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les révolutionnaires ont-ils
une contre-révolution de retard ?
(notes sur une classe impossible)

 

12. le travail contre le capital, mais encore en tant que travail
La théorisation à partir du travail ouvrier n'était pas en ce milieu du XIXe siècle un accident ou une erreur. Il était d'autant plus naturel de faire de la classe ouvrière le sujet révolutionnaire qu'à l'époque 90% des salariés étaient des manuels de l'industrie ou de l'agriculture et qu'en pratique, les mouvements sociaux hostiles à la société bourgeoise étaient l'oeuvre des ouvriers.
« ... nous paraissons décidément avoir dépassé cette période de l'histoire où les faits des hommes isolés se placent hors-ligne. Ce sont les peuples, les partis, les masses qui sont pour leur propre compte les héros des temps nouveaux ». C'est ainsi que Henri Heine (dans De la France, Calman-Lévy, 1884), commentait l'insurrection parisienne de 1832, la « bonne » insurrection aux yeux de Hugo, celle qu'il opposait aux « mauvaises ses » barricades de juin 1848. Les ouvriers apparaissaient comme la colonne vertébrale d'une masse populaire d'où surgissaient les innombrables émeutiers et autres « héros de la rue Saint-Martin, tous morts anonymes ». Pourtant...
Pourtant la montée du capitalisme fait surgir le prolétariat en pratique comme en théorie alors qu'elle lui interdit de se battre sur son terrain. Le XIXe siècle est le siècle du capital. Ce rapport social n'était certes pas omniprésent comme aujourd'hui. Mais le mouvement capitaliste était la dynamique dominante capable de tout attirer, tout entraîner dans son sillage. S'il y eut des insurrections, ce furent surtout des mouvements défensifs. Les prolétaires se faisaient tuer sur place sans sortir de leur condition. L'insurrection lyonnaise de 1831 est celle du travail salarié organisé, la structure hiérarchique de l'atelier se transposant en communauté militaire -- le salariat en armes tel que Blanqui l'appellera de ses voeux. Alors que les plans de Babeuf reposaient sur une extrême mobilité, prévoyant des ponts de bateaux sur la Seine, les ouvriers parisiens, en juin 1848 restent dans leur quartier. La conspiration communiste des Égaux visait toute la société. Elle a échoué parce qu'elle ne se rattachait à aucune force sociale capable de révolutionner la société. Mais quand cette force apparaît, le monde ouvrier se constitue en camp retranché. 1831 et 1848 sont directement issus de l'impossibilité du travail, revendiqué par ces mouvements. Le prolétariat essayait de s'émanciper à partir de ce qu'il était dans le capital, ce qui était inévitable, mais sans en partir, ce qui le condamnait.
Pourquoi ne parvenait-il pas à critiquer la base inévitable de sa lutte, pourquoi restait-il prisonnier des causes de sa révolte ? Parce qu'au début du XIXe siècle, les ouvriers avaient besoin de se retrouver dans ce qu'ils avaient de commun, dans ce qui constituait leur signe de reconnaissance face au bourgeois : le travail. Surtout chez les anciens artisans réunis par un patron dans un même lieu sans que leur mode de travail soit profondément changé. La classe ouvrière tente de se constituer en une unité directement, par sa fonction sociale. Elle revendique l'impossible propriété de sa détermination fondamentale, la détermination par rapport à la production.
Le communisme théorique s'est borné à reproduire ce qui servait d'auto-reconnaissance aux prolétaires. En 1830, les ouvriers semblaient susceptibles presque dans leur ensemble d'être révolutionnaires, puisqu'ils ne vivaient pas dans une communauté purement capitaliste. A la charnière de deux mondes, les ouvriers demeuraient en contact avec un univers non-capitalisé qui leur donnait à la fois son passéisme et son aspiration collective. Ils apparaissaient comme ceux qui ne souffraient pas d'un « tort particulier » mais d'un « tort en soi », et ne pouvaient se révolter qu'« à titre humain ». Phénomène planétaire, l'« ouvriérisme » des débuts du capitalisme n'était pas limité à l'Occident. Un ouvrier chinois écrivait en 1920 : « Le monde de l'avenir, il faut en faire un monde ouvrier. »
Contre le bourgeois identifié à l'oisif, Coeurderoy exaltait l'ouvrier comme le vrai créateur, et le travail productif de l'inventeur et de l'artisan (Fulton, Jacquart, Watt) était considéré par lui comme la valeur remplissant le « vide du XIXe siècle ». Capacités productives et révolutionnaires étaient étroitement associées. On n'est pas loin du culte des inventeurs célébré par la IIIe République. Quand les ouvriers prenaient la parole, ils exigeaient leur dû, refusaient le dépouillement subi par l'artisan, revendiquaient un travail collectif. Le prolétaire ne se connaissait, ne prenait conscience de lui et d'une action commune possible qu'à travers le travail, c'est-à-dire qu'il restait prisonnier de sa contradiction. Le capital, lui, combla le « vide du XIXe siècle » et occupa tout l'espace social.

 

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