LE TOURNANT HISTORIQUE![]() La guerre mondiale avait été dure. La défaite générale qui l'avait suivie fut plus dure encore, mais le pire de tout fut l'aveuglement complet de ses participants, leur incapacité à reconnaître la défaite. ![]() C'est pour cela que personne ne prit conscience du contenu historique de la situation ni du côté des vaincus, ni de celui des vainqueurs. ![]() Quoi d'étonnant à ce que les gouvernements, chargés du destin de leurs peuples, aient fait des erreurs si graves et si fatales ? Les gouvernements des Etats victorieux se rengorgèrent, dans l'inanité de leur triomphe, d'un succès final chèrement payé. Ils se glorifièrent dans le monde, ruminèrent une vengeance à l'endroit de leurs ennemis abattus et leur dictèrent des traités de paix impitoyables, lourds de sacrifices ou ignominieux. L'individualisme, reconverti en chose nationale et dégénéré en chauvinisme, vécut là son heure la plus étourdissante. ![]() Si les vainqueurs avaient compris que la guerre avait été pour eux aussi un changement de phase, un retournement radical de leurs conditions d'existence, ils auraient sans doute adopté une autre attitude. Il n'y aurait eu ni réparations, ni chantages matériels, pas un met de « crime et de châtiment » ![]() Mais ils étaient ivres de l'arrogance des vainqueurs, la fureur les avait rendus aveugles et la haine sourds. Non seulement parce qu'eux-mêmes étaient aussi des capitalistes, dont les mauvais instincts se sont trouvés excités par la guerre, forme ultime et sauvage de la concurrence économique, mais surtout parce que les vaincus, maintenant livrés à leur vengeance, n'avaient pas cessé une minute d'être les vieux loups de l'égoïsme et des hyènes assoiffées de butins. Ils s'imaginaient trop bien, d'après leurs récentes et sanglantes expériences, que les vaincus auraient exercé à leur place des méthodes encore plus cruelles et plus rusées pour les soumettre et exiger des réparations. ![]() Sans doute y eut-il des tentatives pour prôner l'humanité et présenter les traités de paix avec bon sens et intelligence. « Union avec les pays et les peuples vaincus pour édifier d'un libre accord une communauté plus grande et plus enrichissante ! Fraternisation sous l'égide de droits communs et égaux pour nos intérêts les plus hauts ! Dépassement des limites étroites de la petite bourgeoisie nationale et union dans un état fédéral continental ou dans une confédération internationale ! » Tels étaient les thèses, les programmes, les manifestes et les objectifs conformes aux données et à la situation historiques. Mais l'égoïsme des pillards les a fait taire et la folie dominatrice des individus les a balayés des tables de conférence. ![]() C'est ainsi que la vieille idéologie resta inentamée. Mieux, elle se donna des fêtes bruyantes en y mettant moins de frein que jamais. Dans l'ivresse de la victoire, le drapeau national fut hissé à tous les mâts et à tous les créneaux. L'inflation rhétorique fêta mille fois ses orgies sur les tribunes lors d'inaugurations de monuments aux morts. on traça de nouvelles frontières et l'on s'empressa de doubler les barbelés et les chevaux de frise derrière les frontières, de renforcer les troupes et de leur donner des ordres stricts. Les antagonismes nationaux furent exacerbés avec tous les artifices de la démagogie. ![]() Derrière cette mascarade idéologique, le vieux capitalisme privé se dressait, menaçant, tel le phénix qui renaît de ses cendres. Qui prétendait qu'il eût abdiqué ? Où en était la preuve ? Il fallait être fou ou visionnaire pour élever de telles prétentions. N'était-il pas clair que la guerre lui avait permis de renaître plus magnifique encore ! ![]() Et le capitalisme, dans son égoïsme borné, raflait de nouveau ses profits, comme si le système d'exploitation et d'enrichissement était sauvé à jamais de tous risques et périls. ![]() Même tableau de l'absence la plus totale de compréhension et d'éducation politiques de l'autre côté, chez les Etats vaincus, au premier chef en Allemagne. Ici, ce n'étaient pas l'orgueil et le ressentiment qui empoisonnèrent la raison, mais la honte et l'opprobre. ![]() Le vieux pouvoir avait été jeté à terre comme d'un coup de foudre. L'empereur était un déserteur. Ludendorff un mendiant d'armistice. L'armée un colosse vacillant. ![]() C'est une émeute populaire spontanée, mais trouble et largement divisée dans ses objectifs, qui porta au pouvoir gouvernemental le parti socialiste. ![]() Mais une tragique erreur voulut que les hommes choisis par les masses pour détenir et exercer le pouvoir révolutionnaire fussent ceux-là mêmes qui, tremblants de peur devant l'insurrection des masses et mûs par des sentiments hostiles de voir leur autorité battue en brèche, avaient déclaré « haïr la révolution comme le péché » [2] ![]() La bourgeoisie démissionna, sa volonté de pouvoir étant brisée et sa espoirs déçus. Elle attendit un nouveau cours des choses pour reprendre l'initiative. ![]() Mais l'occasion ne se présentait pas et les hommes nouveaux regardaient, désemparés, vers les anciens. Il s'avéra que la gauche n'était qu'un bien piètre et bien impuissant succédané de la droite. ![]() Cette gauche était entrée dans la guerre aux côtés de la bourgeoisie « pour défendre la patrie ». Elle avait planté là le socialisme et abandonné son rôle révolutionnaire. Pendant toute la durée de la guerre, elle était restée fidèle à son ennemi de classe pour le meilleur et pour le pire. Elle avait oublié tous les principes et tous les mots d'ordre de la lutte des classes. ![]() Tout au long de la guerre, le soutien supposé provisoire au nom de la défense nationale s'était transformé en union permanente sous le signe de l'unité nationale. Cette unité, destinée à être celle de la victoire, fut finalement celle de la défaite. ![]() Cependant cette défaite offrait la chance de se souvenir d'un passé meilleur et de revenir au lustre révolutionnaire de sa doctrine. Elle aurait pu renverser la vapeur de sa malheureuse politique de guerre et se laisser glisser de nouveau dans le sillage des luttes de classes. Décision qui n'aurait pas seulement soulevé l'enthousiasme de la classe ouvrière allemande, mais aurait également rencontré acclamations et échos de la part de la révolution russe. ![]() Mais il est impossible de faire un lion d'un mulet. L'alliance de guerre avec la bourgeoisie a ramené la social-démocratie allemande à ses véritables raisons d'être. Elle n'a jamais été qu'un semblant de mouvement socialiste. Pendant des décennies, elle a réussi à faire illusion sur le principe, en fin de compte bourgeois, de sa nature. Jamais elle n'a réussi à le surmonter. Elle était et resta un parti réformiste petit-bourgeois, celui des déçus et des victimes du développement capitaliste. Ce n'était pas un mouvement révolutionnaire, mais l'expression de la révolte des laissés-pour-compte enragés du capitalisme. Ceci explique son empressement à s'allier à la bourgeoisie lorsque le principe bourgeois, qui était son propre principe, fut sérieusement menacé. De là provient l'abandon impudent de son étiquette socialiste et de son emballage estampillé lutte-des-classes. De là aussi sa répugnance intime et sa résistance extérieure à toute activité pouvant logiquement conduire à la révolution. Elle était partie en guerre avec l'enthousiasme des boutiquiers pour sauver les biens sacrés de la propriété privée, du profit, de la nation et de l'individualisme. C'était avec l'épouvante des boutiquiers et la mauvaise conscience des traîtres qu'elle battait maintenant en retraite devant toute révolution qui promettait ces biens sacrés à une ruine certaine. ![]() Le mouvement ouvrier allemand -- comme, plus largement, celui des Tchèques, des Autrichiens et des Hongrois -- aurait pu asseoir les gouvernements de gauche d'Europe centrale et orientale et, avec la Russie, créer un pôle invincible d'orientation économique et politique face aux démocraties occidentales. C'eût été démasquer d'un seul coup la pseudo-victoire de ces Etats démocratiques et révéler leur défaite en tant que défaite effective et définitive du système capitaliste. ( . . . ) [3] ![]() Ceci aurait pu être démontré pratiquement et positivement par les peuples libérés qui auraient préparé les fondations d'un système social vraiment socialiste en faisant valoir fructueusement leurs intérêts sociaux et économiques. Le fort développement industriel, notamment en Allemagne, aurait pu s'allier aux richesses de la Russie en produits agricoles et en matières premières. La civilisation occidentale se serait fondue avec l'orientale en un contenu culturel nouveau infiniment plus riche. L'homme capitaliste et l'homme féodal se seraient combinés pour donner un type d'homme supérieur qui aurait trouvé la voie menant au socialisme. A partir de là, il eût été possible d'enfoncer les portes d'un avenir meilleur pour toute l'humanité. ![]() Malheureusement toute la constitution de la social-démocratie allait à l'encontre de cet objectif; c'était pour l'essentiel la constitution, tant interne qu'externe, du prolétariat allemand. Sans parler des résistances qu'elles a rencontrées du côté russe et qui ont empêché sa réalisation. Alors, qui dira que la social-démocratie eut absolument tort de fonder son attitude sur les questions qu'elle posa : « Qui a la preuve que la guerre a défait le capitalisme en tant que système ? Où sont les signes tangibles d'une telle affirmation ? Le prolétariat doit-il se laisser conduire par des fous et des visionnaires et tenter le saut dans le néant ? » Les masses affaiblies, à peine revenues du saut meurtrier dans le néant de la guerre, n'avaient ni la force ni le courage d'une seconde tentative du même ordre. Elles n'avaient ni la certitude, ni la conviction qu'il n'y a pas de succès, ni de développement dans l'histoire sans ce saut dans le néant. ![]() Les boutiquiers eurent donc le dernier mot. L'opportunisme l'emporta. La défaite militaire entraîna celle de la révolution. Au tournant de l'histoire, aucune décision historique n'intervint. ![]() [2] Mot d'Ebert rapporté dans les souvenirs du prince Max de Bade ( Erinnerungen und Dokumente. 1927 ) - note de l'Editeur. ![]() [3] Une partie du manuscrit manque ici ( Note de l'Editeur ). |