les révolutionnaires ont-ils
une contre-révolution de retard ?
(notes sur une classe impossible)
3. le capitalisme, concentré de l'histoire humaine |
Parce que nous envoyons des engins à des milliards de kilomètres de la terre, il est facile d'oublier les racines matérielles du monde actuel. Etre communiste, c'est considérer que la première et peut-être la seule richesse est dans les relations humaines et en faire découler tout le reste. Or, on s'aperçoit que tout ce qui est commun dans l'activité humaine échappe aux êtres humains pour leur revenir sous la forme d'entités qui les écrasent : argent, travail, Etat... Pourquoi ? |
Le marxisme a apporté une réponse qui rejoint le sens commun : parce que les hommes vivent dans la pénurie. Il faut donc l'abondance ! Mais l'âge d'abondance reste toujours à créer. C'est au contraire dans l'activité même des groupes sociaux d'il y a dix mille ans et moins, et non dans leur prétendue « pauvreté », que réside la cause de l'apparition de l'Etat, de l'argent, de la valeur. |
Ces médiations que l'humanité a inventées peu à peu doivent bien remplir une fonction qu'on ne peut résumer ni par la gestion de la pénurie au profit d'une minorité, ni par le maintien d'un ordre qui s'avère chaque jour un désordre catastrophique. Il faut remonter le fil du temps et distinguer dans l'activité matérielle et sociale (qui sont une seule et même activité) ce qui a engendré ces médiations. |
Les maux de la société industrielle étaient préparés par ceux des sociétés traditionnelles préindustrielles -- du moins la plupart d'entre elles. Il ne serait pas inintéressant de savoir comment s'est opérée la mutation vers le travail, très tôt, sur des millénaires, puisque les groupes humains les plus proches du communisme qui existent aujourd'hui n'ont survécu que dans des régions exceptionnellement protégées. Nous en savons plus sur l'activité déjà muée en travail que sur l'activité sociale totale, « communiste » ou « générique », trop rare. Cependant, les sociétés de classe archaïques elles-mêmes gardent au travail une dimension qu'il perd sous le capitalisme. Même pénible, le travail y conserve une dimension sacrée qui dépasse son contenu et intègre le travailleur dans un tout. Il sert à assurer la reproduction d'un ordre du monde vécu comme religieux, c'est-à-dire où l'activité a son sens en dehors d'elle-même, dans une transcendance protectrice qu'il faut assurer. L'Empereur tient du Ciel le Mandat de garantir l'équilibre et l'unité du monde, en veillant aux rites qui assurent la fécondité du sol, l'entretien des digues, etc. Mais le cordonnier aussi fait plus que des souliers, son travail fait partie d'une totalité au sein de laquelle il prend un sens. |
C'est là qu'on voit le reliquat mais aussi la perte décisive de ce que possédait de communautaire l'activité antérieure déjà disparue. La présence d'un élément commun est désormais liée à une transcendance : la communauté n'est plus celle des gestes des hommes mais seulement celle d'un tout cosmique. Certes, l'existence de celui-ci est plus ancienne et il était aussi présent dans les esprits et donc dans les comportements. Mais, désormais, cette totalité est hors de portée des hommes : la religion et le pouvoir en ont seuls la charge. Les hommes se sont émancipés de la nature et des superstitions qui faisaient d'un rocher, d'une source ou d'un arbre, le siège de forces occultes. Mais ils ont reporté leur croyance sur un groupe social ou sur un homme. La moindre dépendance locale s'accompagne d'une soumission de plus en plus lointaine, qui finira par se dépersonnaliser tout à fait dans le capitalisme. |
Le processus d'autonomisation du travail a franchi une étape décisive avec le passage de l'agriculture à l'industrie comme activité centrale de la société. Pour l'homme ancien, le temps était rempli d'une totalité sacrée marquée par des fêtes et des rites qui assuraient sa permanence et son renouvellement. L'homme de l'industrie, lui, se substitue au temps, s'use à sa place, dans un travail désacralisé. Le travail a toujours un sens extérieur à son contenu, et même de plus en plus indépendant de ce dernier, mais l'extériorité est désormais profane, non divine. Le paysan exploité travaillait pour le seigneur, mais aussi pour le Seigneur. L'ouvrier moderne travaille pour gagner l'argent nécessaire à sa vie. |
C'est une évolution qui s'est déroulée sur plusieurs siècles. En Europe centrale, du XIIe au XVe siècle, des associations d'artisans mineurs exploitent les mines. Elles disparaissent quand l'exploitation commence à se faire en profondeur. Les artisans ne sont plus en mesure d'assumer eux-mêmes la communauté de leurs activités : seuls des marchands ont le capital nécessaire aux investissements désormais indispensables aux travailleurs, qu'ils vont donc transformer en salariés. C'est alors qu'apparaît le mot allemand Arbeiter : celui qui travaille pour autrui, par opposition à l'ouvrier libre. |
Les pays protestants découvrent ensuite le travail comme facteur structurant de la société et plus efficace que les liens de parenté ou la pratique religieuse. Le protestantisme achève la scission entre la religion et le mythe, isole l'homme, donne à l'individu le travail comme raison de vivre et fait du travail social la seule base de la collectivité. Hegel réserve au travail une place centrale, au moins aussi importante que l'histoire, dans son système philosophique. Sur ce point, il prolonge et synthétise les Lumières : avec les célèbres planches de l'Encyclopédie, la bourgeoisie du XVIIIe siècle fait le tour du propriétaire. Hegel décrit une progression de l'animalité a la spiritualité qui repose sur le mouvement du travail conquérant le monde avant de se dématérialiser en art, philosophie, religion. |
Les révolutions bourgeoises, et particulièrement celle de 1789, se firent au nom du travail contre l'oisiveté, de l'utilité sociale contre le parasitisme. Il n'est pas étonnant que la Révolution française demeure la grande référence de gauche et même d'extrême-gauche (voir les théorisations trotskistes sur Thermidor et le bonapartisme). Toutes les contradictions dont vit et meurt la gauche sont déjà dans cette révolution qui l'emporte grâce à l'élan des masses et qui, incapable de les satisfaire, finit par les combattre. Les contradictions de la Montagne et du jacobinisme se répètent dans l'idéal impossible d'une démocratie des petits, d'une autogestion de la République éliminant le Mal (les riches, les immoraux, les marginaux oisifs, les asociaux sans amis comme disait Saint-Just), au profit du Bien (le peuple pas riche mais pas trop pauvre non plus, le bon travailleur honnête et moral). |
« Celui qui ne veut pas travailler
ne doit pas manger. » Frontispice de L'Artisan. |
Le capitalisme moderne réalise donc l'idéal séculaire d'une société reposant sur le travail. Transcendance profane, c'est-à-dire non plus extériorisée en un dieu ou un principe du monde, mais intériorisée par la société, le travail constitue une communauté de l'immanence : les choses tiennent désormais par elles-mêmes, par leur mouvement incessant, qui entraîne tous les êtres de l'espèce dans une sorte de gravitation universelle. |
La tendance apparue depuis à peine quelques siècles s'est réalisée. Autrefois, les êtres et les groupes humains étaient déterminés par un ou des traits spécifiques. Aujourd'hui, tout se détermine par rapport au capital, qui recentre sans cesse tout autour de lui. |