LA RUSSIE ABANDONNE LA REVOLUTION![]() La contre-révolution ne vient pas obligatoirement de l'extérieur, elle peut aussi se développer à l'intérieur. Elle peut prendre sa source dans le contrecoup dialectique qui suit d'habitude chaque poussée révolutionnaire. ![]() C'est l'arc trop tendu des revendications et des objectifs révolutionnaires qui revient, comme sous l'effet d'une loi physique, en deçà du niveau précédemment atteint pour parvenir à équilibrer les tensions. Si le contrecoup n'est pas freiné ou contrôlé, il y a contre-révolution. La révolution russe avait vaincu sous le signe des soviets, avec le mot d'ordre : Tout le pouvoir aux conseils ! Ce cri de ralliement fascinant avait libéré des forces insoupçonnées et conduit à de très importants résultats tactiques. La société socialiste devait maintenant, dans l'imagination des nouveaux potentats soviétiques, être construite sur la base de l'idée des soviets. ![]() Mais le système des soviets avait besoin d'hommes qui ne se contentent pas de s'exalter à cette idée, mais qui soient également assez mûrs et assez conscients pour en entreprendre la réalisation pratique. L'expérience de l'esprit communautaire du communisme primitif, encore très vivace en Russie, n'y convenait pas mieux que l'école du patriarcat féodal, qui fournissait au tsarisme son matériel humain. Et le peuple russe arriéré n'avait rien de plus à offrir. Il lui manquait avant tout cette éducation des qualités spécifiquement personnelles que permet l'ère bourgeoise capitaliste. Il lui manquait aussi, et ce n'est pas là le moins important, la formation psychologique et intellectuelle que donnent les méthodes de travail et les techniques de production de l'industrie moderne. Car le capitalisme ne crée pas seulement des usines et des machines, d'autres modes de travail et une plus grande rentabilité, il crée aussi des hommes nouveaux, des hommes pourvus de nouvelles qualités d'esprit, de caractère et de rendement. ![]() Ce n'est pas sans raison que Marx a lié la victoire de la révolution prolétarienne à l'apparition préalable, dans le monde capitaliste, du plus haut degré de développement économique, social et culturel, et qu'il en a fait une condition décisive. Car ce n'est qu'alors que la révolution prolétarienne et le commencement de construction du socialisme disposent d'une matière première appropriée. Matière humaine sans laquelle une société socialiste n'est pas pensable. ![]() Cette condition élémentaire n'était pas remplie en Russie et il lui manquait donc le facteur décisif qui eût garanti une réelle victoire. ![]() Les dirigeants bolchéviks s'étaient illusionnés en utilisant trop adroitement et sans hésitation le mot d'ordre des soviets et en s'emparant du pouvoir qui gisait dans la rue. Le mot d'ordre des soviets n'était pas le produit de leur propre orientation révolutionnaire, c'était un bien étranger dont ils ont profité. Ce fut un grand avantage pour eux, mais qui leur est bientôt devenu fatal. Car les hommes soviétiques ne répondirent pas au mot d'ordre des soviets et firent défaut à l'Etat soviétique. Rien ne put combler ce vide. On avait pu se tromper soi-même, tromper un peuple entier, mais on ne trompe pas l'histoire. Elle a inexorablement remis en question la victoire de la révolution russe dans son caractère socialiste-prolétarien. ![]() C'est sur ce point, au maillon le plus faible de la chaîne, que la stratégie interne de la contre-révolution a repris, s'appuyant sur l'antagonisme constitutif inhérent au pouvoir soviétique. ![]() Pour repousser les tentatives d'invasion des armées blanches du capital d'Europe occidental, la Russie avait besoin d'une armée rouge qui défendrait les frontières du nouvel empire, étoufferait la guerre civile et écraserait les forces de la contre-révolution armée. ![]() Elle réussit à constituer cette armée en un temps très bref, à lui insuffler une énergie et un mordant extraordinaires et à en faire l'outil sûr de la défense et la garantie du succès de la révolution. Mais cette performance a été obtenue au prix du sacrifice du principe des soviets, tant théoriquement que pratiquement, dans la structure de l'organisation militaire, la dynamique de l'action et notamment la direction des opérations de guerre. ![]() C'est contre ce fait que s'est créée au sein de l'armée une opposition menée par Frounzé, Goussev, Vorochilov, etc. Elle pensait que l'Armée Rouge devait se différencier de celle des Etats capitalistes, non seulement dans ses buts politiques, mais aussi dans sa structure, sa tactique et sa stratégie. Elle exigea une doctrine militaire prolétarienne et une organisation réellement soviétique. Ce n'était pas, comme Trotski, adversaire acharné de ce mouvement, le présente, « une tentative d'élever les méthodes de francs-tireurs de la première période de la guerre civile en un système durable et universel », c'était plutôt la tentative de faire valoir le principe des soviets dans la construction de l'Armée Rouge. ![]() Cette tentative échoua. Ce n'est pas parce que Trotski, comme chef militaire suprême, avait le pouvoir de la réprimer avec violence, ce n'est pas non plus parce que ses arguments auraient été plus justes ou plus percutants, mais parce que cette tentative ne s'appliquait pas à son objet. Le principe des soviets avait toujours été pour le bolchévisme un corps étranger. Il n'y trouvait ni base, ni milieu favorable, ni aliment, ni possibilité de se développer. Il ne pouvait donc pas s'affirmer ni devenir réalité. ![]() Le Parti Communiste refusait, et de son point de vue il avait pleinement raison, de donner satisfaction aux revendications de l'opposition. La bureaucratie, qui avait déjà gravi les premières marches de l'escalier qui la conduirait à la domination, s'est avidement emparée des hautes positions dans le commandement militaire. Elle y voyait une nouvelle occasion de satisfaire son besoin de puissance et les considérait comme d'importants points d'appui pour raffermir sa position sociale et politique particulière. ![]() L'armée des soviets pour une défense socialiste a été détournée de son but et ramenée aux clichés habituels de l'armée autoritaire impérialiste et bourgeoise. Et l'autorité de commandement, la discipline, l'obéissance et la subordination aveugle y ont de nouveau fait leur entrée. ![]() Trotski, qui ne veut pas avouer qu'il est lui-même l'un des fondateurs de la bureaucratie russe, justifie cette transformation ( il a été amené à l'antidater pour sa polémique avec Staline ) comme suit : « Pour gagner la confiance des alliés bourgeois et ne pas trop exciter l'adversaire il fallait, non plus différer à tout prix des armées capitalistes, mais au contraire leur ressembler le plus possible. Derrière les changements de doctrine et le ravalement de la façade s'accomplissent des évolutions sociales d'importance historique ». En réalité, il s'agit avant tout du procès de développement qui va des barricades à Thermidor. Evolution qui n'a pas commencé avec Staline mais sous Trotski. ![]() En une autre occasion, Trotski expliqua encore autrement pourquoi l'Armée Rouge avait été la première institution du pouvoir soviétique à abandonner le principe des soviets. Dans la défense de la révolution contre les armées contre-révolutionnaires, il n'était pas possible d'attendre qu'un nombre suffisant d'hommes soviétiques aguerris aient été formés pour leur confier des tâches et des responsabilités militaires. Il fallait agir vite avec les moyens disponibles pour assurer la défense. ![]() Ceci est juste, mais pas tout à fait conforme cependant à la réalité historique. A Paris, la contre-révolution a jadis déchaîné toutes les puissances de la guerre pour détruire les acquis de la Grande Révolution. Le danger dans lequel se trouvait la capitale de la France, pays relativement petit, était certainement plus grand que celui qui menaçait la grande Russie avec ses lointaines frontières et son large espace de manoeuvre et d'approvisionnement. La Convention trouva alors en Carnot un homme qui sut réorganiser, dans les conditions les plus difficiles qui soient, l'armée française et les techniques militaires de fond en comble. Son remarquable succès fut de reconnaître et d'appliquer les nouveaux principes de la doctrine bourgeoise, de démocratiser les bases de l'armée et de la rendre ainsi bien supérieure aux armées réactionnaires. Carnot agissait là en révolutionnaire et non en épigone d'une tradition morte. Et c'était ce qui importait s'il fallait sauver la révolution. Cette nouvelle réforme de l'armée était elle-même un acte révolutionnaire. ![]() Il manqua un Carnot à la Russie. Il lui manqua une transformation révolutionnaire de l'armée et la révolution prolétarienne ne put pas saisir le moment décisif pour constituer sa puissance militaire. ![]() Le principe bourgeois a repris en Russie une position centrale dominante. La forteresse de la révolution a été délibérément livrée à l'ennemi. C'est ce qui a permis à la contre-révolution de reprendre pied au coeur même du nouveau régime. Elle n'avait plus besoin de venir de l'extérieur; les Kornilov, Youdenitch, Dénékine et Wrangel, elle pouvait s'en passer. ![]() Alors que Carnot, en tant que dirigeant, activait les masses, les dirigeants russes s'activaient sur les masses. Pour ne pas être expulsés du pouvoir, ils expulsèrent du pouvoir son principe de base. Ils semblaient sauver la révolution, alors qu'ils la dotaient d'une âme contre-révolutionnaire. |