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les révolutionnaires ont-ils
une contre-révolution de retard ?
(notes sur une classe impossible)

 

13. quelle théorie de la valeur ?
Les révolutionnaires n'ont pas misé sur la classe ouvrière, et perdu. Ils ont pris part à une action pratique née des rapports réels sous leur forme d'alors, et en ont fait la théorie qu'ils ont pu. Qu'elle se soit révélée en partie inadéquate n'est pas sans rapport avec l'époque de sa production, marquée par la dynamique d'un capital ascendant.
Ce qui est grave pour nous aujourd'hui, c'est que l'existence réelle du prolétariat de l'époque, dans et par le travail, a entraîné une perception de la révolution à travers le même filtre que le capital. Le communisme a été perdu de vue.
Chaque classe a besoin de se comprendre mais la bourgeoisie plus que toute autre. Classe de la gestion, de la mesure, de la comptabilité, du gouvernement des hommes à travers les choses, elle a très tôt besoin d'y voir plus clair dans son propre enrichissement. Où se trouve le lieu exact dans lequel la transmission des richesses se transforme en leur accroissement ? Et quelle est la nature précise de cette richesse insaisissable, portée par des hommes, matérialisée dans des objets, mais qui ne se réduit pas à des choses, leur échappe, flux, mouvement ? L'abstraction de la « valeur » apparaît peu à peu. J. Hales dit le premier en 1581 qu'elle n'est pas le fait du roi, mais du marché. Puis Locke (1689), Smith (1776), Ricardo (1817) découvrent sa source dans le travail. On passe d'une vision du monde comme ordre à comprendre et à respecter à la conception d'un réseau de fonctions à faire fonctionner.
« Chaque homme subsiste d'échanges ou devient une espèce de marchand. »
(Smith)
La théorisation de la valeur naît comme tentative de solution d'un problème bourgeois. On y voit une substance, une matière à maîtriser dans son flux et son stockage. Puis la bourgeoisie renonce à se poser le problème. Mieux vaut gérer la richesse que s'interroger sur son origine. L'économie politique décline en rétrécissant son horizon, se fait apolitique, finit en politique économique.
Le mouvement communiste reprend le problème à peu près au moment où la bourgeoisie l'abandonne, pour voir, en deçà de la substantification de la valeur, le rapport social qu'elle dissimule. Mais en critiquant l'économie politique, il s'y perd.
Au commencement était l'activité. Dans les débuts de l'homme, la valeur n'existe pas. Hommes et choses circulent dans et entre des communautés restreintes. Le caractère commun des êtres, des actes, des gestes, des conduites, ne s'incarne dans aucune réalité, homme ou chose. L'universalisation progressive de l'activité passe par l'apparition d'une série de médiations, incarnées en des hommes (chefs, prêtres ... ), des objets (monnaie) et désincarnées (dieux), et aboutit à la constitution d'un espace social unifié au XXe siècle. L'échange marchand s'est peu à peu étendu, forçant à tout mesurer à partir de l'étalon du temps. Le caractère commun des activités s'est matérialisé en argent, mais l'argent n'est que le support concret d'une abstraction qui mène le monde : la valeur.
Des deux dimensions où nous vivons, temps et espace, le temps a tout englouti, jusqu'à s'avaler lui-même, le but de la société étant de toujours le raccourcir, et donc de l'anéantir. « L'Espace n'existe plus », annonce le futuriste Marinetti. Avec l'autoroute, on ne voyage plus dans l'espace mais dans le temps. Le crédit permet à l'homme de s'émanciper du temps, jusqu'au moment où le temps le rattrape et l'écrase. L'abstraction-valeur est devenue le lien social et le moteur social.
Ce qui transparaît dans l'immense effort de Marx pour aller jusqu'au bout du concept, en épuiser la richesse au point de le faire éclater, c'est la perte, jamais totale, de la critique du monde. En reprochant au monde de reposer sur la valeur, le communisme vise bien entendu ce que ce concept recouvre : l'impossibilité d'agir, de faire, de transformer la matière ou de se contempler le nombril, en relation avec les autres hommes. L'enjeu demeure la critique de tout un mode de vie de l'humanité.
On ne peut se contenter de dire que la suppression de la marchandise, d'elle-même, transformerait de fond en comble le mode de vie que nous refusons. C'est rester à un niveau de généralité inefficace. N'a-t-on pas, paraît-il, supprimé l'argent dans le Cambodge de Pol Pot, pendant une brève période ? Il faut voir ce qu'on changerait à travers tout un ensemble de pratiques visant à détruire l'échange. Il y a interaction entre suppression de la valeur et mesures matérielles à prendre. Ou plutôt, les mesures matérielles à prendre, c'est la suppression de la valeur.
L'analyse de la valeur demeure cependant une voie de passage obligatoire pour le communisme théorique. Car le monde à rejeter dépend tout particulièrement de ce que résume le terme « valeur », qui offre le lien permettant de saisir le tout, à condition d'en faire un concept non pas économique, mais social -- abstraction présente derrière les relations concrètes entre les êtres, et qui explique ces relations. Sinon, on fait de l'économie politique, ou de la métaphysique.
En 1884, Marx a critiqué l'économie politique. Opérant la synthèse de tout un courant de pensée, il a affirmé que le travail aliéné n'est pas le fruit d'une mauvaise organisation du travail, mais d'une société basée sur l'argent. Mais qu'est-ce que l'argent ?
« Ce qui y est aliéné, c'est l'activité médiatrice, c'est le mouvement médiateur, c'est l'acte humain, social, par quoi les produits de l'homme se complètent réciproquement; cet acte médiateur devient la fonction d'une chose matérielle en dehors de l'homme, une fonction de l'argent. »
(Manuscrits de 1844, Oeuvres, Gallimard, II, 1968, p. 17.)
Marx a refait la genèse de l'économie politique à partir de l'émergence du travail abstrait et universel, source de richesse. Il a abordé la question de la valeur quand le mouvement subversif qui portait la recherche théorique des années 1840 est retombé. Délaissant une anthropologie révolutionnaire insuffisamment ancrée dans l'histoire et donc trop abstraite, il est entré dans le concret et y a perdu quelques brins de son fil originel. Pour échapper à la philosophie (Feuerbach), il a versé dans l'économie. Pour fuir le risque de l'humanisme creux, il a trop pensé en spécialiste. Il a fini par poser autrement que la bourgeoisie une question bourgeoise, mais tout en donnant bien des éléments utiles à la déconstruction de cette question.
Dans le marxisme, auquel Marx a donc contribué, la critique se résume à « la théorie de la valeur-travail ». Le concept de « plus-value » est mis en avant pour démontrer que l'ouvrier est exploité. On peut au passage se demander s'il est vraiment vital de prouver « scientifiquement » l'exploitation. Il est frappant qu'un tel souci soit devenu central, y compris dans l'esprit de Marx, alors qu'il aboutit à l'idée de « vol » et donc à la suppression du patron privé, à l'extension à tous les hommes de la condition ouvrière. Marx a mis en garde contre ce qui n'était pour lui qu'une déviation -- pour lui infiniment moins dangereuse que l'anarchisme, ce qui montre qu'il s'est au moins trompé en évaluant les risques qui menaçaient le mouvement.
Dans l'idéologie marxiste, la théorie de la valeur sert d'ornement, ou de guide dans la planification « socialiste ». Chez les révolutionnaires qui en restaurent la portée subversive, elle reste trop une invocation magique : on se passe de l'argent comme les gauchistes se passent de Ford ou Boussac. La « valeur » sert à recouvrir le flou d'une pensée qui discerne mal ce que peut et doit changer une révolution. C'est que là encore, la valeur est perçue comme substance ou instrument et non comme la cristallisation, à partir des actes des hommes, de ce qui leur est commun, en une entité qui les écrase.

 

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