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les révolutionnaires ont-ils
une contre-révolution de retard ?
(notes sur une classe impossible)

 

6. le problème et sa solution sont dans l'activité humaine
Le capital vit de l'activité des hommes. Le besoin d'agir, de sentir, de créer, de participer, tout ce qui fait la « nature humaine » et anime le mouvement communiste, le capital a soif de tout cela; il est cette soif et le désert où il l'égare. Voilà sa contradiction.
Il en résulte que le capital, réduisant toute activité quelque peu créative au travail salarié, joue sur l'attrait de cette activité emprisonnée dans le salariat. Une fraction non négligeable des travailleurs est amenée à ne plus « croire » à un travail et à le saboter quand c'est possible, et se trouve disponible pour l'action subversive. Mais une grande partie des salariés (parfois les mêmes) trouve d'autant plus de satisfactions relatives dans le travail, et de raisons de le supporter, qu'il reste dans le salariat une activité offrant un semblant de communauté. Pour beaucoup, dans une société qui interdit toute aventure qui ne se soit pas « éloignée dans une représentation », la seule aventure, c'est le travail. La faillite des idéologies, les fissures de la coquille protectrice de la famille, la déconfiture de la religion et de la politique transformées en spectacle souvent moins stimulant que les spots publicitaires, font de l'entreprise l'un des rares lieux collectifs où bien des gens ont le sentiment de faire quelque chose, de participer à une activité commune.
Le capital se sert du fait qu'il subsiste quelque chose d'humain, de « générique » dans le travail le plus dégradé. Il n'aurait pas triomphé depuis les années 20 sans ce mouvement où salariat et activité humaine se nourrissent l'un de l'autre.
Parvenu à faire entrer les enfants à l'école et les adultes dans l'entreprise, le capital ne peut cependant intégrer la totalité de la vie humaine. Sa nature même le lui interdit. Car le capital n'achète pas le travail mais la force de travail : à l'ouvrier de la mettre en oeuvre. Le salarié agit alors sous la contrainte du travail, mais c'est tout de même lui qui fait ce travail. Même subordonné « réellement », le travail garde une relative autonomie. Le même besoin humain essentiel pousse le « bon » salarié à accepter son travail en s'y conformant, et le « mauvais » à le subvertir, c'est-à-dire la plupart du temps en l'acceptant aussi en le rendant moins ennuyeux, voire « ludique ».
L'ouvrier du début du siècle pouvait saboter en conservant une fierté compagnonnique. Aujourd'hui, absentéisme et sabotage peuvent devenir des soupapes de sûreté supplémentaires. L'absentéisme massif dans certaines sociétés permet un second métier, au noir. Grâce à la perruque, l'ouvrier hongrois peut compléter son salaire et réaliser à l'intérieur du cadre de travail l'activité dont le travail le prive. La perruque, acte plus collectif qu'individuel, prouve que la mise en miettes du travail n'empêche pas un véritable savoir ouvrier et un contrôle plus grand qu'on ne le croit sur les conditions de production. Elle atteste aussi une « adhésion (...) au modèle ouvrier traditionnel, à la vie d'usine » (D. Mothé). L'ouvrier se démontre ainsi qu'il est capable de fabriquer quelque chose par lui-même, alors que le morcellement de son travail le persuaderait qu'il n'est rien sans l'être collectif de l'usine, en un mot sans la force autonomisée qui les met en branle, ses camarades et lui : le capital. Elle peut même devenir un rite d'initiation reconnu par la maîtrise.
Dans une grosse entreprise comme la nôtre, où il n'y a qu'un seul et unique syndicat -- la CGT -- la perruque, c'est aussi le moyen très individualiste de reprendre de l'autonomie par rapport au dialogue sans fin des deux institutions : le pouvoir patronal et le pouvoir syndical.
Un ouvrier, cité dans Le Monde, 16-17 novembre 1980.
La perruque entraîne une activité qui anticipe le communisme. Mais la créativité est elle-même une condition du capitalisme, qui suppose l'intervention active de l'ouvrier, malgré et contre l'organisation capitaliste du travail, comme le montre Mothé dans ses articles de Socialisme ou Barbarie. Si Mothé voyait dans l'organisation ouvrière informelle un embryon de cette gestion ouvrière qu'il appelait de ses voeux, nous ne pouvons plus croire aujourd'hui que l'action autonome de l'ouvrier soit un embryon de révolte communiste, ou d'attitude communiste, alors qu'elle est à la fois cela et un produit, sinon une condition du capital. Il y a la un noeud que les prolétaires devront trancher pour que le conflit qui s'y est noué acquière une portée révolutionnaire.
Tout semble séparer les grèves ritualisées d'actes spontanés comme sabotage ou perruque. Mais ces actes sont aussi la forme moderne de la revendication prolétarienne, forcée par le capital, qui a transformé l'activité en moyen de vivre. La revendication ne porte plus simplement sur le salaire ou « les conditions de travail » au sens habituel restrictif. Elle s'adresse aussi à la condition du travail, elle surgit de l'action et de la réaction dans l'activité salariée. Le développement capitaliste force à agir dans toutes les dimensions de la vie humaine. On demandait plus d'argent et moins de travail. On demande en sus de l'« être » en récupérant une partie du « faire » interdit et volé à la fois par le salariat.
La réaction du salarié est comme son activité. Il refuse et accepte à la fois, pris malgré lui dans une révolte contre la valeur d'échange et la valeur d'usage de son travail, pour parler comme Marx : contre l'argent toujours insuffisant qu'il lui rapporte, et contre ce que ses actes deviennent tant qu'il se loue au capital. Quand il se bat au niveau exclusif de la valeur d'échange, il reste dans le capital. Il n'y a là, comme le dit Marx dans une critique de Proudhon, que « le mouvement du travail dans sa détermination de capital ». La révolution serait la contestation en actes de la valeur travail. Le syndicalisme exprime et organise ce qu'il y a de non-communiste dans les prolétaires, qui ne sont pas extérieurs au capital. Ils pourront faire la révolution communiste parce qu'ils font le capitalisme.

 

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