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Refus de la misère
Il est certainement difficile, pour beaucoup, de comprendre la population la plus pauvre dans sa globalité, de la reconnaitre dans son histoire, son expérience de vie de père en fils, bien souvent. La difficulté vient peut-être d'abord de ce que, pour reconnaître une population, apparemment partie intégrante de notre propre société, nous avons besoin de découvrir en elle des traits familiers, une parenté. Celle-ci nous fera contracter des liens de fraternité et d'échange. Or, au plus bas de l'échelle sociale, les familles sont arrivées à un tel niveau de sous-développement que leurs concitoyens ne peuvent plus se reconnaître en elles. Dans ces conditions ils ont du mal à se considérer comme responsables de la situation de ces familles. Ils ne pensent même pas avoir quelque chose à faire avec elles.
S'approcher d'elles, c'est réellement s'approcher d'un monde à part, surprenant et incompréhensible. Cela se joue au niveau de la sensibilité : les personnes venant d'ailleurs ne voient pas comment elles pourraient se sentir concernées par ce que vivent ces familles et, surtout, par la façon dont elles le vivent. Elles le voient d'autant moins que les familles semblent constamment détruire ce qu'elles voudraient faire avec elles. (...)
Prenez l'exemple d'une famille logée dans des conditions parfaitement innommables, dans une cabane, un garage, un camion... Quelqu'un va vouloir la tirer de là, faire des efforts pour lui trouver un logement. Il va jusqu'à se compromettre face à ses amis, il donne personnellement des garanties. Puis, au moment d'atteindre le but, la famille refuse de bouger. C'est tout juste si elle ne vous insulte pas, vous affirmant qu'elle n'avait rien demandé. Ou alors, elle s'enfuit sans même vous avertir.
L'homme de bonne volonté reste là, un logement sur les bras, son prestige compromis, et tout le monde lui dit : "On vous avait bien averti..." La famille, elle, avait ses raisons. Elle n'avait jamais eu un tel habitat ; elle voyait confusément venir de nouvelles difficultés : le loyer à payer, l'environnement nouveau dont les yeux seraient fixés sur elle, les affrontements inévitables avec le concierge, la perte de quelques amitiés anciennes, la rupture des canaux d'assistance. Il est difficile à une société possédant une certaine culture du logement et du voisinage, de comprendre ce que signifie de n'avoir pas reçu cette culture. Nous n'imaginons pas qu'en déplaçant une famille aussi démunie, nous déchirons son tissu social déjà infiniment fragile et d'autant plus précieux qu'il est mince. Nous risquons aussi de déchirer le tissu familial. J'ai vu des pères de famille quitter le travail obtenu avec beaucoup de peine, j'ai vu des mère prendre un autre conjoint à la suite d'un tel déracinement.
Pour celui qui est étranger au milieu, tout cela est incompréhensible : cette famille n'avait-elle pas déjà beaucoup bougé et erré aupara-
vant ? C'est exact, elle avait erré de meublé en cave, de la cave au grenier, de la roulotte à la tente, du taudis à la masure. Mais en tous ces déplacements (il est difficile de s'en rendre compte), elle n'avait jamais quitté son milieu. C'était son milieu même qui lui fournissait les adresses, les moyens d'aller d'un endroit à l'autre. En intervenant de l'extérieur, on l'a coupée de son monde, la transplantant dans un autre où les relations se fondent sur un autre contrat. (...)
On pensait avoir affaire à une partie de son propre monde, à une famille en difficulté simplement. Or, au fur et à mesure que nous pensons avoir consolidé ses sécurités, nous les détruisons, au contraire. comme nous ne nous en rendons pas compte, nous finissons tôt ou tard par l'accuser : "Avec ces gens-là, il n'y a rien à faire." Ce n'est pas une phrase lancée à la légère. Elle s'inscrit dans l'expérience de toute une société qui a laissé s'égarer une partie des siens sur le chemin de l'exclusion. Elle ne sait plus comment les rejoindre, elle s'y prend mal. Malheureusement, ce n'est pas elle qui paie le prix de ses maladresses. Les gens de bonne volonté, une fois déçus, ont mille possibilités de se reprendre ; leur prestige et leurs sécurités ne sont pas vraiment en jeu. Les familles, elles, n'ont pas d'arrières ; elles sont un peu plus rejetées, un peu plus détruites qu'avant.
Les pauvres sont l’Eglise,
Paris, éd. du Centurion, 1983, pp. 71-74.
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