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Un Monde Sans Argent : Le Communisme
V. Argent Et Estimation Des Couts



TEMPS DE TRAVAIL

L'économiste officiel de la bourgeoisie anglaise Ricardo ayant soutenu au début du 19e siècle que la valeur d'un produit dépendait de la quantité de travail nécessaire à sa production, il n'a pas manqué de gens pour réclamer que l'ouvrier touche l'intégralité de la valeur de son produit. Le profit se voyait condamné moralement comme un vol. Le problème du socialisme est celui de la rémunération, d'une juste rémunération.

Un communiste américain F. Bray s'élève plus haut. Il voit dans l'échange égal non pas la solution mais un moyen de préparer la solution qui est la communauté des biens. Une période de transition où personne ne touchant plus que la valeur de son travail ne peut devenir très riche s'avère nécessaire. Chacun touchera dans des magazine l'équivalent en objets diverses de ce qu'il aura produit sous une autre forme. L'équilibre se maintiendra entre la production et la consommation.

Dans "Misère de la Philosophie" Mari rend hommage à Bray mais le critique aussi. Ou l'échange même égal redébouche sur le capitalisme : "M. Bray ne voit pas que ce rapport égalitaire, cet idéal correctif, qu'il voudrait appliquer au monde, n'est lui-même que le reflet du monde actuel, et qu'il est par conséquent totalement impossible de reconstituer la société sur une base qui n'en est qu'une ombre embellie. A mesure que l'ombre redevient corps, on s'aperçoit que ce corps, loin d'en être la transfiguration rêvée, est le corps actuel de la société." Ou l'on en finit avec l'échange : "Ce qui est aujourd'hui le résultat du capital et de la concurrence des ouvriers entre eux, sera demain, si vous retranchez le rapport du travail au capital, le fait d'une convention basée sur le rapport de la somme des forces productives à la somme des besoins existants. Mais une telle convention est la condamnation de l'échange individuel..."

Sans vouloir recourir à l'échange certains révolutionnaires, Marx et Engels au premier chef, ont compris l'impérieuse nécessité de régler le problème des coûts et de leur comptabilité dans la société future. Ils ont cherché un étalon pour estimer et comparer les dépenses.

Régulièrement l'étalon proposé a été la quantité de travail. Cette quantité se voyant mesurée par le tempe parfois corrigé par l'intensité. Tout investissement de la société peut ainsi être ramené à une certaine dépense de temps. L'orange et l'avion ne correspondent plus à une certaine quantité de monnaie mais à un nombre donné d'heures de travail. Malgré leur différence de nature ils peuvent se comparer sur une même échelle.

Cette façon de faire semble logique. Que peut-il y avoir de commun entre différents biens sinon le travail qu'ils contiennent ? C'est de là que partait Marx dans Le Capital pour découvrir le travail comme source de la valeur. Quel autre étalon trouver ?

Marx et Engels ont adopté cette conception sans s'enliser dans des détails pratiques. D'autres ont cherché à la développer plus dans les détails en la fondant sur une comptabilité précise en heures de travail qui permet d'évaluer la valeur de chaque bien.

Pour notre part, nous n'avons pas évoqué un "au-delà du travail" pour nous précipiter ensuite misérablement sur la mesure par le temps de travail dès qu'il s'agit d'aborder les dures réalités pratiques.

La théorie de la mesure des biens ou de la prévision des investissements par la quantité de travail est fausse. Elle doit être radicalement rejetée. Il ne s'agit pas d'une querelle de méthode mais d'un problème de fond qui concerne la nature même du communisme.

La mesure par le travail reste économiste. Elle veut la fin de la loi de la valeur mais ne voit pas tout ce que cela implique. La société capitaliste tend à se perpétuer tout en étant débarrassée de la division en classes et de la valeur d'échange !

L'on a voulu régler un problème présentant deux aspects. Le premier est celui de la rémunération ouvrière. Le deuxième plus général concerne la distribution des forces productives dans le champ social.

Comment sans argent distribuer les biens de consommation ? Comment récompenser justement le travailleur en fonction de l'effort fourni ?

A ce sujet Marx reprend dans "La Critique du Programme de Gotha" le point de vue de Bray. Il le débarrasse de ses côtés gênants. Dans une période transitoire où le principe "à chacun selon ses besoins" ne pourra pas encore être appliqué la rémunération dépendra du travail fourni. Elle dépendra et ne sera pas égale car une partie de ce que représente ce travail devra aller à un fond social pour être consacrée à la production des biens de production, à l'aide aux impotente... L'ouvrier ne peut toucher le produit intégral de son travail. Par ailleurs les bons attestant la quantité de travail fournie par l'ouvrier ne circulant pas l'échange est tué dans l'oeuf.

Voilà qui veut dire, qui exige que l'on tienne une comptabilité. "... le travail, pour servir de mesure, doit être calculé d'après la durée ou l'intensité, sinon il cesserait d'être un étalon de mesure." ( Critique... )

Pour Marx le problème de la rémunération est accessoire et limité à la phase inférieure du communisme. Au contraire la question de la distribution des forces productives est fondamentale et permanente.

Dans une société communiste "disparaît en premier lieu le capital-argent, en même temps que le travestissement des transactions ( économiques ) qui s'ensuit. Le problème se réduit simplement à la nécessité, pour la société, de calculer d'avance la quantité de travail, de moyens de production et de moyens de subsistance qu'elle peut, sans le moindre dommage, affecter à des entreprises ( la construction de chemins de fer, par exemple ) qui ne fournissent ni moyens de production, ni moyens de subsistance, ni effet utile quelconque, pendant longtemps, un an et plus, tout en obligeant à prélever, sur la production totale, du travail et des moyens de production et de subsistance." ( Le Capital, II )

Calculer la quantité de travail nécessaire ne veut cependant pas dire que la loi de la valeur puisse se perpétuer alors que disparaît le capital-argent. En effet la quantité de travail est répartie en fonction des besoins. Des "Misère de la Philosophie" Marx écrit : "Dans une société à venir, où l'antagonisme des classes aurait cessé, l'usage ne serait plus déterminé par le minimum du temps de production; mais le temps de production qu'on consacrerait à un objet serait déterminé par son degré d'utilité."

La loi de la valeur n'est qu'une expression particulière, mercantile d'une règle plus générale qui s'applique à toute société : "en réalité, aucun type de société ne peut empêcher que la production ne soit réglée, d'une manière ou d'une autre, par le temps de travail disponible de la société. Mais, tant que cette fixation de la durée du travail ne s'effectue pas sous le contrôle conscient de la société - ce qui peut se faire uniquement sous le régime de la propriété commune - mais par le mouvement des prix des marchandises, la thèse exposée avec tant de justesse dans Les Annales Franco-Allemandes reste entièrement valable." Voilà ce que Marx écrivait à Engels le 8.1.1868. Quelle était la thèse exposée par ce dernier ? "J'ai dit dès 1844 ( ... ) que cette évaluation de l'effet utile et de la dépense du travail est tout ce qui, dans une société communiste, pourrait subsister du concept de valeur de l'économie politique. Mais établir scientifiquement cette thèse n'est, comme on voit, devenu possible que grâce au Capital de Marx." ( Anti-Dühring )

Ce que nous disent Marx et Engels de la société communiste - et l'on voit qu'ils en parlent ! - découle directement de leur analyse de la société capitaliste. Leur conception en tire ses qualités mais aussi ses défauts.

Les qualités sont de montrer que les problèmes de répartition de la consommation, de la rémunération du travail ne sont pas fondamentaux. C'est le mode de production qui détermine le mode de distribution. Affirmer contre les bonnes âmes que le travailleur ne pourra toucher l'intégralité du produit, de son travail prolonge directement une analyse du capitalisme où l'on 'montre que la valeur d'une marchandise couvre en plus du salaire et de la plus-value le capital constant. Il faut produire les instruments de production. Capitalisme et communisme sont des sociétés outillées contrairement aux sociétés antérieures.

Capitalisme et communisme sont aussi des sociétés changeantes. On ne peut compter sur une expérience immémoriale. Tout n'est pas réglé d'avance par l'usage passé éventuellement corrigé par le bon sens. L'estimation des coûts n'est pas tant un problème de comptabilité après coup qu'un problème de prévision. Il y aura sur ce point fondamental plutôt régression chez les communistes après Marx. Certains conseillistes réduiront la question à celle d'une photographie la plus exacte possible de la réalité et des mouvements économiques.

Le passage suivant montre comment pour Marx la société présente et la société à venir doivent régler le MEME problème, la première grâce au capital-argent, au crédit, la deuxième en s'en passant. "... des opérations assez étendues et d'assez longue durée entraînent des avances de capital-argent plus importantes, pour un temps plus long. Dans de telles sphères, la production dépend donc des limites dans lesquelles le capitaliste individuel dispose de capital-argent. Cette barrière est enfoncée grâce au crédit et au système d'association qui va de pair avec lui, par exemple les sociétés par actions. Des perturbations sur le marché de l'argent paralyseront en conséquence de telles affaires, tandis que de leur côté celles-ci provoqueront des perturbations sur le marché de l'argent. Sur la base d'une production socialisée, il y a lieu de déterminer à quelle échelle ces opérations, qui pour un temps assez long prélèvent force de travail et moyens de production sans fournir pendant ce temps d'effet utile sous forme de produit, pourront être exécutées sans nuire aux branches de production qui ne se bornent pas, d'une façon continue ou plusieurs fois par an, à prélever de la force de travail et des moyens de production, mais fournissent aussi des subsistances et des moyens de production. En production socialisée, comme en production capitaliste, les ouvriers des secteurs à périodes de travail relativement courtes ne prélèveront des produite, sans fournir d'autres produits en retour, que pour des temps relativement courts; par contre, dans les branches à longues périodes de travail, ils prélèveront continuellement des produits pour un temps assez long, avant de restituer quelque chose. Cette circonstance résulte donc des conditions objectives du procès de travail considéré, non de sa forme sociale."

Marx et Engels placent trop le communisme dans le prolongement du capitalisme. Voilà leur défaut.

Ils maintiennent la séparation bourgeoise entre sphère de production et sphère de consommation. Déjà Le Manifeste distingue la propriété collective des moyens de production et l'appropriation personnelle des biens de consommation. L'on y jure bien fort que l'on ne veut socialiser que ce qui est déjà propriété commune et sociale : les instruments de production capitaliste. Dans La Critique du Programme de Gotha on continue à opposer la consommation individuelle et familiale proportionnelle au temps de travail fourni et la consommation productive et sociale. L'on ne s'attarde pas sur la façon dont sera gérée cette dernière.

Il y a confusion entre le mode de répartition des produits et leur nature de "biens de consommation" ou d'instruments de production. Il y a d'un côté les individus et de l'autre la société conçue de façon abstraite. Il y a des individus isolés, en groupe, en commune qui se font face et s'organisent.

En réalité lorsque l'état ou le chef d'entreprise en tant que représentant de l' "intérêt général" disparaît la Société opposée à l'individu disparaît. Il n'y a plus que des hommes isolés, en groupe, en commune qui s'organisent de telle ou telle façon. Un individu peut se voir attribuer une machine-outil et un comité de quartier quelques tonnes de pommes de terre.

La séparation entre d'un côté la force de travail, les individus séparés et de l'autre le capital social et collectif disparaît. On ne peut invoquer pour la maintenir la nécessité d'une rémunération dans une période de transition. C'est au contraire la défense de cette nécessité qui est chez Bray ou chez Marx le reflet des limites d'une époque, de l'immaturité du communisme.

Malgré des remarques critiques et pertinentes Marx reste dominé par le fétichisme du temps. Soit qu'il en fasse un instrument de mesure économique, Soit qu'il en fasse un instrument de mesure extra-économique : "La richesse véritable signifie, en effet, le développement de la force productive de tous les individus. Dès lors, ce n'est plus le temps de travail, mais le temps disponible qui mesure la richesse." ( Grundrisse )

Le temps de travail est la base du temps libre. Le règne de la liberté ne peut se fonder que sur le règne de la nécessité.

L'erreur n'est pas de continuer à voir de la nécessité, du sacrifice, de la production dans la société nouvelle. L'erreur est d'empaqueter tout ça, d'y coller l'étiquette "temps de travail" à réduire si possible et de l'opposer globalement au temps libre.

Marx dit dans La Critique du Programme de Gotha que le travail deviendra un jour le premier des besoins. La formule n'a pas manqué d'être exploitée dans un sens odieux par des dirigeants staliniens. De toute façon il y a une contradiction. Le travail dans la société communiste devient-il une dépense ou une satisfaction ? Faut-il, en conséquence, réduire au minimum le temps de travail ou, au contraire, produire le plus de travail possible pour satisfaire les demandeurs ? Il n'y a que dans la société capitaliste où le travail puisse apparaître comme le premier des besoins, comme seul moyen de satisfaire les autres. Il n'y a que là qu'il puisse âtre détesté et réclamé tout à la fois.



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