les révolutionnaires ont-ils
une contre-révolution de retard ?
(notes sur une classe impossible)
2. la double nature du prolétariat |
Le mot prolétariat désigne des hommes pris dans la dynamique d'un rapport dont ils sont l'un des termes. Il désigne tout à la fois les hommes et le rapport, celui-ci étant la détermination fondamentale de ceux-là qui agissent en fonction de cette détermination. Pour les besoins de la démonstration, il peut arriver qu'on emploie le mot tantôt pour désigner les hommes, tantôt pour désigner le rapport, mais il ne faut jamais oublier que les hommes sont définis par le rapport, ni que le rapport, ce sont des hommes qui en sont porteurs. |
« Le prolétariat n'existe pas à l'état d'entité observable et descriptible comme la majorité des faits sociaux. Le prolétariat est un rapport avec le capital. C'est le rapport le plus important au sein même du capital, le plus important rapport interne au capital. Le prolétariat est un rapport du capital avec lui-même. » (P. Nashua, Perspectives sur les Conseils, la Gestion ouvrière et la Gauche allemande, p. 20, Editions de l'Oubli, réédité par Spartacus). |
Contre l'ouvriérisme, il était nécessaire d'affirmer le prolétariat comme « ensemble de prolétaires agissant dans un sens communiste ». Mais, sous peine de sombrer dans la tautologie (Qui fera la révolution ? Le prolétariat. Qu'est-ce que le prolétariat ? L'agent de la révolution) il ne faut pas seulement chercher à définir le prolétariat par rapport au communisme, mais aussi par rapport au capitalisme. |
Qu'est-ce que les prolétaires ? Qu'est-ce qu'agir dans un sens communiste ? Les deux questions sont nécessairement liées, puisque c'est à partir de la détermination prolétarienne que prend forme l'action communiste. |
Les prolétaires se définissent par leur rapport avec le capital : ce sont des hommes que la production de valeur réduit à n'être qu'une force de travail. Au premier abord, dans le monde moderne, cette définition englobe à peu près tout le monde et personne. C'est la force du capital d'avoir fait de son rapport fondamental quelque chose d'impalpable. Cette définition recouvre presque tout le monde en raison de la généralisation du salariat et de la difficulté qu'il y a à isoler le travailleur productif du reste de la société. D'une part, l'extension de la condition salariale à la majorité de l'humanité, du moins dans les pays « avancés », rend plus facile la constitution de cette « classe la plus nombreuse » dont parlait Marx, tout en tendant à brouiller les idées quant à l'importance des différentes fonctions sociales. D'autre part, et toujours selon Marx, c'est aujourd'hui aussi bien l'ingénieur que l'ouvrier qui sont travailleurs productifs, et c'est l'organisation sociale dans son ensemble qui devient productrice de valeur. |
Cette définition ne recouvre personne parce que la vie du plus misérable des prolétaires a d'autres dimensions que celles de sa force de travail et c'est d'ailleurs grâce à ces autres dimensions que la force de travail peut continuer à produire de la valeur. |
Contre les tenants de la classe universelle, ou contre ceux qui veulent abandonner la lutte de classe au capital, il importe néanmoins de rappeler que l'exploitation n'est pas la même pour le cadre supérieur et pour l'OS et que le second voit son activité bien d'avantage enfermée dans la forme du travail. Enfin, si le cadre supérieur, dans la mesure où il organise le travail de l'OS, exerce une activité productive, l'OS, lui, joue un rôle spécifique dans la production de valeur. |
C'est l'ensemble de la société qui produit de la valeur, mais il y a dans cet ensemble des couches sociales dont l'activité demeure au contact du support matériel de la valeur. Ce sont les couches les plus exploitées, toutes les autres participant à leur exploitation à des degrés qui varient selon la place qu'ils occupent dans la hiérarchie. L'extension du salariat ne doit pas nous aveugler sur cette grossière réalité : l'existence de gens dont l'activité immédiate reproduit les conditions matérielles d'existence de l'humanité et donc du capital. |
Les salariés astreints à des tâches d'exécution connaissent de la manière la plus crue et la plus directe la condition prolétarienne qui s'étend ou menace de s'étendre au reste de la société. Force de travail sans cesse dévalorisée par le mouvement de la valeur qu'ils contribuent à produire, ils se trouvent au coeur de la contradiction capitaliste. Activité valorisante de la force de travail la moins valorisée, leur travail représente le plus petit commun dénominateur des activités dans le capital -- leur équivalent général. Par leur position dans la production, ils peuvent mieux que d'autres la bouleverser. Ils jouent donc un rôle central dans la production du capitalisme aussi bien que du communisme. Par conséquent, si l'on ne peut le réduire a une identité sociologique, à une classe, le prolétariat naît d'abord de ces couches sociales-là et de leurs luttes. |
Mais la dynamique productive n'est pas seule responsable du maintien du vieux monde. Elle se double d'une énorme inertie. En cas de dynamique révolutionnaire, il faudra peut-être que les employés jettent d'abord la paperasse par les fenêtres. Mais ceux qui sont au contact de la production des choses -- objets mais pas seulement -- nécessaires à la révolution et à la vie humaine auront un rôle plus essentiel et plus central. La révolution ne sera pas une vaste aboulie. La révolution par l'inertie est aujourd'hui l'utopie produite par ceux qui sont du côté de l'inertie, ceux dont la fonction sociale parasite la production des choses qui nous font vivre. Evidemment, ces choses sont aussi ce que nous voulons changer mais on ne les changera qu'à partir de ce qu'elles sont. Sinon, ce ne serait pas le bouleversement mais la sortie du monde : une manière d'abandon général du capitalisme pour aller « ailleurs ». Déjà programme et revendication poétiques des artistes de la seconde moitié du XIXe siècle, le spleen, l'anywhere out of this world, ne sont pas un programme révolutionnaire. |
Marx parle de changer le mode d'activité. Or ce mode est universel : le P-DG comme l'ouvrier et l'artiste y participent et le reproduisent. On peut raffiner à l'infini sur les considérations sociologiques : constater, par exemple, que le paysan petit propriétaire est exploité à la fois par le marché mondial et par son travail qui vide l'activité agricole d'une partie de son contenu. Mais quel est celui dont le mode d'activité s'impose à tous les autres ? C'est plutôt le mineur, le conducteur de locomotive et jusqu'à l'employé de bureau qui aide à gérer tout cela. Le P-DG et l'artiste peuvent toujours plus ou moins changer de vie -- de survie -- sans « changer la vie », sans changer ce mode d'activité. Le mineur, le mécanicien, l'employé n'ont pas cette possibilité. Certes, il y a quelque chose d'inhumain chez le P-DG, aliéné comme le mineur et peut-être davantage. Mais c'est parce qu'il intègre en lui l'humanité du mineur, parce qu'il concentre en lui l'écrasement de ce qu'il y a d'humain chez des milliers de mineurs. Le saucissonnage du temps dans la société -- travail et non-travail, tranches de quotidienneté -- dont sont victimes le P-DG, l'artiste et le mineur, ce saucissonnage est fondé d'abord sur celui qui découpe la vie -- productive et non-productive -- du mineur. C'est le travail qui fonde toute l'organisation sociale. Et l'extension du salariat signifie l'organisation de toute l'activité sociale sur la base du travail le plus contraignant. Dans ce monde qui est le nôtre Socrate aurait été professeur de CES. Sur cette base, le réformisme constate que tout est contrainte, autorité, gaspillage et exploitation et il ne cesse de proposer des remèdes qui ne changent jamais rien au fond. Pourquoi ce mystère ? Il faut aller chercher la réponse à la source, dans la nature même du travail aliéné. La suppression de l'aliénation ne peut partir que de ce qui est aliéné. |
La question n'est pas celle du personnel du capitalisme (on sait qu'il trouve ses gestionnaires où il peut), elle n'est pas non plus celle du personnel de la révolution. Il s'agit simplement d'isoler (artificiellement, certes, en un mouvement d'abstraction provisoire nécessaire à l'analyse) le noeud du problème -- le lieu où les hommes produisent leur inhumanité. C'est pourquoi -- et c'est l'ambiguïté de tout ce qui précède -- nous n'affirmons pas que la révolution sera le fait d'ouvriers plus que d'ingénieurs mais que les ouvriers et les ingénieurs feront la révolution sur la base d'une critique radicale du travail ouvrier, sur la base de sa destruction et, partant, de tout ce qui est construit dessus. |
Que s'agit-il de changer ? Le rapport entre les hommes, le rapport entre les hommes et le monde. Le problème du « prolétariat » est donc celui de savoir s'il existe un groupe humain plus directement en rapport avec le monde. Un monde créé, bien sûr, par l'ingénieur comme par l'ouvrier, mais sans oublier que c'est l'ouvrier qui rappelle à l'ingénieur que l'humanité (y compris celle de l'ingénieur) est réduite à rien malgré les compensations et hochets -- réduite à une force de travail. La condition même de l'exploitation de ces couches les plus exploitées -- ouvriers, employés, salariés agricoles etc. -- est que leur travail conserve à un degré ou à un autre un caractère de précarité -- c'est vrai même en période de plein emploi, même dans le capitalisme d'Etat. Pour que le prolétaire ne dispose que de sa force de travail et de rien d'autre, il ne faut pas qu'elle lui garantisse automatiquement un travail, et donc une place dans la société. Le prolétaire est donc par définition un chômeur en puissance et le chômeur un prolétaire, aussi indispensable au capital que le travailleur. En admettant que la richesse humaine réside dans l'activité et donc dans les relations qu'implique cette activité, on a aujourd'hui plus que jamais le face à face dont parlait Marx entre des « masses privées de tout » et « toutes les richesses et la culture du monde ». Peu importe qu'on ne puisse mesurer le degré de valorisation qu'apporte le travail de telle ou telle catégorie de prolétaire. L'activité prolétarienne incarne visiblement une abstraction sur laquelle repose le plus réellement du monde la société : la mesure de toute chose par le temps consacré à la dépense de la force de travail. Mais le capital se nourrit de sa propre incapacité à réduire l'activité humaine au travail et donc l'activité du prolétaire ne se réduit pas non plus au travail. Le capital ne peut exister qu'en vampirisant l'activité humaine qu'il ne peut absorber tout à fait -- c'est à la fois ce qui le dynamise et ce qui le menace : l'être du capital est un rapport contradictoire et le prolétariat est constitué par l'ensemble des individus et des couches sociales dont les luttes tendent à mettre en crise ce rapport contradictoire. Ainsi défini par tout ce qui précède on voit que le prolétariat n'existe que tendanciellement, on voit que le moment où il existe le plus est celui où il se nie dans la communisation du monde. |
Qu'est-ce qu'agir dans un sens communiste ? Voilà la vraie question. Question qu'obscurcit l'idée d'un « germe du communisme » qu'il s'agirait à chaque fois d'isoler. Les luttes de classe, qu'elles soient sauvages (coulage, sabotage, perruque, etc.) ou revendicatives, ne sont porteuses du communisme que lorsqu'elles se dépassent. La résistance à l'exploitation n'est porteuse du communisme qu'au moment où elle se transforme ou tend à se transformer en attaque contre l'exploitation. Exploitation et résistance à l'exploitation font partie du fonctionnement normal du capitalisme et, quand la résistance s'y laisse résorber, on peut seulement affirmer que c'est le capitalisme qui est, dans son fonctionnement, porteur d'un balbutiement communiste. On ne peut dépasser le « revers obligé de l'exploitation » qu'en passant à l'attaque directe de l'exploitation. |
Comment ? La difficulté de répondre à cette question, comme l'état de délabrement du mouvement révolutionnaire, tiennent aujourd'hui à ce que cette action, cette attaque contre l'exploitation, demeure terriblement embryonnaire. |
Pour le capitalisme, le prolétariat n'existe que tendanciellement, dans la mesure où le capital fournit aux hommes, ou les laisse produire, des déterminations particulières (identité de nation, de classe, de culture...) qui dissimulent la détermination fondamentale qu'est le rapport travail / valeur tout en la nourrissant et parfois même en l'attaquant. Ce qui n'empêche pas ces déterminations particulières d'être à leur tour rongées par la valeur. |
Pour le communisme, le prolétariat n'existe que tendanciellement, puisque la réalisation du communisme est l'abolition du prolétariat. C'est pourquoi, s'il se constitue à travers la lutte des classes de la société capitaliste, le prolétariat n'est pas une classe de la société capitaliste. Quand il se constitue contre le reste de la société, le prolétariat s'attaque directement à sa propre détermination de classe. Le prolétariat se constitue contre le reste de la société lorsque travailleurs, exclus du travail et déclassés plus ou moins volontaires s'attaquent à ce qui les unifie dans le capitalisme et contre lui : le rapport travail / valeur. |
Le prolétariat est nécessaire au capital parce qu'il produit ce rapport social, la valeur, mesure de toute chose par le temps de travail. Le prolétariat est l'agent du communisme car plus les prolétaires se dégagent de leurs déterminations particulières, à partir de la lutte de classe, plus ils sont amenés à affronter leur détermination universelle. Producteurs et prisonniers d'un rapport fondamentalement inhumain, ils ne peuvent se poser face à la valeur sans s'y opposer ; ils ne peuvent se déterminer comme force de travail sans rompre avec le travail. Cette saisie n'est pas -- pas seulement -- affaire de conscience. C'est avant tout une pratique, née de la contradiction entre les déterminations particulières, aliénations particularistes des richesses humaines (les communautés, etc.) et la détermination universelle de la production de valeur, aliénation de l'activité humaine qui s'est emparée de toutes les richesses du monde. Placés par le capital dans une situation d'universalité, dans « une existence qui se rattache directement à l'histoire universelle », les prolétaires longoviciens s'opposent aux conséquences de cette situation à partir de déterminations particulières -- leurs attaches à un sol -- mais dans ce mouvement, ils commencent à saisir qu'ils ont perdu toute autre qualité que celle de force de travail surnuméraire. En se posant en hommes sans qualité face au reste de la société, les ouvriers de Longwy pourraient attaquer le scandale de leur réduction à une force de travail, sinon, ils ne pourront que se replier et se perdre dans l'identité ouvrière. |