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les révolutionnaires ont-ils
une contre-révolution de retard ?
(notes sur une classe impossible)

 

15. le prolétariat n'est pas une classe
On concevait le prolétariat comme une classe charnière, à la fois groupe socio-économique et ouverture de toutes les classes, ou presque, sur une communauté, parce que la classe ouvrière se composait principalement de déclassés d'origine variée, issus quasiment de toutes les couches dont l'apparition sur la scène historique ferait sauter les autres « classes ». Le prolétariat était vu, non comme un groupe, mais comme un regroupement, un éclatement vers une humanité à naître, regroupée toutefois autour du travail, ce qui évitait le risque de. dispersion et de perte dans l'humanisme, le démocratisme. En ce sens, on pouvait parler du prolétariat comme d'une classe, bien que le mot fût mal choisi et trompeur.

D'une part, cette perspective ne s'est pas réalisée aux alentours de 1848, et les mouvements ultérieurs ( l 917-2 1), dont nous parlerons, se sont formés et ont agi sur d'autres fondements bien plus proches d'un soulèvement du travail que de ce rayonnement, annoncé par Marx, à partir d'une couche de travailleurs, elle-même ouverte et éclatée.

D'autre part, pour cette raison précise, l'identification du prolétariat à une classe a eu et a encore de lourdes conséquences. Elle est impossible et inacceptable aujourd'hui. A partir du moment où l'on n'identifie plus ceux qui feront la révolution à un groupe socio-économique, il est absurde de parler de classe. A moins de donner au mot un sens si différent du sens courant qu'il en est le contraire ! Cette confusion revient à employer le langage de l'adversaire. On peut arracher à Tchernenko le terme « communisme » parce qu'il désigne plus ou moins le mouvement vers la communauté humaine, mais le terme « classe » est déjà inadéquat, en lui même.

Il ne s'agit pas de s'en débarrasser comme si l'on remplaçait une vieille évidence par une nouvelle, mais d'aller au fond de la mutation opérée depuis les années 1840, depuis la perte de sens de la notion de prolétariat, et de faire nous-mêmes une autre mutation, avec comme différence, cette-fois-ci, que le capital connaît une crise structurelle. Il serait facile et inutile d'ajouter aux ouvriers des non-ouvriers et d'en faire un prolétariat « moderne ».

Ceux qui ont jeté le bébé avec l'eau du bain, Castoriadis notamment, se sont laissés aveugler par leur découverte d'une faille dans la conception révolutionnaire. La vue brouillée, privés de repères antérieurs, ils ont alors décrit successivement les divers mirages qui se sont présentés à eux.

L'une des conditions permettant d'éviter cette dérive est de bien évaluer la façon dont on a abandonné, autrefois, la théorie révolutionnaire. L'un des tournants décisifs fut l'introduction de l'idée de a programme minimum », due à Guesdes en 1880 avec l'aide de Marx et Engels. A la même époque, dans De l'autorité (Marx Engels, Textes, II, Spartacus), Engels prouve la nécessité d'une autorité par les contraintes du travail d'usine. Contre l'anarchisme qui dénonce la non-démocratie dans l'usine.

Engels faisait, avant Lénine, de l'entreprise un modèle d'organisation et d'activité. Le marxisme commençait comme théorie de réforme populaire du capitalisme avant que la crise de la bourgeoisie, au XXe siècle, en fasse le complément intellectuel nécessaire du capitalisme. Il arriva alors au marxisme le même sort qu'à la classe ouvrière : après avoir survécu dans un ghetto, il se mêla à toutes les idéologies.

« Nous voyons en lui [le marxisme] un bien culturel de la Gauche ; mieux : depuis la mort de la pensée bourgeoise, il est à lui seul la culture, car c'est lui seul qui per met de comprendre les hommes, les oeuvres et les événements. »
(Sartre,
Les Temps Modernes, Mars-Avril 1956).

Pour mieux comprendre la réalité du programme de mise au travail généralisée, dans la théorie de Marx (et d'autres), il faut voir que le nombre d'ouvriers, même en Angleterre au milieu du XIXe siècle, n'était pas aussi grand que l'on se l'imagine. Marx cite une statistique, en 1861, pour l'Angleterre et le Pays de Galles : le nombre d'ouvriers du textile, des mines, des métaux est inférieur à celui des domestiques ! Déduction faite de l'armée, du clergé, des rentiers... il y a, sur huit millions de personnes actives :

-- travailleurs agricoles : 1 million
-- travailleurs du textile : 640 000
-- travailleurs des mines : 560 000
-- travailleurs des métaux : 400 000
-- domestiques : 1, 2 million
(Livre I, Oeuvres, Gallimard, I pp. 976 -977).

Dans le même ordre d'idées, la conclusion du Livre I décrit en quelques pages le devenir du mode de production capitaliste, mode de socialité exigeant, par ses contradictions, le passage à une autre socialité. Mais voici les propres termes de Marx : « Le monopole du Capital devient une entrave pour le mode de production [ ... I] » (Oeuvres, I p. 1239). Il faut une socialisation plus large qui soit « ... la coopération et la possession commune » (idem, p. 1240). Expropriation des expropriateurs, d'accord ; mais le glissement est là, qui fait du Capital, une question de capitalistes. Marx conclut en opposant « la masse » à quelques « usurpateurs » (idem p. 1240). Le capitalisme est assimilé à une propriété privée à laquelle il faudra substituer une propriété commune. Le moins que l'on puisse dire est que la conclusion du Livre I, le seul achevé et rédigé effectivement par Marx, contient bien peu de perspective communiste. Autrement dit, cette perspective est exprimée de telle façon qu'elle n'est en rien incompatible avec toutes les variantes de capitalisme d'État possibles et existantes. Une telle conclusion peut être signée par les sociaux-démocrates et les staliniens, de Kautsky à Marchais, en passant par O. Palme.

La perte de la perspective communiste n'est pas l'apanage du marxisme ; l'anarchisme en a sa part. Si Louis Blanc souhaitait organiser le travail, Proudhon voulait organiser le crédit comme moyen d'arranger autrement le travail. En 1849, son Droit au Travail décrit la gestion des mines, canaux et chemins de fer par des associations ouvrières surveillées par l'État comme des « modèles proposés » à toute l'économie.

« Quant à l'États la conclusion définitive est que le problème de son organisation se confondra avec celui de l'organisation du travail [...], l'atelier fera disparaître le gouvernement [...] »
(Lettre du 12 décembre 1849, citée dans Sergent et Harmel,
Histoire de l'anarchie, Le Portulan, 1949, p. 227).

Oubliant ses racines rurales (idem, p. 22), l'anarchisme fit aussi de la révolution un problème industriel. Il connut comme le marxisme ses partisans d'un retour à une vision plus communiste, même partielle. Rejetant les thèses syndicalistes sur la société future comme association de syndicats de production, J. Grave écrit dans son roman Terre Libre (1908) :

« je ne crois pas aux groupements s'occupant exclusivement de production. Selon moi, ce sont les besoins de la consommation qui promouvront les individus et les feront se grouper en vue de se procurer ce dont ils ont besoin, soit en fabriquant eux-mêmes, soit par un échange de marchandises, débarrassé de toute espèce de mesure de valeur. Echange de services et non de marchandises. »

Le choc révolutionnaire d'après 1917 fera de nouveau confluer marxisme et anarchisme. Pour Prudhommeaux (Essais et Combats, décembre 1937) les « bases d'un nouvel art de la révolution... sont encore inutilisées. Ce sont : 1º Une "psychologie concrète" de l'individu et du subconscient mettant en évidence l'acte révolutionnaire fondamental : rupture des chaînes antérieures, réconciliation avec soi-même (...) ; 2º (...) une esthétique de la production et de la répartition basée sur le plaisir de créer et de donner gratuitement; 3º ( ... ) la réconciliation des hommes entre eux et avec la nature ( ... ) la subordination définitive de la machine. »
(Cité dans J. Rabaut,
Tout est possible ! Denoël, 1974).

Propositions frappantes par le retour aux sources qu'elles manifestent, et par leur recours (préfigurant une époque plus récente) à la psychologie.

Le mouvement révolutionnaire fut surtout une réaction, la réponse du travail au capital, à l'intérieur d'un même rapport social dont les fondements ne furent que très rarement remis en cause.








« Nous sommes pour le principe de l'organisation scientifique du travail, y compris le travail à la chaîne, y compris la norme de production. C'est quelque chose qui correspond à un stade de développement en régime capitaliste. Essayer d'entraver les progrès techniques, ce ne suait pas être vraiment révolutionnaire ; les révolutionnaires savent que la classe ouvrière sera le successeur du capitalisme, et que cette organisation scientifique permettra d'aller beaucoup plus vite, lors de la prise du pouvoir, dans l'édification du socialisme. »

IVe congrès de la Fédération CGTU de la Métallurgie, 1927.










« La classe ouvrière se serre autour des machines, crée ses institutions représentatives comme fonction du travail, comme fonction de l'autonomie acquise, de la conscience conquise d'un autogouvernement. Le conseil est la base de la prise de possession de l'instrument de travail, c'est la base solide du processus qui doit culmïner dans la dictature, dans la conquête du pouvoir d'Etat. »

A. Gramsci, Ordine Novo 14 février 1920.










« Voulez-vous que la télévision puisse dire que lès immigrés font fermer les usines françaises ? Voulez-.vous donner les arguments aux fascistes et aux racistes de ce pays ?
- Le racisme, il est partout, gronde un Africain » Nora passe le micro au traducteur. Les huées redoublent.
« En 1982, vous nous avez tirés par la manche pour faire grive », crie un ouvrier.
Il montre encore la carte C.G.T. dàns son portefeuille. Son voisin crie : « C.G.T. assassin ! » Vacarme. Nora, comme un ressort, se ressaisit du micro. Elle hurle à son tour, ses notes jetées orties.
« Dix-sept mille licenciements, voila ce que vous voulez ? » Dans une bouche alors part cette réponse terrible :
« La mort de Talbot, on s'en fout, nous, on est dêjà mort. »

Le Monde, 5 janvier 1984

 

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