les révolutionnaires ont-ils
une contre-révolution de retard ?
(notes sur une classe impossible)
21. dématérialisation apparente du capital |
La valeur tend à s'autonomiser. Le capital semble doué d'une vie propre. Il crée une facticité sans devenir lui-même fictif. Croire qu'il perd son être pour ne plus exister que comme paraître, c'est croire en l'image moderne que le capital a et donne de lui : il se présente comme échappant à ses propres lois, se dressant au-dessus de la matière et devenant énergie pure, mouvement. Il veut échapper aux formes et ne vit que dans et par elles. Il est étonnant de voir à quel point les théories à la mode reproduisent à chaque époque la forme la plus visible, la plus superficielle du capital. On l'a pris autrefois pour un système industriel, en oubliant l'analyse de la valeur. Après l'avoir comparé à une machine, on l'assimile de nos jours à un cerveau. On ne produirait plus, on informerait. Cette image correspond au passage à une société de services où l'industrie devient secondaire. Mais cela du point de vue capitaliste. Car dans la réalité le support est bien matériel. |
Extrapolant à partir de la notion de spectacle, ou de capital fictif, ou d'échappement de la valeur ou même d'influence déterminante des idéologies, on peut perdre de vue qu'il y a une instance du réel, de la production, et une instance des idées, et que la première instance joue un rôle prépondérant quels que soient les « effets en retour ». On peut perdre de vue tout cela, à condition d'abandonner la pensée rationnelle. L'existence de la pensée rationnelle repose sur la distinction entre la pensée et le réel, la raison s'efforçant d'établir un pont de l'un à l'autre. Quand nous théorisons le communisme, nous le faisons dans la forme de la pensée rationnelle. C'est pourquoi nous posons comme a priori que la réalité et son simulacre, aussi convaincants soient-ils, ce n'est pas pareil. Ou plutôt : la réalité contient son simulacre, mais pas le contraire. A ceux qui veulent penser le communisme en dehors de la dichotomie idée/matière, nous déclarons que pour l'instant, nous n'avons pas de langage commun avec eux. Car la notion de praxis, ou d'activité dépasse cette dichotomie, mais les deux termes n'en sont pas dissous pour autant... dans la réalité. |
La fuite hors de la matière, rêve du capital, n'est pas sa réalité. Il a pris la forme de tout et tout a pris sa forme. Invariance souligne à juste raison que le capital n'a réussi qu'en satisfaisant l'aspiration des hommes séparés de leur communauté et de références divines et naturelles à retrouver une autre communauté, même artificielle. Mais cet artifice inclut l'humain. Le capital a sans doute pour contradiction fondamentale de tendre à éliminer l'homme dont il ne peut pourtant se passer. A chaque détour technique par lequel il tente d'escamoter l'homme, le capital -- machine à vapeur, chaîne Ford ou ordinateur doit le réintroduire ou plus exactement le laisser se réintroduire, car l'intervention humaine, au moment même où on croit s'en dispenser, n'a jamais cessé de se frayer un chemin, indispensable. |
Valorisation par la production, le capital tend à échapper à cette dernière pour se valoriser au maximum, exister comme pure circulation de signes portés par des objets, et de préférence par des objets non-matériels. Son idéal serait même de supprimer la circulation, de la rendre si rapide qu'elle soit égale à zéro. Il faudrait pouvoir passer sans délai d'un lieu à un autre très éloigné, être informé immédiatement de tout ce qui arrive en n'importe quel point du globe, avoir accès en une seconde à n'importe quelle information stockée dans un cerveau électronique personnel mais interconnecté avec tous les autres, etc. Bref, que tout communique avec tout. Il faudrait abolir temps et distance. Que Paris et New York soient aussi accessibles l'un à l'autre que le sont Vitry et Ivry. Ce qui implique de réduire tout à une mesure commune. Son et image ne sont-ils pas à la fois lisibles, traduisibles et réductibles en chiffres ? Ce qui entraînerait bien sûr, si le rêve devenait réalité, une standardisation : il y aurait à la longue aussi peu de différence entre Paris et New York qu'entre Ivry et Vitry. |
Au XVIIe siècle, à Amsterdam, on se préoccupait plus des stocks que des flux. Il fallait même limiter les découvertes maritimes pour que les entrepôts aient le temps de se vider. Aujourd'hui la course contre le temps, la frénésie pour s'en affranchir, prouve qu'on en est esclave. La civilisation qui a pris comme base et idéologie la réduction maximum du temps de production en tout, devait en arriver là. L'idéal de cette circulation s'auto-abolissant, c'est une marchandise immatérielle, susceptible d'un stockage et d'un transport faciles : non plus des objets, même pas des services, plutôt l'information, la culture, le monde mué en signal lumineux. |
L'art reflète cette obsession. Le futurisme célébrait la vitesse à travers le support d'objets. Il se voulait machinique. |
« Nous déclarons que
la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle :
la beauté de la vitesse. Une automobile de course, avec son coffre
orné de gros tuyaux tels des serpents à l'haleine explosive
[ .. ] une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la mitraille,
est plus belle que la Victoire de Samothrace. » Marinetti, 1909. |
Puis la machine a servi elle-même à organiser le temps. Le mouvement (cinéma, télévision) voudrait fuir le temps pour être mouvement en soi. C'est bien le rêve de la valeur, comparable à la colombe dont parlent les philosophes et qui croyait mieux voler dans le vide qui lui éviterait la résistance de l'air : un capital qui ne serait que flux. La vidéo capture le temps, le magnétoscope fabrique « un temps différé, un temps ailleurs » (P. Virilio) : un temps avec lequel on peut jouer après qu'il nous ait été volé et nous ait dominés. L'écran de cinéma comme le pare-brise nous livrent un défilement, un automatisme à la place de l'ancienne routine du temps cyclique traditionnel dont le monde moderne se flatte de nous avoir délivrés. Mais attention, à la sociologie superficielle. Cette société droguée, sursaturée de signes (radio non-stop), interrompt quand même régulièrement l'automatisme. il le faut, sans quoi on s'endormirait et le mécanisme s'arrêterait, car il ne fonctionne qu'avec notre participation. Même passifs, les hommes, au sein de leur passivité, ne sont pas des robots. |
L'économie contient en germe le développement de l'automation puisqu'elle est déjà par nature spécialisation, activité coupée des autres. La production maître de la société contient en germe la standardisation, puisque sa vocation est de rayonner partout, de tout mesurer à elle. Le capitalisme, on l'a vu, contient en lui la possibilité d'une société de l'image. Ce que nous disions sur le lien entre argent, salariat d'un côté, et représentation, image aliénée de l'autre, signifie aussi la promotion par le capital d'une culture du mouvement, de l'insaisissable, un culte de l'éphémère, une « esthétique de la disparition » (Virilio). |
Aucun de ces phénomènes, dont la saisie est nécessaire à la compréhension de ce que VIS nommait la fonction de l'apparence sociale dans notre société, n'est explicable sans le soubassement économique, productif. Ils ne l'annulent pas, au contraire ils tirent leur raison d'être et leur logique de lui. Quand le capital semble s'émanciper de son support, la façon même dont il s'en éloigne montre que le lien subsiste. Et l'obligation où il finit par retomber de se conformer à ses règles témoigne de l'invariance fondamentale du capitalisme. |
La monnaie est du travail cristallisé. On la déprécie en en créant au-delà de ce que le travail vivant peut produire comme valeur nouvelle. En 1970, à propos des Droits de Tirage Spéciaux sur le FMI, on parlait de création de monnaie à partir de rien. Une série d'extravagances monétaires ont renforcé depuis cette impression d'un signe sans contenu, qui existe et tient uniquement parce qu'on y croit : une circulation de purs signes sans fondement se soutenant les uns les autres. Ce n'est pas un hasard si ce mirage apparaît au même moment que les théories faisant du langage un rapport avec lui-même, alors qu'il est toujours d'abord le moyen d'un lien humain, une mise en communication d'êtres en rapport les uns avec les autres dans des actes, quels qu'ils soient. L'économie mondiale n'est pas non plus une somme de fictions devenues réalités par pure convention. |
L'économie de dettes et toutes les formes de crédit poussé à l'extrême sont le produit naturel d'un capitalisme qui vit dans et de l'anticipation, en rusant avec le temps, en le remodelant. Ce n'est pas la supériorité technique de l'ordinateur sur le boulier qui permet aujourd'hui des combinaisons infiniment plus souples qu'au temps de la lettre de change et de la marine à voile. Le vrai changement, c'est la constitution du capital en réseau mondial et quotidien à la fois. C'est cela qui permet de jouer avec les cartes de crédit, de jongler avec les mouvements de capitaux réels et fictifs (au sens du capital sous forme d'actions). Le capital peut se (et nous) donner l'illusion de l'immatérialité : il est partout, donc il existe et fructifie sans prendre forcément des formes tangibles, qui le retardent au contraire dans sa course. |
La création de nouveaux moyens de paiement est nécessaire pour impulser la demande de capital et de marchandises, tirer perpétuellement le capital par l'avant. On ne verra sans doute pas, comme en 1929, les particuliers faire le siège des agences de banque pour exiger leurs dépôts. Mais une crise financière n'est pas à exclure, enrayée par les États, mais cause elle-même d'autre chocs. Oh dit, que les 10 plus grandes banques américaines perdraient 40 % de leur capital si le Mexique n'honorait pas ses engagements, et que le total des dettes aux USA est le double de la valeur de la production nationale, et augmente plus vite qu'elle. Même en période prospère comme 1950-70, l'endettement était considérable. L'expansion du crédit est accrue par la crise actuelle de rentabilité : le besoin croissant en capital aggrave l'inflation et l'endettement qui à leur tour retentissent sur la productivité et les investissements. |
Devant cette spirale de créances accumulées par les États, les entreprises, les particuliers, sans parler des dettes toujours épongées et renaissantes du tiers monde, sans parler même des pays de l'Est, on voit un gigantesque passif que ne semble compenser aucun actif réellement dynamique, un trou au-dessus duquel le capital flotte sans jamais y tomber. On voit donc un cycle sans fin mais surtout sans commencement, sans point d'origine où se formerait la richesse, une sorte de mouvement perpétuel. Après avoir fait des ouvriers sa chair, le capital a l'air de se désincarner. Il offre le spectacle d'un capital irréel, inexistant, présent seulement par ses effets (chacun va travailler, et encore ... ), mais au centre absent, le moment productif étant devenu impalpable parce que diffus dans le tissu social. On a l'impression qu'il s'entretient tout seul, et on théorise cette illusion d'une dé-réalisation du capital. |
« Le concept, à sa limite,
implique non seulement l'élimination des "capitalistes individuels",
mais l'abolition du "capital" comme tel et de 1' "économie"
comme secteur effectivement séparé du reste dé la vie
sociale. [ .. ] il n'y a plus de "marché" véritable, plus
de "prix de production", plus de "loi de la valeur" et finalement plus de
"capital" au sens que Marx donnait à ce terme (qui contient comme
moment inéliminable l'idée d'une somme de "valeurs" en processus
d'auto-agrandissement. » (Castoriadis, Le Régime social de la Russie, Les Cahiers du Vent du Ch'min, 1982, p. 21.) |
Le capital est valeur mise en mouvement par du travail, devenu travail social dans un capitalisme ayant tout conquis. Il est recherche systématique de productivité, de temps « gagné », pas seulement dans l'entreprise. L'économie de dettes peut durer tant qu'il n'y a pas de crise brutale dans la reproduction du capital, c'est-à-dire tant que la rentabilité, même difficile, assure la circulation des marchandises, l'investissement, etc. Quand ce mécanisme est trop secoué, le crédit, qui en lui-même n'est pas déterminant, peut se bloquer et aggraver les choses. Invariance cite un passage éclairant de Marx qui va à l'encontre de la thèse de cette revue : |
« C'est la confiance dans le
caractère social de la production qui fait apparaître la forme
argent des produits comme quelque chose de simplement évanescent
et idéal, comme une simple représentation. Mais dès
que le crédit est ébranlé -- et cette phase se
produit toujours nécessairement dans le cycle de l'industrie moderne
-- toute richesse réelle doit du jour au lendemain et en réalité
être convertie en numéraire, en or et en argent, exigence absolue
mais qui résulte nécessairement du système lui-même. »
(Livre II du Capital, t. 7 des Ed. Sociales, p. 223, cité dans Invariance, III, no. 5-6, p. 61.) |
La crise rappelle à l'ordre la valeur tendant à une existence indépendante. Sinon on ne comprend pas pourquoi l'automobile ou la sidérurgie licencierait du personnel. Si la productivité de valeur pouvait être tenue pour une simple convention, on enregistrerait une chute de rentabilité, ou on n'en tiendrait pas compte, voilà tout. |
Or on ne peut pas, parce que cela compte. A l'Est aussi (voir le bulletin du GLAT, février 1976, Valeur et planification, et janvier et février 1977, Capital, profit et crise en URSS). |
Il n'existe pas de « crise de la valeur » analogue à une nouvelle variante de la « crise mortelle » dont nous avons parlé. Il n'y a pas non plus de capitalisme qui ait librement échappé à lui-même. Cette thèse, comme auparavant celles du capitalisme librement organisé, d'Etat, monopoliste, bureaucratique, etc., passe à côté de ce qu'est au fond le capital. Car on arrive à l'illusion, produit typique du capital lui-même, d'un capital devenu un être, dominant ses contradictions, en un mot devenu entité totalitaire : contre laquelle il ne reste qu'à inventer une solution totalement neuve, dans un mouvement de perte de la réalité. |