L'EXPERIENCE RUSSE![]() Les hommes n'apprennent rien de l'histoire. Les ouvriers non plus. Ils auraient pu apprendre de la Russie comment on fait une révolution. Les enseignements du modèle soviétique avaient été impressionnants et ils les ont suivis avec enthousiasme. ![]() Mais, lorsqu'ils furent eux-mêmes surpris par les événements révolutionnaires, ils ne surent que faire. ![]() Cela ne dépendait pas d'eux, pas uniquement d'eux du moins, mais d'abord du fait que la Russie n'était pas l'Allemagne et qu'une situation historique ne se répète jamais de façon identique. ![]() C'est pour cela qu'il y a une différence frappante dans la dynamique des deux mouvements. Le mouvement ouvrier d'Europe centrale, notamment l'allemand, est resté en-deçà des tâches que lui fixait l'histoire, alors que la classe ouvrière et paysanne russe y ont satisfait et au-delà. Cela avait des raisons profondes. ![]() Tandis que l'Allemagne possédait un vieux mouvement ouvrier, une organisation bien implantée faisait totalement défaut en Russie. Ne fût-ce qu'à cause de cette carence, il n'était pas possible d'y préparer méthodiquement une révolution de grande envergure. Le système barbare de réaction féodale que représentait le tsarisme s'était puissamment renforcé après sa victoire sur la révolution de 1905 pour être en mesure de réprimer avec succès dans le sang toute tentative de nouveau soulèvement des masses. Mais, le tsarisme s'étant brusquement effondré pendant la guerre mondiale, la tournure imprévue prise par les événements menait au bord de l'abîme, abîme qu'il fallait absolument franchir. Les masses ne savaient que faire. C'est alors qu'intervint une couche d'intellectuels, qui étaient avant tout des émigrants et qui avaient reçu à l'étranger une formation marxiste. Elle s'empara de la direction de la révolution et força le cours des événements dans une vie déterminée, conformément aux données de sa doctrine. C'était d'une audace, d'une témérité sans pareilles. ![]() Il s'avéra bien vite que cette témérité avait été folle. De plus en plus rapidement, cette voie s'est éloignée de la réalité. Dans l'abstraction de la théorie, tout était juste, chaque pas pouvait se justifier en s'appuyant sur Marx. Seulement Marx n'avait pas écrit pour la Russie, mais pour l'Europe occidentale hautement industrialisée. Le gouffre se creusait entre l'idée et la réalité sans le vouloir et sans pouvoir l'éviter, la pratique s'enfonçait à chaque pas plus profondément dans un monde imaginaire. Le courage de l'utopie finit en utopie. ![]() Le conflit avec le tsarisme, la propriété terrienne et la paysannerie, dans un pays où les 4/5 de la population étaient encore occupés dans l'agriculture à la veille de la révolution, aurait dû provoquer une révolution comme celle qu'il y avait eu en Angleterre au milieu du 17e, en France à la fin du 18e et en Allemagne au milieu du 19e siècle : une révolution de caractère bourgeois. ![]() De fait, la révolution de février 1917 fut d'abord un soulèvement des masses paysannes et du prolétariat, encore sans conscience de classe. Elle se dressa contre le tsarisme qui, malgré son renforcement apparent depuis la révolution de 1905, était blessé à mort dans ses bases mêmes. Elle agit sans programme révolutionnaire particulier, comme dans un acte de défense instinctif, comme on abat un animal enragé ou comme on écrase du pied un champignon mortel. . ![]() Si, après cette rupture radicale, les représentants de la bourgeoisie prirent possession des organes gouvernementaux, à leur tête Milioukov, Goutchkov, Rodzjanko, Kerenski, entre autres, cela correspondait parfaitement à la loi de la succession historique. C'était le tour de la bourgeoisie. C'était à elle de prendre l'initiative et de représenter l'ordre nouveau selon le schéma traditionnel. ![]() Il dépendait de la bourgeoisie russe d'être à la hauteur de sa tâche historique. Réclamer la succession au pouvoir ne pouvait suffire pour l'exercer. Il y fallait aussi les aptitudes, la force et l'efficacité. Et là, il s'avéra rapidement que la politique bourgeoise confuse, impuissante et sans imagination allait au fiasco. La révolution perdit ainsi très vite son caractère bourgeois. A sa place, le facteur prolétarien prit une influence qui finit par devenir décisive. Non seulement la bourgeoisie n'était pas à la hauteur, mais les leaders prolétariens étaient plus conscients de leurs buts et plus instruits politiquement, mieux préparés à leur rôle révolutionnaire. La révolution gagna ainsi un nouveau visage, elle se mua en révolution prolétarienne. ![]() Il serait pourtant faux d'en conclure que la révolution russe a aboli pour toujours les lois qui régissent la succession des phases révolutionnaires. ![]() Le mécanisme de cette loi de l'histoire de tous les peuples a démontré depuis des décennies que le capitalisme fait invariablement et nécessairement suite au féodalisme. Quelles seraient les raisons qui permettraient de faire une exception pour la Russie ? Et quelles raisons y aurait-il pour que cette exception remette en cause la validité de cette loi pour l'avenir ? ![]() Selon la logique historique, la bourgeoisie capitaliste devait donc suivre l'aristocratie féodale dans la domination de la Russie. Non pas le prolétariat ou le socialisme. Même pas si quelques fractions minimes des masses révolutionnaires, voire du prolétariat industriel, en faisaient profession. ![]() La Pravda se fit pourtant l'interprète de cette idée dans son premier numéro de 1917 en reconnaissant comme « devoir fondamental » de la révolution « l'institution d'un système démocratique et républicain ». ![]() Mais la couche intellectuelle dirigeante poursuivait d'autres buts politiques. Elle ne s'occupait pas des lois de l'histoire. Elle préférait s'en remettre à la situation au jour le jour. ![]() Les actions de masse s'accumulaient aussi bien en quantité qu'en qualité. La possibilité de gagner le pouvoir en une nuit a toujours exercé un charme irrésistible. Ce fut un raz de marée, qui voulait engloutir non seulement ses victimes mi également es maîtres. C'est ainsi que tout le pouvoir politique tomba entre les mains des bolchéviks. ![]() Pendant l'été 1917, Lénine soutenait encore l'idée qu'il s'agissait, après les combats révolutionnaires, d'ériger un régime bourgeois de gauche avec une large influence socialiste-prolétarienne. Et dès octobre, les extrémistes bolcheviks obtenaient la victoire pour eux seuls. ![]() Pour eux, il était évident que le pouvoir ainsi gagné irait dans le sens de leurs théories politiques et de leurs objectifs socialistes. Ce qui semblait hier encore utopie allait donc pouvoir se réaliser. ![]() La contre-révolution féodale n'avait pas résisté à l'assaut de la révolution. Elle ne présentait plus la moindre résistance à la prise du pouvoir par les bolchéviks. La contre-révolution bourgeoise inclinait d'autant moins à se soumettre. ![]() Pas tant la contre-révolution bourgeoise russe que celle du monde entier. Consciente de la solidarité de tous les intérêts capitalistes face à l'ennemi de classe, elle se sentait frustrée de la succession historique de la terre russe, dans le cadre de l'histoire russe. C'est pourquoi elle a tenté d'arracher au bolchévisme ce qui, d'après elle, lui appartenait. Tant que ces tentatives venaient de l'extérieur et tant qu'elle a tenté de réclamer son droit historique à l'aide d'armées d'invasion blanches, elle a échoué. Ce fut l'exploit le plus sensationnel et l'époque la plus glorieuse du jeune gouvernement révolutionnaire. |