les révolutionnaires ont-ils
une contre-révolution de retard ?
(notes sur une classe impossible)
16. échec des mouvements radicaux fondés sur le travail |
L'évolution théorique dont nous venons de rendre compte a sa source, évidemment, dans l'histoire sociale. Ce fut pendant une période relativement courte que les prolétaires menèrent des actions révolutionnaires d'envergure, en tant qu'ouvriers. Par la suite, ces actions n'ont plus été que des tendances organisées à l'intérieur d'un mouvement ouvrier anti-révolutionnaire, en gros jusqu'en 1914 (avec des prolongements au-delà de cette date, en Espagne et ailleurs). Enfin, l'action prolétarienne radicale, chassée des appareils se disant encore ouvriers mais carrément anti-communistes, s'exerce uniquement de façon sauvage. |
Aux USA et en Angleterre, les syndicats uniques des métiers (National Trades Union) disparaissent vers 1840, pour être lentement remplacés par des syndicats de métier, puis d'industrie à partir de 1880. Les premiers syndicats américains du dernier tiers du XIXe siècle rassemblent des non-qualifiés. Lorsque les liens pré-capitalistes sont rompus pour de bon, autour de 1914, la seule communauté qui demeure est celle du salariat, le seul lien celui des forces de travail réunies en monopoles. |
Et la force de travail elle-même échappe aux ouvriers. Soit elle est déqualifiée (OS), soit elle ne se forme plus au contact du milieu de travail, mais dans une école, alors qu'autrefois l'acquisition relativement autonome d'une qualification permettait de voyager et qu'un grand nombre de militants ouvriers s'étaient formés ainsi . |
Face à ce mouvement, les Bourses du Travail, dans un premier temps, ont répondu au besoin des prolétaires d'exister sur une base distincte de l'usine. Cette résistance a disparu ensuite, et ne survit que là où le syndicat contrôle l'embauche (en France, dans l'imprimerie de presse, chez les dockers, et chez les ouvriers du spectacle). Mais le refus de calquer l'organisation syndicale sur l'organisation industrielle, aboutit à un monde ouvrier qui demeure centré sur les entreprises. Le mouvement ouvrier socialisait les ouvriers. Les Bourses du Travail naissent quand l'industrialisation devient phénomène de masse et que les ouvriers peuvent s'organiser légalement (IIIe République). Comme les autres fonctions extra-usine du mouvement ouvrier, elles s'effaceront quand le capital les assurera directement (embauche). |
La crise de la grande industrie mécanisée et son lent remplacement par un nouveau système de production caractérisé par le taylorisme, le recours à de nouvelles sources d'énergie, etc., entraînent un double changement : artisans et ouvriers qualifiés cèdent la place aux OS et aux qualifiés de grande entreprise, et par là la reconnaissance à travers le travail cède le pas à la reconnaissance dans l'entreprise. |
Le « syndicalisme industriel » est la grande tentative ouvrière de recomposer une communauté dans et malgré cette mutation. Il est spécialement actif en Grande-Bretagne, aux Etats-unis où De Leon le théorise, en Allemagne en liaison avec ce qui sera la gauche communiste, mais aussi en Amérique latine. En France, il est très différent puisque le syndicalisme révolutionnaire conserve l'attachement au métier. Le syndicalisme industriel entend considérer autant le prolétaire que l'ouvrier. Ce n'est plus le métier qu'il faut promouvoir, mais l'ensemble du travail. Très fécond quant à la « production de révolutionnaires », il contribue largement à l'unionisme allemand. Il fait la transition entre la lutte du XIXe siècle et le syndicalisme moderne. jusqu'alors, le miroir du travail offrait à l'ouvrier une identité personnelle. Avec la restructuration syndicale par branche d'industrie, les ouvriers se définiront par le cadre de leur activité, le lieu de production, qu'ils voudront simplement purifier en éliminant la bourgeoisie. Entre les deux, le syndicalisme industriel offre l'identification à une communauté de producteurs qu'il voudrait promouvoir même au-delà des bornes de l'entreprise : union de tous les producteurs, république industrielle, tous rêves à l'oeuvre en 1917-21, et qui s'estomperont après les échecs qui concluent cette période. |
Mais qu'est-ce qui a vraiment échoué entre 1917 et 1921 ? Les prolétaires radicaux d'après 1917, en Allemagne et ailleurs, ont eu contre eux une fraction importante de la classe ouvrière, pour laquelle la solution communiste n'était pas souhaitable, parce qu'aucune transformation communiste positive n'était amorcée. Et ils avaient aussi contre eux les autres classes qu'ils effrayaient sans leur offrir de perspectives hors de la société de classe. Dans sa Réponse à Lénine de 1920, Gorter dit justement que les ouvriers radicaux sont isolés. Mais il théorise cette impuissance en concluant que la classe ouvrière doit se battre seule. La lutte de classe interne à la société, sans que les prolétaires sortent de la « défense de la classe » contribue à une crise sociale paralysante que seul le nazisme dénouera. Contrairement aux révolutionnaires, au SPD, aux partis du centre, mais aussi à une bourgeoisie étroitement conservatrice, Hitler l'emportera en dépassant -- en paroles -- la division de classes, proposant à tous une communauté. |
Il est vrai que Gorter affirmait la solitude ouvrière allemande par opposition à l'« alliance » russe ouvriers-paysans. En fait, la classe ouvrière russe, très combative, mena une longue guerre civile sans communiser le terrain conquis alors qu'il existait des conditions favorables pour une telle tentative, comme l'avait pressenti Marx en théorisant la possible réactivation de la commune rurale. Quoiqu'il en fût de cette occasion manquée, la classe ouvrière se retrouva emportée malgré elle dans un conflit fratricide avec la paysannerie. La lutte de classe se termina en tragédie contre-révolutionnaire. On se battit sans qu'aucun camp pût offrir de perspective sociale, ouvrier contre paysan, chacun au nom de ces « intérêts de classe » tant vantés par les révolutionnaires. Ni le communisme, ni la petite production ne triomphèrent, et la perspective manquante fut rapidement apportée par le capital. |
En Allemagne comme en Russie, la lutte de classes a tourné sur elle-même, interne à la société, sans qu'une alternative se dessine. Les prolétaires sont restés dans l'affirmation d'intérêts particuliers. La révolution communiste n'est pas une alliance de classes où les ouvriers ajouteraient leurs revendications à d'autres. Mais ce n'est pas non plus la contrainte ouvrière sur les autres groupes pour les forcer à admettre des « intérêts ouvriers ». Les prolétaires n'ont pas à faire de concessions, mais à se communiser en intégrant à eux des couches de plus en plus larges. Ce processus s'étendrait au moins sur une génération, il supposerait bien sûr qu'on ménage certains groupes, qu'on en neutralise d'autres, mais en fonction d'une extension de relations communistes. |
L'échec révolutionnaire autour de la fin de la Première Guerre déblaya graduellement le terrain pour un syndicalisme épuré de velléités subversives. Aux Etats-Unis, la formation du CIO dans les années 1930 acheva cette évolution. Selon la formule d'un chef syndical, « le syndicalisme a besoin du capitalisme comme un poisson a besoin d'eau ». Réformisme et corruption n'empêchent pas les syndicats américains de mener des grèves longues et violentes, beaucoup plus longues et violentes qu'en maints pays dont les syndicats ont une réputation de combativité. Les Etats-Unis comptent en moyennes plus de journées de travail perdues pour faits de grève et de lock-out que la France. Sur la période 1951-75, c'est seulement grâce à 1968 que la France dépasse les Etats-Unis. Le syndicat le plus discrédité, celui des Teamsters, est aussi l'un des plus puissants, celui qui applique le mieux les principes capitalistes. Pratiquant une discipline autoritaire (c'est l'un des rares syndicats américains centralisés), il organise une solidarité effective, parfois avec d'autres syndicats. Dans d'autres cas, il se montre hostile et les combat comme un monde étranger. Il réunit des métiers variés (jusqu'à des policiers) qui n'ont en commun que l'« organisation ». Par une défense efficace de ses salariés, il regroupe un ensemble de travailleurs fermé sur lui-même. |