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« Bilan » Contre-Révolution en Espagne - Présentation (19)


LA GAUCHE ALLEMANDE

Comme la « gauche italienne », la « gauche allemande » [87] , alors surtout active aux Pays-Bas et aux U.S.A., montre dans le fascisme une tendance du capital, accélérée par tous ceux qui se placent dans sa logique, à commencer par les démocrates. International Council Correspondence, revue animée par P. Mattick, consacre de nombreux articles à démontrer que le fascisme existe dans les pays démocratiques, entre autres aux Etats-Unis. I.C.C. écrit en septembre 1935 : « le vieux mouvement ouvrier s'apprête à se débarrasser du fascisme en se l'incorporant », et dénonce « les concurrents du fascisme ». Puis en décembre : « De tous les contre-révolutionnaires effectifs et potentiels, les plus méprisables sont sans aucun doute les socialistes » [88] . La revue commente ainsi les élections de 1936 en France [89]  :

« Il y a des défaites qui sont des victoires, et des victoires derrière lesquelles se cache la défaite... En réalité, les ouvriers français ont subi leur première défaite décisive dans la lutte contre le capital... Quiconque veut lutter contre le fascisme doit aujourd'hui lutter contre Blum et le Front Populaire. Il doit affirmer cette vérité que la « victoire » française est en fait le début de toute une série de défaites. Les ouvriers sont sur la mauvaise voie; avec Blum et Thorez, ils marchent droit au fascisme. »

Mais l'analyse des événements espagnols consécutifs à juillet 1936 néglige ce qui s'est déroulé en juillet 1936 proprement dit. Selon le numéro d'octobre 1936 [90] , le problème n'est pas que les milices soient ou non intégrées à l'année régulière, mais plutôt qu'il reste des milices ( et dans quelle proportion ) dont l'activité ne s'intègre pas à la défense de l'Etat comme le ferait une armée régulière. Si les nationalistes gagnent, les ouvriers seront écrasés : « Mais même leur défaite est impuissante à modifier la situation, qui est objectivement mûre pour la révolution. » Le numéro suivant ( novembre 1936 ) reproduit un appel de la F.A.I. demandant des armes.

Par souci de démocratie ouvrière, la gauche allemande en vient àmettre de côté les notions élémentaires sur la nature de la révolution. Elle se préoccupe plus de la marge d'autonomie qui peut encore rester aux prolétaires, malgré le ralliement global des milices à l'Etat, que de ce ralliement lui-même. Son antibolchevisme systématique et son formalisme anti-parti l'aveuglent au point de lui faire voir dans l'anarchisme espagnol une forme d'organisation qui, malgré ses défauts, sert de cadre à une activité prolétarienne authentique. Comparant par ailleurs le P.O.U.M. aux bolcheviks (  ! ), I.C.C. verra même dans la C.N.T. catalane « une force révolutionnaire » : contrevérité flagrante, d'autant plus grave que cette appréciation est portée en avril 1939, alors que toute l'information disponible prouvait le contraire. Le préjugé anti-parti conduit la gauche allemande à renoncer à l'un de ses apports décisifs : la critique des syndicats. Car qu'est-ce que la C.N.T. sinon une centrale syndicale ? A cet égard I.C.C. est en retrait sur l'Union Communiste et la Ligue belge. Mais, comme ces groupes, I.C.C. voit vite remonter la puissance de la contre-révolution, et écrit en mars 1937 :

« Ce qui se déroute jusqu'à présent a plus le caractère d'une nécessité imposée par la guerre, d'un contrôle de la production pour assurer la guerre, que d'une véritable socialisation... Le socialisme n'est pas instauré encore en Espagne, et il ne s'y développe pas non plus. Pour ce faire il faudrait approfondir la révolution; or, on ne s'efforce actuellement que de la laminer. »

I.C.C. publie bien une critique sévère de l'anarchisme, mais l'auteur de l'article voit l'échec anarchiste dans la conception économique du socialisme, non dans la question du pouvoir politique [91] . H. Wagner s'en prend à la « fausse » gestion ouvrière et à la « mauvaise »suppression de la loi de la valeur par la collectivisation anarchiste : seule l'organisation en conseils, dit Wagner en reprenant la thèse des Principes de base... permet le calcul du temps de travail social nécessaire à la production des biens. Comme nous l'avons déjà exposé, cette conception a l'énorme mérite de reposer l'exigence de la destruction de l'économie marchande et de la valeur, à une époque où par exemple la gauche italienne ignore le problème. Mais elle l'envisage sur la base des notions qu'il faut critiquer [92] . Paradoxalement, un tel système remet en vigueur ce qu'il veut anéantir : le temps de travail social moyen n'est autre que la substance de la valeur et la base du capital. Sa production est le régulateur de la société capitaliste. La gauche allemande voudrait substituer à son action spontanée et anarchique, un calcul conscient enfin possible grâce aux conseils ouvriers, seuls capables de connaître ( exactement et sans le détour de la monnaie ) la quantité de travail social moyen matérialisé dans chaque produit.

Surtout, cette thèse révèle une conception très économiste de la révolution, où il s'agirait avant tout de fonder les bases d'une économie rationnelle, planifiée. A l'époque, aucun courant de la gauche communiste ne parvient à poser le problème.

La gauche allemande nie la question politique, -- que Bilan met au centre de son analyse et finit par privilégier ( cf. le § « Révolution politique et sociale » ). La critique des anarchistes pour Wagner ne s'accompagne d'aucune analyse de juillet 1936. La question de l'Etat est escamotée. Si les transformations sociales sont bien vues par I.C.C. dans leur diversité, le pouvoir politique n'est pas vu dans son unité, et d'abord dans son existence concentrée sous la forme de l'Etat. Wagner rejoint la position anarchiste. Il assimile la révolution à une émancipation générale dépourvue de centre de gravité ( le seul facteur d'unification étant au niveau économique ) -- pour « organiser leur pouvoir contre la bourgeoisie », les ouvriers doivent « d'abord libérer leurs organisations d'usine de l'influence des partis et des syndicats officiels ». La question du pouvoir est comprise dans son extension à toute la société, non comme totalité.

K. Korsch analyse la guerre d'Espagne dans cette revue ( devenue Living Marxism ) en 1938 et 1939 [93] . Non seulement il ne se livre à aucune critique de fond de la C.N.T-.-F.A.I., mais il ne tire pas les conséquences de ce qu'il montre pourtant lui-même : la bourgeoisie n'a jamais perdu le pouvoir d'Etat, qui a plutôt subi « une éclipse momentanée ». Son erreur est de transposer dans la période révolutionnaire de sa vie la même conception de la révolution comme socialisation progressive, qu'il soutenait dans sa période réformiste. Les mesures ne sont plus les mêmes, mais le mécanisme demeure : la révolution serait une prise en mains par les travailleurs des moyens de production, la question du pouvoir n'ayant aucune spécificité et s'effectuant un peu partout dans tous les organes de la vie sociale. Le capital est conçu plus comme mode de gestion que comme mode de production, le communisme plus comme organisation de la production que comme activité. Or la révolution ne peut se manifester comme processus qu'à condition d'être aussi rupture, y compris au niveau politique. La gauche italienne hypertrophie le politique, la gauche allemande le dissout dans l'économique.

 
Notes
[87] Cf. Authier, Barrot, La gauche communiste en Allemagne, Annexes I et II sur la gauche allemande et hollandaise dans les années trente.

[88] « Portrait de la contre-révolution ». L'ensemble des trois revues International Council Correspondence, Living Marxism et New Essays ( 1934-1943 ), a été republié en reprint par Greenwood Corp., Westport, Conn., U.S.A., 1970. Une sélection ( trop orientée sur le côté anti-bureaucratique et anti-léniniste ) a été réunie dans La contre-révolution bureaucratique, U.G.E., 10/18, qui cite en annexe le titre des principaux articles. Cf. aussi le texte de Mattick « De Marx à Hitler » ( sur Kautsky ), in Intégration capitaliste et rupture ouvrière, E. D. I., 1972.

[89] « La défaite en France ».

[90] « La guerre civile en Espagne ! »

[91] « L'anarchisme et la révolution espagnole », no. de juin 1937, in La contre révolution bureaucratique, op. cit., pp. 209-38.

[92] Barrot, Contribution à la critique de l'idéologie ultra-gauche, in Communisme et « question russe », La Tète de Feuilles, S.E.F., 1972.

[93] No. de mai 1938 et avril 1939, reproduit in Korsch, Marxisme et contre révolution, Seuil, 1974, pp. 242-51. Selon le présentateur, S. Bricianer, Korsch refusait « de donner dans les commodités du fatalisme historique et de la négation sectaire » ( p. 242 ). La lecture de Bilan permettra de juger l'exactitude de cette allusion à la gauche italienne.

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