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Un Monde Sans Argent : Le Communisme
V. Argent Et Estimation Des Couts



FANTASTIQUE

C'est une chose assez fantastique que la mesure par le temps de travail.

Vouloir mesurer toute activité productrice par le temps qu'elle nécessite c'est vouloir mesurer et comparer tous les liquides par leur seul volume. Bien sûr toute activité prend un certain temps comme tout liquide occupe un certain volume. Cela n'est pas sans importance. Une bouteille d'eau d'un litre pourra aussi contenir un litre de vin. Mais qui oserait en déduire qu'une bouteille d'eau vaut en toute circonstance une bouteille de vin, d'alcool, de sirop de grenadine ou d'acide chlorhydrique. Cela ne peut à la rigueur valoir que de l'étroit point de vue de celui qui les stocke.

Le temps c'est le seul langage objectif dans lequel puisse s'exprimer l'effort créateur du serf ou de l'ouvrier, du point de vue de l'exploiteur. Cela signifie mesure de l'extérieur, contrôle et antagonisme. La durée et l'intensité de l'activité l'emportent sur sa nature et sa pénibilité particulière qui tendent à devenir indifférentes. La subjectivité de ce qui est éprouvé est sacrifiée au profit de l'objectivité de la mesure. La création et la vie sont soumises à la production et à la répétition.

La mesure par le temps est antérieure au système marchand. Au lieu de fournir telle ou telle quantité de tel ou tel produit l'exploité met à la disposition de l'exploiteur une certaine partie de son temps. Ainsi les corvées du temps féodal. Le procédé est remarquablement développé avec le système Inca. Voilà un grand empire agraire unifié par une bureaucratie où l'argent est inconnu. Les prestations se font sous la forme de journées de travail passées sur tel ou tel domaine. Cela entraîne une minutieuse comptabilité.

Dans des communautés paysannes ou villageoises l'un fait une journée de moisson chez l'autre et vice versa. Le paysan et le forgeron troquent leurs produits sur une base de temps de production. L'activité de l'enfant s'évalue comme une proportion de celle de l'adulte. On peut voir dans ces pratiques l'origine de l'usage du temps comme étalon universel et même de la soumission de la planète à l'économie marchande. Mais l'origine seulement. Avec ces pratiques marginales il s'agit plus d'entraide que d'échange. Les activités mesurées sont de même nature ou comparables concrètement. La mesure par le temps n'est pas indépendante du contenu mesuré.

C'est avec le double développement du système marchand et de la division du travail que la mesure par le temps a commencé à prendre son caractère fantastique. Elle se détache du contenu de l'activité au fur et à mesure que celle-ci se diversifie.

Le mouvement s'accentue quand l'échange pénètre dans la sphère de la production. La mesure par le temps se développe en liaison à la tendance à l'économie du temps de travail. Il faut produire le plus possible dans le moins de temps possible. La possibilité de la mesure par le temps n'est pas indépendante de la compression de l'activité humaine dans le plus petit volume temporel possible. Non seulement le travail produit la marchandise mais la marchandise produit le travail par l'intermédiaire du despotisme d'usine.

Ce faisant la mesure par le temps n'apparaît plus dans sa naïveté, elle se voile derrière l'argent et se justifie par les nécessités financières.

Les idéologues bourgeois, notamment ceux qui se réclament de Saint Marx, projettent ce fétichisme du temps et de la production sur toute l'histoire humaine. Ce n'est plus qu'une lutte incessante pour dégager du temps. Si les sauvages sont restés sauvages c'est parce que dominés par leur faible productivité ils n'ont pas trouvé le temps nécessaire à l'accumulation d'un surplus. Le temps est rare, on doit y compresser l'activité la plus dense possible.

Loin de ne penser qu'à gagner du temps les sauvages s'occuperaient plutôt du moyen le plus efficace de le dilapider. Ils sont souvent d'un caractère nonchalant. A part quelques instruments de chasse ils s'occupent peu de mettre des biens de côté.

Au 18e siècle Adam Smith renonce à fonder la valeur sur le temps de travail en ce qui concerne les temps modernes. Mais cette valeur-travail il la voit à l'oeuvre dans ces sociétés primitives où les choses ne se sont pas encore compliquées.

Il imagine que des chasseurs veuillent échanger leurs différents gibiers. Sur quelle base peuvent-ils le faire sinon sur la base du temps de travail, en fonction du temps nécessaire à attraper les animaux ? Voilà qui suppose une mentalité économiste et échangiste là où règnent des règles de partage et des liens de réciprocité.

Admettons cependant que l'échange existe déjà ou que nos sauvages aient décidés de dépenser rationnellement leurs forces pour acquérir de la viande au moindre coût. Bâtiront-ils leur système sur le temps de travail nécessaire ?

Il y a des plaisirs et des risques de chasse dont le temps passé ne dit rien. Que vaut une comparaison entre le lion et l'antilope fondée sur la longueur de la chasse indépendamment de la différence de risque ? Certains modes de chasse peuvent être moins rapides mais plus sûrs, moins fatiguanits, moins dangereux, moins ou plus cruels.

Voudraient-ils cependant s'obstiner à pratiquer ce mode de mesure, le pourraient-ils ? Il est bien difficile d'évaluer avec précision le temps qu'il faut pour venir à bout de tel ou tel gibier. En chassant systématiquement la viande la plus rentable de ce point de vue étroit on risque vite de modifier la situation et le temps de chasse nécessaire. De toute façon bien souvent l'on va chasser le daim et l'on ramène des lapins. Inutile de programmer ce qui n'est pas programmable.

Va-t-on nous dire que cela ne vaut plus pour notre époque civilisée et policée, que la chasse est une activité productrice très particulière ? Il faut se détromper. C'est l'omniprésence de l'échange qui nous masque la réalité. La mesure par le temps de travail ne s'élève pas au-dessus des aléas, des risques humains, de l'épuisement des ressources. Ces problèmes ne sont pas propres aux sauvages mais à toute société. Refoulés par la logique du capital ils résurgissent avec force.

La mesure par le temps ne tient compte qu'indirectement des répercussions sur l'environnement et de la pénibilité de l'activité. Peut-on l'utiliser avec le communisme en traduisant la modification ou la destruction d'un paysage, l'épuisement d'une mine, la production d'oxygène d'une forêt dans son langage ? Les avantages ou inconvénients annexes d'une production seraient estimés au temps de travail virtuellement économisé ou virtuellement dépensé. C'est dépasser le capitalisme en absurdité en voulant ouvertement et consciemment réduire des valeurs d'usage, des qualités à des valeurs-travail. Comment évaluer la valeur d'un paysage, doit-on considérer la dépense nécessaire pour le reconstituer minutieusement ? A ce prix plus grand chose ne serait rentable.

Pour estimer la valeur différente de deux périodes égales de travail dont les risques ou la pénibilité sont différents doit-on les comparer sur une même échelle ? Une heure de maçonnerie coûterait autant qu'une heure et demi de menuiserie. Soit l'on estimerait que la différence correspond à la dépense de temps nécessaire pour soigner le maçon, laver ses vêtements ...., soit on renonce à tout réduire à une dépense en temps de travail mais alors comment établir les coefficients qui expriment les différences de valeur ou de pénibilité qui existent entre les travaux. Pourquoi d'ailleurs vouloir établir des coefficients objectifs quand ces différences dépendent des conditions et du rythme de l'activité et du goût des participants ?

Que les travailleurs se déchaînent et les partisans de la mesure par le temps ou de la rémunération en fonction des heures de travail risquent de se voir dépassés. Dès que l'activité cessera d'être compressée elle changera de nature et se dilatera. La quantité et le caractère de la production ne pourront plus être évalués en fonction de la durée du travail consommé. Un tel qui restera peu de temps produira encore assez, un autre qui y passera sa journée fera peu de choses. Si la rémunération prétendait se fonder sur le temps de présence elle devrait exiger des gardes-chiourme sérieux ou deviendrait vite une incitation à la paresse.

Que des travailleurs se mettent d'accord pour assurer une certaine production ou consacrer un certain nombre d'heures par jour à des tâches productives est une question d'organisation pratique qui n'est pas liée directement à la détermination du coût de ce qu'ils produisent. Dans telle usine l'on pourra passer deux fois plus de temps que dans une autre pour fabriquer des objets dont le coût sera identique.

On peut certes parler de répartition sociale du temps de travail dont dispose la communauté. Mais il ne faut pas oublier que le temps n'est pas une matière que l'on distribue à la louche. Ce sont des hommes qui iront à tel ou tel endroit, s'occuperont de telle ou telle tâche. A partir du moment où le temps disponible n'est pas extraordinairement rare et destiné à satisfaire des besoins absolument nécessaires il y aura des tâches plus urgentes que d'autres, des hommes plus pressés que d'autres.

Avec le capital il faut dissocier le prix, la dépense de la force de travail et ce qu'elle apporte, le travail qui n'a pas de valeur. Cette dissociation perd son sens avec le communisme. On ne peut plus séparer force de travail et travail, l'homme et son activité.

Cela signifie d'abord qu'il n'y a plus de plus-value même accaparée pour la communauté on une forme nouvelle de surplus social. On ne peut plus parler d'accumulation, ni parler d'expansion autrement qu'en grandeur physique. Parler d'accumulation socialiste est une absurdité même si à un moment on produit plus d'acier ou de bananes qu'avant, même si l'on consacre plus de temps social à la production. Ces mouvements ne se traduisent plus en valeur ou même en temps dépensé.

Cela signifie ensuite que le travail qui n'a pas de valeur avec le capitalisme en acquiert une avec le communisme. Cette valeur qu'il acquiert n'est ni morale ni marchande. Elle ne veut pas dire éloge du travail mais exprime au contraire son dépassement.

Le travail, source de la valeur, est un invariant. On l'économise mais son identité n'est pas en cause. Avec le communisme telle ou telle activité ne se distingue plus de la peine qu'éprouvent les hommes qui la pratiquent. Les travaux n'ont pas tous le même coût humain. Il s'agit de développer les moins coûteux.

En société capitaliste, si l'on quitte le point de vue du capital pour s'occuper de celui de l'ouvrier, le travail a aussi un coût. Tel poste est préférable à tel ou tel autre. Le soir on sent sa fatigue ou son énervement. Mais finalement les différences sont faibles. Le travail étant toujours considéré comme du temps plus ou moins perdu. On s'acharne peu à calculer l'ennui ou la dégradation de la santé. Pour l'ouvrier le prix de toute cette merde c'est le salaire. On sait que c'est une mystification et que le salaire n'est pas déterminé par l'effort fourni ou l'ennui éprouvé.

La supériorité du communisme c'est de ne pas se satisfaire de la satisfaction des besoins de "consommation". Il s'attaque à la transformation des activités productives, si l'on veut des conditions de travail. Le choix des investissements ne se fait pas d'abord en fonction de l'économie du temps de travail même si la rapidité d'exécution rendue possible peut intervenir. Il s'agit en produisant les conditions dans lesquelles se déroulera l'activité de favoriser les plus agréables. Déterminer les conditions de l'activité ne veut pas dire déterminer l'activité, le comportement des producteurs eux-mêmes. Le producteur reste mettre de son action mais il agit dans certaines conditions, en fonction de certaines contraintes sur lesquelles on peut agir.

La production par les hommes des instruments et du cadre de la production permet cette transformation de l'activité humaine. Le développement de la technologie peut s'orienter dans une direction plus ou moins favorable aux producteurs. Tel ou tel type dé machine ou d'ensemble de machines permet à ceux qui l'utilisent de se fatiguer moins, d'être moins dépendant d'un rythme de production. L'on peut développer systématiquement les caractéristiques qui permettent aux hommes d'être le plus libre possible dans le procès de production.

Que l'on ne nous dise pas que les goûts personnels, la subjectivité empêchent d'objectiver tout choix. Il existe des constantes générales. Ensuite nous ne prétendons pas que les critères doivent avoir une portés universelle. Ils varieront suivant les époques et suivant les situations. Les hommes se concerteront pour déterminer ce qui convient le mieux. Les différences de goût et la volonté d'expérimenter peuvent amener à développer des voies différentes en fonction d'un but semblable.

L'estimation des coûts ne peut être réduite à la nécessité d'équilibrer "recettes et dépenses". L'équilibre doit être conçu comme un équilibre dynamique. A partir des conditions léguées par le capitalisme il s'agit d'orienter un certain type de développement. Le coût consenti pour construire tel ensemble productif, tel cadre de vie se justifie-t-il ? L'automation de telle unité de production justifie-t-elle les efforts nécessaires à la fabrication des machines automatiques ? La logique de l'économie du temps de travail qui organise la construction des situations dans le monde capitaliste cède la place à une autre logique. Logique qui n'est plus extérieure aux hommes qui la mettent en oeuvre. L'humanité organise et domine en fonction de ses besoins la construction des situations. Dans ce sens elle devient situationniste.



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