dynamique de sa détermination fondamentale, elle est forcément analyse de la révolution à venir, elle-même indissociable d'une analyse de la période. On ne peut parler du prolétariat aujourd'hui comme on en parlait en 1840 ou en 1960.
Pour rompre avec le subjectivisme, il ne suffit pas de le vouloir. Le refus viscéral du monde, s'il est notre point de départ, n'est pas une garantie de la justesse de nos points de vue. Mais la pure cohérence théorique non plus. Après tout, et comme toutes les grandes constructions paranoïaques, la cosmogonie du président Schreber [1] donne, elle aussi, une forte impression de cohérence interne. C'est dans la pratique que nous pouvons commencer -- mais seulement commencer -- de vérifier que nous ne délirons pas. Dans sa pratique, l'Eglise de Scientologie « vérifie » tous les jours la justesse de ses vues (elle obtient d'indéniables succès dans la lutte contre la drogue et le mal-être de ses membres !) mais ce sont chaque fois des vérifications partielles, dont le sens général échappe aux scientologues. La vérification générale de la validité de la théorie, c'est la révolution communiste. Elle seule arrache tout à fait la théorie à la subjectivité des théoriciens. S'il veut aller au bout de lui-même -- et non se résoudre en une manière parmi d'autres de supporter ce monde -- le refus viscéral du monde doit se donner une forme qui l'intègre aux forces qui détruiront le monde. Il n'empêche que, sans subjectivité révolutionnaire, il n'y aurait pas de théorie révolutionnaire.
La théorie révolutionnaire n'est pas une science -- et c'est tant mieux, car c'est une raison de plus pour qu'elle ne soit pas digérée par le capital. La dimension subjective de la théorie n'est que le reflet d'une pratique humaine qui se cherche et se pense mal dans un langage dominé. Elle ne prouvera tout à fait sa validité qu'au moment où elle sera devenue inutile, elle n'est donc qu'un ensemble d'approximations. Cette banalité -- antidote à bien des prétentions -- il ne faudrait jamais la perdre de vue quand on lit cette revue -- et les autres.
Nous parlons du prolétariat comme d'un rapport social, d'un mouvement qui accéderait à l'existence maximale en se niant. Métaphysique ? Théorie d'un absent ? On peut s'interroger. Mais personne ne parle de métaphysique quand on prononce le mot « crise ». Où est pourtant la réalité palpable d'une crise, d'une révolution (pensons aux mouvements passés), voire d'une évolution historique ? Ces faits sociaux ne se mesurent pas -- on ne comptabilise que leurs effets. Le prolétariat n'existe que comme association. Etre prolétaire, c'est être associé -- même de force : rien à voir avec les groupements affinitaires fondés sur une subjectivité. Etre prolétaire, c'est être d'emblée, avec d'autres hommes, dans une association, une relation différentes de celles du petit paysan, du commerçant, de l'enseignant... Plus son travail est dépourvu de sens, plus le prolétaire sera amené à penser que l'accumulation de travaux au sein desquels l'activité humaine est dégradée confère un sens à chacun de ces travaux.
Mais on découvre que c'est une arme à double tranchant : l'association capitaliste n'est pas le chemin qui conduit à l'association communiste. Lénine en faisait le terrain par excellence du mouvement socialiste parce qu'il donnait pour buts ultimes à ce dernier la création d'un vaste monde industriel et démocratique et, pour but provisoire, la création d'armées industrielles. Cent ans d'échecs devraient avoir suffi à nous apprendre que la révolution n'est pas l'association ouvrière se dressant contre le Capital, c'est une association d'emblée plus qu'ouvrière qui dépasse d'emblée le cadre de l'entreprise, qui suppose l'existence et l'interpénétration d'autres associations... C'est dans ce d'emblée que gît toute la difficulté.
 
Footnotes
[1] Le président Schreber, sur lequel Freud glosa, écrivit un gros ouvrage pour expliquer que Dieu complotait de le transformer en femme.

 

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