les révolutionnaires ont-ils
une contre-révolution de retard ?
(notes sur une classe impossible)
20. une grande classe salariée |
La réalité du salaire est aujourd'hui profondément modifiée : il paie toujours la location de la force de travail (c'est là l'essentiel) mais ce n'est plus la rétribution personnelle d'un travail. |
Il existe désormais un revenu sans ou en sus du travail, qu'on nomme salaire social, indirect ou disjoint. Le salaire direct ne rémunère en effet que la valeur quotidienne, au jour le jour, ou mois après mois, de la force de travail, non la valeur de la reproduction de cette force. Le salaire direct n'a jamais suffi à assurer la valeur de reproduction. Même les ouvriers surexploités de 1830 se donnaient un embryon d'aide mutuelle. L'organisation du travail est une nécessité capitaliste, dès ses débuts. Mais le salaire social a pris une ampleur telle qu'il décroche le revenu du travail fourni. |
Presque tous les grands pays capitalistes ont vu la part du salaire indirect croître dans d'énormes proportions ce qui prouve seulement qu'il est nécessaire et non que le capitalisme deviendrait philantropique : il n'empêche nullement, et accompagne au contraire ce que le GLAT appelait la Destruction de la force de travail par la civilisation moderne. En France, la part du salaire social dans le salaire ouvrier total était de 2 % en 1925, 20 % en 1940, 30 % et plus en 1950. Aujourd'hui dans les entreprises de plus de 10 ouvriers, c'est près de la moitié du salaire. De plus on rémunère de préférence l'effort collectif à l'effort individuel. Dès 1972, en France, la prime collective combinée au salaire au temps intéresse plus d'ouvriers que le seul salaire au rendement (Verret, p. 60-61). |
Au décrochage entre travail personnel et revenu, s'ajoute le déclin relatif et parfois absolu de l'ouvrier industriel par rapport aux employés (manuels et de bureau) du tertiaire. En France, en 1974-1981, le tertiaire s'est accru de 192 000 salariés par an, l'industrie a perdu 129 000 salariés par an. Il y a pourtant une relative permanence en nombre des ouvriers en France : 7,5 millions en 1876 (sans l'Alsace-Lorraine), 9,2 en 1931, 7 en 1936, 7,6 en 1954, 8,5 en 1975 (dont 300 000 ouvriers agricoles). En 1975, il y avait 3,8 millions d'employés des bureaux et du commerce. On note une baisse de la |
proportion d'ouvriers dans la population totale (20 % fin XIXe 16 % aujourd'hui), une augmentation de leur proportion dans la population active, et une diminution de leur proportion dans le total des salariés : les 4/5 il y a 100 ans, moins de la moitié maintenant. Il n'est pas non plus indifférent que l'État emploie près d'un million d'ouvriers et, depuis les nationalisations de 1982, 1,5 million. |
Que deviennent là dedans les caractères typiques de la classe ouvrière ? Il suffit d'aller en Pologne ou dans certaines villes anglaises pour voir que l'identité ouvrière existe toujours. L'évolution de la jeunesse, de la musique en Grande-Bretagne depuis près de 25 ans est incompréhensible sans la connaissance de ce « prolétariat héréditaire » que l'on n'a pas en France, du moins pas sous la forme d'un monde refermé sur lui-même. Mais il est caractéristique aussi que la partie la plus dynamique soit sa jeunesse. A bien regarder les phénomènes mods, rockers, punk, oi, on s'aperçoit que tous expriment une résistance de la communauté ouvrière face à l'invasion d'un style de vie capitaliste moderne diluant les valeurs et les comportements ouvriers dans le vaste conglomérat des salariés. D'où la réaffirmation bruyante : nous n'avons rien à voir avec la classe moyenne ! Nous sommes prolos, fiers de l'être, et qu'on nous foute la paix ! Quand ils deviennent adultes, qu'ils aient ou non un travail, ils perdent pour la plupart la volonté de cette affirmation. Ils n'ont plus, comme leurs aînés, qu'une appartenance passive à la classe ouvrière. De là l'émergence, quelques années après, d'un nouveau mouvement se revendiquant à son tour du milieu ouvrier. Plutôt que la vitalité de la collectivité ouvrière ancienne, ces turbulences témoignent de sa survie, dans un pays en crise qui n'arrive pas à passer à un stade supérieur, et laisse une bonne part de sa force industrielle en jachère, hommes compris. |
L'arbre ne doit pas cacher la forêt. La salarisation massive décompose l'identité qui différenciait bourgeois / ouvriers 1 classes moyennes classiques (artisans, commerçants, professions libérales). Le phénomène est moins nouveau qu'il y paraît. Il a débuté après 1920, n'a été net qu'après 1945. En face, il y a recomposition de toutes sortes d'identités (voir « Avant la débâcle », no. 1 de LB), due à la résistance de communautés non-professionnelles (locales, régionales, ethniques, sexuelles, etc.). Et dans le même temps que le monde ouvrier séparé disparaît presque partout, le monde salarié adopte à son tour les revendications et les méthodes de lutte ouvrières. Tout le monde fait grève, jusqu'aux pharmaciens. |
Il y a une nouveauté réelle. Cette salarisation générale, du P-DG de banque, en un mot du bourgeois lui-même, à POS, n'a pas d'équivalent, dans aucune société de classe antérieure. Parce que le mode de production capitaliste repose sur la primauté de la production sur la société, quand la production se généralise, elle entraîne tout. L'unification par le salaire ne met pas le PDG et POS sur le même plan. Mais elle indique un changement dû justement à l'extension de la production de marchandises. |
Les ouvriers, on l'a dit, étaient censés détenir en tant que classe un rôle premier parce que manipulant les forces productives modernes. Or, comme le disait déjà Marx il y a plus d'un siècle, le développement de la production capitaliste fait qu'on ne peut plus localiser le lieu de la production de valeur en le distinguant de ceux qui la font seulement circuler. (LB, n. 2, p. 4). Il y a toujours valorisation, mais on ne peut plus reconnaître ce qui est productif de valeur de ce qui en est improductif. Toute l'activité sociale capitaliste contribue à la valorisation. La valeur est de moins en moins repérable. Occupant tout, elle offre moins de prise à l'observation. Des pièces de monnaie pesant en Suède jusqu'à 20 kg, à la carte de crédit universel que l'on aura peut-être un jour, elle est devenue un lien omniprésent, et par conséquent invisible, impalpable. |
Selon Marx, quand le travail jouerait un rôle négligeable, la valeur deviendrait caduque. Une société où le temps de travail nécessaire à produire les biens deviendrait insignifiant ne pourrait s'entêter à les mesurer et à mesurer tout par le temps de travail, ni à faire reposer toute la vie sociale, sur lui. Mais ce n'était, ce n'est pas une caducité technique, une impossibilité du capital à fonctionner. Encore moins le signe que la valeur serait d'ores et déjà une fiction, une réalité tombée en désuétude. Cette caducité est une contradiction sociale. une absurdité (bien réelle) à dépasser. Soit par un nouveau visage du capital englobant cette contradiction à un niveau supérieur, ce qui n'est pas encore le cas. Soit par la révolution déchirant l'enveloppe de l'échange. |