les révolutionnaires ont-ils
une contre-révolution de retard ?
(notes sur une classe impossible)
11. la classe ouvrière, incarnation du prolétariat au XIXe siècle |
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Marx et les autres radicaux vont identifier cet « ensemble » à la classe ouvrière qui répond à leur double exigence. Les ouvriers sont des dépossédés : définition négative. Ils manient des forces productives modernes les plus avancées de leur temps : définition positive. En gros, sous des versions améliorées, cette double définition a été jusqu'à présent le bien commun des révolutionnaires, nous indus, y compris depuis le renouveau autour de 1968... Or elle ne convient pas : non pas à cause des « nouvelles formes du capitalisme ». Même en 1848, elle était insuffisante. Les révolutionnaires d'alors ont plaqué une réalité sociologique insuffisamment critiquée sur une définition négative, pour lui donner un corps, un contenu concret. Même à leur époque, c'était inopérant. La preuve en est que les communistes ont à peu près totalement oublié le communisme en 1848-50. Même le Manifeste ne dit rien de l'abolition de l'échange pourtant citée dans l'avant-projet d'Engels, il affirme la lutte de classe du prolétariat de façon très politique : le contenu social de la révolution communiste n'y est même pas esquissé. C'est une régression par rapport aux textes antérieurs, dont Marx et Engels voyaient mal l'intérêt, puisqu'ils ne publieront jamais les plus importants (Manuscrits de 1844...). n y a là un fait assez extraordinaire qu'on ne peut ignorer. Leur incompréhension de leur propre apport s'explique par le rapport ambiguë qu'entretient toujours le mouvement révolutionnaire avec son temps, dont il serait absurde de croire ou de vouloir s'émanciper complètement. Les révolutionnaires du milieu du XIXe siècle sont restés en partie prisonniers du mouvement ascendant du capitalisme. Leur théorie du prolétariat en porte la marque.![]() Prenons le plus de la définition : il fait des forces productives un bien, du capitalisme à éliminer un mal. La technique serait-elle libératrice par définition, le « développement des forces productives » forcément une bonne chose ? Marx lui-même montre le contraire. Il se garde bien de faire l'apologie de l'industrie mais l'idée bourgeoise du progrès s'infiltre dans sa théorisation du prolétariat. Avec les implications que d'autres ne manqueront pas d'en tirer, y compris de son vivant et sans qu'il s'y oppose : si la machine libère, il faut d'abord construire beaucoup de machines, et travailler toujours et encore... ![]() Si, d'autre part, on fait de l'argent, de la marchandise, un « mal » -- est-ce plus exact ? Il est évident que les prolétaires révolutionnaires ne détruiront pas l'argent pour se débarrasser de bouts de papier, mais des machines, des techniques, des objets anti-humains produits et conçus pour la valorisation : c'est donc cette base matérielle qu'il faut critiquer. Il serait même plus juste de dire que les ouvriers sont le prolétariat parce qu'ils sont à même d'arrêter, non de développer, des productions nuisibles. Certaines réalisations capitalistes posaient déjà un problème grave à une éventuelle révolution en 1920 (concentration urbaine démentielle). D'autres atteignent aujourd'hui un seuil difficilement redressable : que faire du nucléaire ? Sans sous-estimer les possibilités d'intervention humaine, le communisme recevrait en cadeau cette menace pour l'humanité. ![]() Les « forces productives » ne sont pas un héritage gérable par le communisme : cette idée est en passe de devenir une banalité de base mais ce qui est moins évident, c'est la fausseté de l'idée de l'opposition ouvriers productifs de valeur d'usage contre le reste des salariés parasites de cette « valeur ». ![]() La critique s'est récemment beaucoup portée sur ce point, et moins sur ce qui semble aller de soi : la définition par le moins : la dépossession. Premièrement, on fait l'impasse sur l'erreur de perspective commise dans la première moitié du XIXe siècle, erreur reprise ensuite, quant aux conditions de vie des ouvriers. Quand Marx dit dans l'Adresse inaugurale de l'AIT en 1864, que les crises économiques vont en s'aggravant, il raisonne selon des schémas déjà dépassés. De 1820 à 1845, il y a bien eu baisse des salaires réels, et un chômage énorme à chaque crise textile en Angleterre. On peut voir alors les deux extrêmes grandir et s'éloigner l'un de l'autre : une accumulation de richesses à un pôle et une aggravation des conditions de vie, la paupérisation absolue à l'autre. Dans Le conflit du siècle (Le Seuil), F. Sternberg démontre de manière convaincante que le caractère dramatique des crises d'alors tenait à un marché du travail « sursaturé » par l'exode rural et la transformation en ouvriers des artisans ruinés, au moment précis où l'Angleterre n'avait pas encore trouvé les marchés d'exportation nécessaires, le marché mondial étant encore dans les limbes. Les autres pays industriels, des deux côtés de l'Atlantique, ne connaissaient pas de chômage aussi massif. Dans la période 1850-1914, ces facteurs aggravants furent élimines, d'autant que l'émigration freina la formation de l'armée de réserve industrielle. Les effets les plus brutaux de l'expansion furent réservés aux colonies, notamment aux Indes dont le textile fut ruiné par la concurrence anglaise. La destruction violente des restes pré-capitalistes à l'intérieur des métropoles fit place à une mutation plus douce, mais continue dirigée vers l'extérieur. En même temps, si, la mécanisation réduisit le nombre d'ouvriers nécessaires à une production donnée, la production augmenta en volume grâce à l'élargissement des marchés. ![]() En somme l'identification de la classe ouvrière au prolétariat va s'affirmer quand cette classe perd le caractère le plus visible, le moins essentiel aussi, de la dépossession : la « pauvreté » entendue au sens capitaliste, définie par le manque d'objets de consommation. Certes, les ouvriers, après 1850, n'ont pas cessé d'être pauvres. Mais ils ont au moins participé à la marche du capital en recevant un travail et un salaire donnant accès à des objets. Or, des 1840, la dépossession n'avait pas été conçue comme le fait de ne rien avoir : cela allait trop de soi ! Mais comme le fait de n'être rien, d'être seulement déterminé par un travail et de se voir en plus refuser souvent ce travail. Cela devint en partie faux ensuite, en raison de l'expansion économique, mais les révolutionnaires persistèrent à faire l'éloge du travail ouvrier alors même que naissait le réformisme organisé, et Marx apporta maintes et maintes fois une caution révolutionnaire à des syndicats qui ne l'étaient nullement. ![]() Prolétaire dont le travail contient toute la positivité des forces productrices, prolétaire dépossédé : ces deux définitions inégalement mystificatrices recouvrent des réalités entre lesquelles il n'y a pas de coupure, et c'est bien le plus grave. D'un côté, le prolétaire est dépossédé surtout de relations sociales, de son humanité qui est d'agir, de sentir, de faire avec d'autres, de communiquer -- toutes choses paralysées et interdites par le salariat, à l'usine et hors du travail. D'un autre côté, l'usine et le contact des forces productives redonnent partiellement une positivité, une activité mystifiée au prolétaire, et avec le salariat lui-même lui fournissent l'occasion de créer des liens, une collectivité qui déborde du cadre de l'usine (la culture ouvrière). En faisant l'éloge du travail et du monde ouvrier, la théorie révolutionnaire a contribué à renforcer ce par quoi le capital neutralisait la dépossession. La théorie révolutionnaire a donc contribué à neutraliser ce qui la fondait. ![]() Les révolutionnaires se sont mépris profondément d'abord sur la communauté entre prolétaires avant 1848, puis sur ce qu'elle est devenue ensuite. Loin d'être atomisés et incapables de réagir, les ouvriers d'avant 1848 maintenaient des liens traditionnels, tributaires de leurs origines multiples. En Angleterre, beaucoup d'ouvriers venaient de la petite industrie rurale. Jusqu'au début du XXe siècle, chaque ville industrielle anglaise se composait d'une juxtaposition de villages. La persistance des liens villageois donnait de la cohésion au monde ouvrier et le limitait, indissociablement : le syndicalisme originel comme mouvement unitaire ouvrier (One big union théorisée par Owen) y prit racine. Ce que les Anglais nommaient radicalism n'était pas le fait d'individus déracinés et inadaptés, mais de groupes issus de communautés assez stables menacées par la société globale, ce qui circonscrivait leur action. ![]() La classe ouvrière apparaissait porteuse d'un projet social très éloigné du monde bourgeois. Quel est-il ? En 1788, Siéyès revendiquait pour le Tiers Etat la place qu'il méritait. Plus tard, Saint-Simon, dans les mêmes termes, célébra les vertus de la classe des producteurs, ouvriers et patrons mêlés et unis. Après 1830, le journal ouvrier L'Artisan reprit la formule : « la classe la plus nombreuse et la plus utile de la société ». Confus, le mouvement posa rarement la question du communisme mais il tendait à se situer en marge du capitalisme, en essayant de ne pas reproduire en son sein les institutions et les idées du système critiqué. En France, en Angleterre, en Allemagne, les réunions ouvrières avant 1848 étaient aussi malgré leur réformisme le moyen de faire passer autre chose. Revendication et politique étaient le langage faux d'une communauté qui se cherchait. ![]() Quand cette communauté se trouve, les ouvriers se comprenant à travers leur travail, ils veulent l'association. Ils ont sous les yeux le double exemple du travail artisanal et du travail industriel. Le capital est le travail associé et parcellarisé : l'association n'est pas tant une idéologie qu'une tendance spontanée, qui joue un rôle révolutionnaire à l'origine, en tant que perspective où des ouvriers osent imaginer de s'unir, de travailler et de vivre sans patron. ![]() Dès qu'elle passe à la pratique, l'association échoue ou s'adapte à ce qu'elle voulait éviter : la coopération devient le plus long chemin vers le capitalisme. Proudhon lui donne une forme générale et politique : une organisation ouvrière sans changement politique, mais allant jusqu'à l'élimination économique des patrons. Le proudhonisme a servi de repoussoir au mouvement ouvrier qui en a adopté l'esprit (en Allemagne Lassalle a subi un traitement analogue). C'est la revendication de l'autonomie maximum au sein du capitalisme. ![]() Ce projet n'a pas perdu sa validité avec le déclin de l'artisanat (qui fut lent en France et ailleurs). L'ambition de se constituer en monde ouvrier à part se retrouve dans le syndicalisme de métier de la seconde moitié du XIXe siècle, animé par les anciens artisans devenus ouvriers qualifiés qui conservent souvent une large autonomie dans l'organisation de leur travail. ![]() Ce séparatisme ouvrier ne dépérit qu'avec l'Organisation Scientifique du Travail, qui mit fin à l'autonomie de l'atelier et réduisit la qualification. Mais le proudhonisme n'est pas mort, il a pris la forme de l'attachement à l'entreprise et de l'idéal autogestionnaire où chaque atelier fixe ses normes. ![]() On n'en était pas 1à aux alentours de 1850, mais il est indispensable de reconnaître les liens sociaux tissés autour du travail, sous peine de fonder l'action révolutionnaire sur ce qu'on combat. Après avoir méconnu la socialité complexe qui se tisse autour du travail, le mouvement révolutionnaire a glorifié ce qu'il a interprété comme des relations antagoniques au capital et qui était la formation inévitable d'un monde ouvrier autour du travail ouvrier. On a toujours des racines, on vit toujours dans une collectivité. Tel était le cas des ouvriers des taudis de Londres en 1830, et tel est celui des déshérités du tiers monde. ![]() Il s'agit donc d'être clair pour savoir de quelle dépossession on parle. La privation de l'essence humaine dénoncée dans les Manuscrits de 1844 a été trop confondue avec la privation de ce que le capitalisme a rendu nécessaire pour vivre dans sa société. Pour les révolutionnaires, le prolétariat est un ensemble d'hommes mis en situation d'universalité : négative parce que se révoltant contre « le mode d'activité » (Marx); positive parce que disposant des moyens efficaces de cette révolte. La question est celle du mouvement entre cette positivité et cette négativité. Les moyens dont disposent ces êtres humains sont identiques à leur place dans la société. Le prolétariat moderne, au contraire de son homologue romain, est au coeur de la société. Comment les prolétaires peuvent-ils agir à partir de leur fonction mais sans y rester fixés ? |
« L'Europe moderne est née de la lutte de diverses classes de la société. Ailleurs, cette lutte a donné des résultats bien différents : en Asie, par exemple, une classe a complètement triomphé, le régime des castes a succédé à celui des classes, et la société est tombée dans l'immobilité. Rien de tel, grâce à Dieu, n'est arrivé en Europe. Aucune des classes n'a pu vaincre ni assujettir les autres ; la lutte au lieu de devenir un principe d'immobilité, a été une cause de progrès; les rapports des diverses classes entre elles, la nécessité où elles se sont trouvées de se combattre et de se céder tour à tour, la variété de leurs intérêts et de leurs passions, le besoin de se vaincre sans pouvoir en venir à bout, de là est sorti peut-être le plus énergique, le plus fécond principe de développement de la civilisation européenne. » Guizot, 1828. ![]() « [ .. ] séparons la société en deux classes d'hommes, et disons leur : ceux qui ne vivent que pour eux seuls sont des égoïstes, puisqu'ils ne vivent que pour boire, manger et dormir comme la brute; ceux qui sacrifient leur intérêt personnel à celui de la société sont des hommes sociaux; et nous leur dirons : à laquelle des deux classes d'hommes appartenez-vous ? eh bien, ceux qui nous diront qu'ils appartiennent à cette dernière, nous les accepterons dans nos rangs [ .. ] Avec de pareils éléments nous sommes sûrs d'arriver à notre but. » Extrait du discours de l'ébéniste Olivier (mort en 1834) lors de la fondation de la Société des Ebénistes. ![]() « [ .. ] réaliser la séparation des classes [ .. ] » L'Exploité, journal guesdiste nantais, 1882. ![]() « Le prolétariat lui-même, s'il s'emparait du pouvoir, deviendrait à son tour une classe dominante et exploitante. » Congrès de l'AIT (anarchiste) à Saint-Imier, 1872. ![]() « L'usine, c'est notre cathédrale à nous, la cathédrale des pauvres. » Un ouvrier français en retraite. ![]() « [ .. ] permettre au prolétariat de se développer économiquement et de s'ériger progressivement en classe dominante, » Charte Nationale Algérienne. ![]() « Allons, frère [ .. ] au lieu de courber humblement la tête en murmurant :je suis un paria, relève-là plutôt avec noblesse et fierté en disant : je suis un travailleur, » La Fraternité de 1845. ![]() « Le moyen de reconnaître en tous lieux l'ennemi est bien simple : ses mains font foi, et l'honneur du travail est imprégné dans sa pensée comme dans ses paroles. » Brochure anarchiste, entre 1872 et 1874. ![]() « [ .. ] la grève générale, arme pacifique, cependant légale, dont l'usage serait l'apothéose de la force productrice. » Lettre de F. Pelloutier, animateur du mouvement des Bourses du Travail, à J. Guesde, 1892. ![]() « [ ... ] nous introduisons la joie créatrice dans chaque travail mécanique, nous apparentons les hommes aux machines, nous éduquons des hommes nouveaux » Manifeste Nous, rédigé par D. Vertov, aux alentours de 1920. ![]() « [ .. ] le communisme est l'américanisme du xxe siècle [ .. ] » Browder, chef du PC américain, 1934. ![]() « Cette inévitable révolution, on en connaît les lignes maîtresses : l'expulsion des puissances d'argent, la suppression du prolétariat, l'installation d'une république du travail, la formation et l'accession des nouvelles élites populaires. » E. Mounier, Esprit, décembre 1944. ![]() « [ .. ] jusqu'ici, toute activité humaine a été travail, donc une industrie et une activité étrangères à elles-mêmes. » Marx, Manuscrits de 1844. ![]() « Si l'activité productrice libre est le plus grand plaisir que nous connaissons, le travail forcé est la torture la plus terrible, la plus dégradante. Rien n'est plus terrible que de devoir faire, du matin au soir, quelque chose qui vous répugne. Et plus un ouvrier a des sentiments humains, plus il doit détester son travail, car il sent la contrainte qu'il implique et l'inutilité que ce travail représente pour lui-même. » Engels, La situation des classes laborieuses en Angleterre, 1844. ![]() |