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les révolutionnaires ont-ils
une contre-révolution de retard ?
(notes sur une classe impossible)

 

7. l'image d'un monstre
Tandis que l'importance du travail direct décline dans la production comme dans la société (c'est parce que toute la société travaille) le lien entre l'énergie pompée aux hommes et son résultat (l'accumulation de biens, de machines, d'institutions qui nous écrasent et de loisirs qui nous divertissent) ce lien n'apparaît plus clairement. D'où l'apparition dans les têtes de l'idée d'un automatisme social.
La sensation d'être télécommandé est un produit historique récent. L'homme archaïque se concevait à la merci de forces divines qui commandaient sa vie, et identifiait souvent ses maîtres à ces réalités supra-naturelles. Au moins avait-il le sentiment, réel, d'une familiarité entre ses gestes quotidiens, la réalité qu'ils modelaient et le résultat qui en sortait. Un seigneur, un marchand pouvaient lui extorquer le fruit de son travail; ce qu'on lui enlevait était au moins à lui, matériellement et dans l'imaginaire. Aujourd'hui, les métiers où l'on ne perd pas de vue le rapport entre le travail et son aboutissement sont l'exception.
Le capital nous écrase doublement. D'abord en nous maintenant dans cette situation. Ensuite, en nous distillant, quasi-naturellement, la croyance en un monstre automatique. Comble de l'aliénation : oublier que ce monde est notre oeuvre, que le capital est fait -- et pourrait être défait par nous.
On n'a jamais tant parlé de monstres que dans la société capitaliste. Autrefois, les mythes et les légendes regorgeaient de créatures fabuleuses. Aujourd'hui, on entend dire de plus en plus que c'est la collectivité humaine, notre vie, la société, qui seraient monstrueuses. Le capitalisme est bien un monstre au sens où le monstrueux combine des éléments réels en les recomposant de telle façon qu'on n'y reconnaît plus rien, et que les lieux, les actes, les êtres familiers prennent une figure effrayante. Il l'est aussi au sens où il mêle indissolublement (ce qu'aucune société d'exploitation n'avait fait auparavant) humain et non-humain, homme et machine, activité vivante et engin artificiel. Le capital n'est certainement pas monstrueux au sens ou il aurait aboli ou absorbé pour de bon l'humain en lui.
Le capital a avec l'énergie humaine une toute autre relation que les autres modes de production. Il crée effectivement une société du spectacle comme l'avait pressenti Feuerbach. Il dépouille l'homme de son action et la lui renvoie recomposée par lui, alors que les systèmes d'exploitation antérieurs revenaient à extorquer un surproduit, le surplus d'un travail qui n'était pas bouleversé de fond en comble. Même les grandes sociétés esclavagistes ou « asiatiques », mobilisant des masses d'hommes innombrables pour des travaux agricoles ou cérémoniels, reposaient sur la vie des communautés villageoises de base : leurs entreprises gigantesques (construction de réseaux d'irrigation, de monuments, efforts guerriers) coexistaient avec les collectivités rurales sans les détruire. Le capital réorganise toute la vie du salarié, canalise sa créativité, suscite une passivité, une vie regardée et non agie, un monde de représentations et non d'actions -- bien qu'en fait le salarié moderne ait potentiellement plus de moyens d'agir collectivement sur le système salarial que l'esclave égyptien sur le système pharaonique.
L'émergence d'une société « spectaculaire » est contenue dans la nature de l'échange. Quoi qu'on puisse dire de Marx, et nous ne nous privons pas de le critiquer, y compris plus loin, ses longs raffinements sur la théorie de la marchandise n'ont pas été écrits en vain. La polarité valeur d'usage / valeur d'échange implique que chaque acteur de l'échange oublie le contenu réel de ce qu'il offre pour ne considérer que celui de la marchandise offerte par son vis-à-vis. Il ne s'intéresse pas à ce qu'il a : ce qu'il a produit lui sert au contraire à se représenter ce qu'il n'a pas encore ; sa propre activité doit être oubliée au profit de l'anticipation d'une jouissance autre. En cela l'échange est le monde du différé, de l'imaginé [l'imagine] , du promis, et non du réel, du tangible, du visible. Le capital, rapport social, ne se serait pas imposé aux hommes s'il n'avait pas exploité et décuplé l'imagination, le rêve, le lendemain. Par là, il a donné libre cours à l'une des caractéristiques humaines qui est, on l'a dit et redit, de toujours modifier l'être propre de l'homme, de chercher toujours le mouvement. [2]
Ce qui était vrai dans l'échange simple entre deux marchandises atteint des sommets avec le salariat. Là, c'est la totalité de la vie qui est niée, refoulée, huit heures par jour, par le salarié, qui ne le supporte qu'en imaginant ce qu'il fera grâce à cette activité devenue secondaire. Rares sont ceux qui prennent plus de plaisir à leur métier qu'aux loisirs qu'ils achètent, et dont la vie professionnelle stimule plus l'imaginaire que leur temps dit libre. Ceux qui vivent le moins cette séparation travail / loisir sont ceux qui s'identifient le plus au capital (les managers).
Cette perte de réalité, ce rêve éveillé généralisé, cet onirisme planétaire, a évidemment quelque chose d'horrible mais aussi de tendrement fascinant. Tendre comme le moment où l'on s'enfonce dans le sommeil, où les images se forment sans être vraiment du rêve. Il n'y a pas besoin d'être punk pour être séduit par l'horrible déperdition de réalité du monde capitaliste. Fourier, dont le système offrait un champ libre à la passion humaine pour la spéculation qu'il nommait cabaliste, conservait l'échange marchand comme garant d'une circulation des désirs et des pulsions anticipées. Inversement, dans certains textes bordiguistes -- ne disons pas bordiguiens -- sur le communisme comme abolition de l'échange, on peut noter un aspect dangereusement clean et net, sans trop de mouvements, pas de désordre surtout, on fabrique le strict nécessaire, ça ira comme ca...
L'homme est un prématuré, ne naît pas armé pour la vie comme d'autres espèces. Le développement humain a coïncidé avec une préparation de plus en plus longue du jeune être à son entrée véritable dans la vie supposée réelle, « adulte ». L'interposition de médiations de plus en plus complexes et infantilisantes entre le jeune individu et la société, surtout quand ces détours prennent la forme du monstre-école de plus en plus dévorant, montrent à quel gaspillage inouï de richesses humaines on a abouti. Une sorte de paralysie fait qu'on se consacre de plus en plus à se préparer à vivre plutôt qu'à vivre. Là encore, l'anticipation se retourne et, loin de rehausser la réalité, la remplace. Tout devient répétition générale d'une pièce dont la représentation recule toujours.
Quoi qu'il en soit, si la société repose sur la socialisation de ses membres prématurés, ce passage suppose des rites, la transmission de codes. Dans les sociétés pré-capitalistes, ce sont des rites religieux. Le capital, créant un monde d'objets dont l'immanence suffit à assurer le lien social, a moins besoin de religiosité. La transcendance est transférée dans l'intercirculation des marchandises et des hommes-marchandises, et non plus dans la réalité externe par rapport à la société, bien que cette communauté d'objets, malgré son apparente familiarité, soit plus étrangère aux actes des hommes que l'étaient les dieux anciens. Par conséquent, dans un monde qui s'éloigne dans la brume, on a de plus en plus l'impression qu'il tient sans nous, sans personne, sans même ses soi-disant dirigeants : il tient tout seul. S'excluant de sa propre vie par le salariat, dans son travail comme dans ses loisirs marchands, le salarié a donc le sentiment d'une exclusion de fait par rapport à une société globale qui marcherait sans lui. Cette illusion d'un automatisme social conduit forcément à la conviction de son impuissance, personnelle et même collective (car où des atomes à la dérive trouveraient-ils la force de s'unir ?). A moins que cette illusion n'indique de fausses solutions. Ce qu'il y a de vraiment monstrueux, c'est qu'on ait tant de mal à se reconnaître dans le monstre : l'image du monstre, c'est la nôtre.
On compare mieux le capital à un cancer qu'à un robot : « ...le cancer -- maximum d'aliénation -- est la vie excluant la vie propre de l'être où il s'est développé... » ( Invariance, III, n° 5-6, p. 102). Mais l'humanité n'est pas un être : c'est un ensemble de relations. Et le capital n'est pas la maladie dont le communisme guérirait l'humanité. Le communisme ne vient pas d'une intervention extérieure au capitalisme, car le capitalisme a besoin de la tendance au communisme, qui est inséparable de l'activité humaine dans le capital. Intégration et négation vivent l'une de l'autre.
En réaction à la tendance, qui fut aussi la nôtre, à voir la révolution un peu partout, nous avons opéré un renversement tel que nous savons aujourd'hui voir la contre-révolution dans certains actes des prolétaires, mais que nous ne savons plus y distinguer la révolution. Elle doit pourtant bien se trouver presque au même endroit ! C'est la question du travail, où le capital enferme contradictoirement l'activité vitale, qui permet de saisir comment révolution et contre-révolution peuvent s'accomplir à partir des mêmes acteurs, et des mêmes gestes.
 
Footnotes
[2] Nous laissons de côte la question de savoir si c'est là une caractéristique qui durera autant que l'être humain.

 

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