LE FIASCO ALLEMAND![]() Il ne s'agit pas d'écrire un réquisitoire. La question peut donc rester en suspens de savoir lesquels des représentants de la révolution allemande ou de la révolution russe portent la plus grande responsabilité dans le manque de coordination entre l'Allemagne et la Russie soviétique pour édifier en commun un ordre socialiste. Les deux parties ont mal manoeuvré. ![]() Même sans cette liaison directe avec la révolution russe, la social-démocratie aurait été en mesure d'établir le contact avec la nécessité historique si elle avait possédé l'organe révolutionnaire adéquat. Ce n'est pas par sa politique de guerre qu'elle a perdu cet organe, elle ne l'a jamais possédé. Simplement, c'est dans sa politique de guerre que cette absence devint alors évidente pour tous. Et se trouva de nouveau confirmée dans son manquement aux tâches révolutionnaires. ![]() Il ne semble pas superflu de considérer aujourd'hui encore ces tâches, ne serait-ce que pour constater combien leur réalisation était proche et quels moyens relativement minces auraient suffi. Toutes les conditions objectives étaient réunies, il ne manquait qu'un petit rien avec lequel le marxisme vulgaire n'a naturellement jamais compté : la volonté subjective, la confiance en soi, le courage d'innover. Mais ce petit rien était tout. ![]() Avec l'appel unanime à la socialisation, la révolution allemande a mis à l'ordre du jour la tâche essentielle. Cet appel, éveillé par la révolution russe, et martelé dans les cerveaux comme le signal de la rupture, est parti de la classe ouvrière, s'est répercuté dans la petite bourgeoisie, s'est propagé dans les cercles intellectuels et s'est même introduit dans les rangs de la bourgeoisie. Le sentiment que le capitalisme s'était complètement effondré et que sa domination était terminée était en effet général. Le sauvetage du chaos ne semblait possible que grâce au socialisme. La devise du jour était : Hic Rhodus, hic salta ! ![]() Les représentants officiels du parti du prolétariat ne surent que faire de ce mot d'ordre de socialisation. Ils récitaient bravement leur catéchisme de propagande traditionnelle et se débattaient dans le petit réduit d'une politique sociale réformiste. Il ne leur était jamais passé par l'esprit que la politique sociale n'est au fond que la renonciation à la révolution, que ses acomptes ne font que rendre le capitalisme un peu plus supportable aux masses, qu'elle endort et tue à petit feu l'intérêt et le goût pour l'étude des problèmes révolutionnaires. ![]() Un marxisme plat et mécanique les a fortifiés dans cette démission. Le socialisme -- pensaient dans leur naïveté ces bons apôtres -- viendra tout seul dès que le prolétariat aura pris le pouvoir. Il ne devient réalité qu'au lendemain de cette fameuse révolution. Toute tentative visant à l'étudier comme un phénomène humain complexe et difficile passait pour une utopie déplacée dont on ne pouvait que rire et à laquelle il fallait s'opposer. ![]() Or, dans le tourbillon de la révolution, la rue s'est insurgée contre ce refus commode de penser des dirigeants. Les masses souffraient des affres de la faim aussi bien que des séquelles de la guerre. Elles pensaient, avec raison, qu'elles ne pouvaient en être libérées que par le socialisme. Elles ne voulaient pas être trompées une seconde fois et exigèrent la socialisation. ![]() Et elles réussirent à imposer la formation d'une Commission pour la socialisation qui fut chargée -- aux termes du décret gouvernemental -- de « déterminer quelles branches d'industries, d'après leur développement, étaient mûres pour être socialisées et dans quelles conditions ceci pourrait advenir ». ![]() Le style de ce décret était aussi mauvais que les idées qu'il contenait. On n'y faisait pas la moindre mention du programme alors répandu partout : « Abolition de la propriété privée des moyens de production ! » Pas un mot au sujet des expropriations, confiscations, avec ou sans indemnités. Pas de suppression du monopole privé de l'armement, aucun contrôle d'Etat sur le capital bancaire et financier, aucune saisie des profits de guerre. Aucune intervention dans la puissance économique de la citadelle de toutes les réactions, les grands domaines agraires appartenant aux Junkers, à l'est et à l'ouest de l'Elbe. Rien de tout cela ! Ce ne fut que craintes et hésitations, manque total de décisions et d'activité résolue, ignorance et mollesse sur tous les points déterminants. On était au lendemain de la révolution mais le socialisme ne s'instaurait pas de lui-même. ![]() Pour masquer ce fiasco total, les dirigeants ouvriers, devenus hommes d'Etat, mirent tout en oeuvre pour exhorter les masses à la patience ou pour dénaturer la situation qu'elles regardaient d'un oeil critique et défiant. Un démagogue endurci, le leader des mineurs Hué, le doigt vengeur levé, mit en garde son parti contre le rôle de syndic de faillite, l'avertissant que ce n'était pas le capitalisme qui serait socialisé, mais sa banqueroute. Otto Braun qui s'était hissé jusqu'au fauteuil de président du conseil de Prusse déclara, avec la mine d'un homme auquel Dieu a donné l'intelligence en même temps que la place, qu'il n'était pas de « pire moment pour la campagne de socialisation » que celui de l'effondrement général du capitalisme. Scheidemann, Ebert, Eisner, David et toute la clique des leaders de deuxième et de troisième catégorie entonnèrent le même air apaisant. Au Congrès des Conseils d'ouvriers et de soldats de Berlin, Hilferding, l'économiste distingué de la social-démocratie, produisit un petit chef-d'oeuvre de rapport qui visait à déprécier et saboter la tâche de la socialisation. Tout d'abord, il en exclut par principe la production paysanne et les industries d'exportation. Il refusa ensuite catégoriquement la formation d'associations de production contrôlées par les ouvriers. Là-dessus, il divisa les branches industrielles selon qu'elles étaient prêtes ou non à être socialisées. 11 inventa aussitôt tout un clavier de socialisation : intégrale, à moitié, au quart. Pour finir, quand il ne resta plus rien du problème qu'il avait si bien taillé, dépecé et vidé de sa substance, il exigea encore « un certain temps » avant d'entreprendre la tâche effective de socialisation. Le dernier mot de sa sagesse fut : « On ne socialise pas un capitalisme en faillite. Il nous faut attendre de lui avoir rendu ampleur et vigueur. Quand nous le verrons de nouveau sain et fort, alors nous entamerons notre oeuvre de socialisation ! » Charlatanerie dont la bêtise n'eut d'égale que l'impudence mais qui remporta le succès escompté. ![]() Après d'infinis atermoiements, discussions, manoeuvres et détours, la Commission pour la socialisation finit par admettre le principe, tout platonique, de la nationalisation des mines de charbon. Le résultat pratique fut une résolution votée à la majorité, sans queue ni tête, consistant en une proposition qui recommandait de « créer une organisation des charbonnages qui devrait être gérée par les ouvriers, la direction des exploitations et des représentants de l'intérêt général ». Une confusion et un galimatias difficiles à surpasser ! Mais déjà, s'étalait sur les colonnes d'affichage et sur les murs le tract prétentieux et mensonger signé Scheidemann : « Le socialisme est arrivé ! La socialisation est en marche ! » ![]() Au même moment, les troupes de Noske investissaient le bassin de la Ruhr : il s'agissait en effet de protéger le capital des charbonnages contre la révolte des esclaves des mines, qui, plus énergiques et mieux avisés, avaient commencé à s'en emparer, de liquider les conseils que les ouvriers des houillères avaient mis en place de leur propre autorité révolutionnaire, et de mettre un terme à l'activité de la Commission des Neuf, qui poussait à une véritable socialisation révolutionnaire. ![]() Tout ce qui est arrivé en délibération au Parlement en fait de lois sur la socialisation, sur l'organisation des mines de potasse, en fait de décret réglant les attributions de la Commission pour la socialisation, ainsi que de loi sur la socialisation de l'industrie du charbon, s'est heurté à la résistance acharnée et passionnée du capital des charbonnages et de la finance. Les premiers signes de l'incapacité et de la faiblesse du gouvernement social-démocrate étaient suffisants pour rendre au capitalisme le sentiment du retour proche de sa puissance. Il a donc pu jeter à la corbeille le programme de socialisation qui était d'un dilettantisme ridicule et le remplacer par un programme de super-trusts capitalistes. Stinnes, qui a tiré parti de la guerre et de la révolution, sut en faire, devant le Conseil économique du Reich, l'objectif de ses plans audacieux pour rétablir les profits. ![]() Loin d'être délivrées du capitalisme, les masses avaient été précipitées dans un esclavage encore pire. Malgré tout, elles n'envoyèrent pas leurs dirigeants à tous les diables. Les traîtres et les trahis se tenaient en grande estime. |